FUNÉRAILLES
DE
M. MIGNET
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL HONORAIRE DE L’ACADÉMIE
DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
Le vendredi 28 mars 1884.
DISCOURS
DE
M. DE MAZADE
CHANCELIER DE L’ACADÉMIE.
MESSIEURS,
Un triste devoir nous rassemble pour accompagner d’un suprême adieu celui qui était, il y a si peu de jours encore, l’objet de notre affectueuse vénération, à qui nous ne pouvons plus rendre aujourd’hui que l’hommage ému de nos regrets et d’un souvenir fidèle. M. Mignet, qui vient de quitter ce monde, portait si bien son grand âge qu’à le voir on ne pouvait croire à la fin prochaine d’une si belle vie. Il nous est enlevé cependant, et sa mort, vous le sentez tous, est un deuil pour les lettres, pour l’Académie dont il était l’honneur, un deuil pour la France qu’il aimait, qu’il a illustrée.
Nous avons perdu un maître et un modèle, un historien rare, un patriote et un sage. M. Mignet était un des anciens de l’Institut, le doyen de l’Académie française qui le comptait dans ses rangs depuis l’année 1836. Déjà, à cette époque, il avait mérité la gloire. Il avait été un des chefs de cette génération ardente et libérale de la Restauration, promise à des destinées si diverses. Il avait occupé sa jeunesse à composer cette Histoire de la Révolution française qui a popularisé son nom, qui reste marquée du sceau des œuvres d’élite. Il s’était signalé par l’étendue de son savoir, par la sûreté de son jugement et la précision de son langage. C’était dès lors un des écrivains attitrés et consacrés de la France nouvelle. Depuis 1836, que d’années sont passées ! que de drames publics ont emporté les gouvernements et les hommes ! M. Mignet a eu le privilège de demeurer, à travers les révolutions, ce qu’il était, ce qu’il voulait être, un homme de science et d’étude. Il s’est fait cette carrière simple, droite, unie, où pendant un demi-siècle il a marché d’un pas égal, étendant chaque jour ses recherches dans les annales humaines, remplissant tous ses devoirs, de plus en plus honoré pour son talent et pour son caractère.
Une belle vie, disais-je ; quelle vie plus belle, en effet, que celle de ce sage qui, à une époque où toutes les ambitions lui étaient permises, a su résister à toutes les tentations et se dérober à la politique ? Ce n’est point, certes, que M. Mignet ait été insensible aux émotions de son temps. Ces émotions, il les avait connues et partagées. Il avait même été un instant un polémiste plein de force. Depuis bien des années il s’était retiré de cette vie militante. S’il tenait encore à la politique, c’était par une de ces amitiés qui unissent parfois deux hommes en les honorant l’un et l’autre. Il ne songeait pas à se séparer de l’ami de soixante ans, de M. Thiers, avec qui il avait toujours vécu fraternellement, qu’il suivait dans ses épreuves et dont il chérissait la gloire. M. Mignet tenait sans doute aussi à la politique par d’autres liens, par une fidélité invariable aux opinions de sa jeunesse, surtout par un attachement passionné pour la, France. Jamais, assurément, il ne s’est désintéressé des affaires de son temps et de son pays. Il ne se désintéressait que des agitations, du bruit, des luttes de partis, des positions officielles, des ambitions. Il avait depuis longtemps fait son choix, le choix du sage, en se retirant dans l’étude, en restant tout entier à ces travaux qui ont rempli sa vie, par lesquels il s’est placé à côté de ceux qui de nos jours ont renouvelé l’histoire.
C’était sa gloire à lui, et j’oserai presque dire sa fonction d’être un historien. M. Mignet avait naturellement la vocation et les dons éminents de l’historien, le zèle et la sagacité dans l’étude des grands mouvements du passé, la sûreté et la finesse du jugement, la clarté et la précision du récit. Dès son premier essai sur les Institutions de saint Louis et la féodalité, il avait montré ces qualités supérieures qui ont fait sa vive et sérieuse originalité. Qu’il racontât les scènes de la Révolution française, qu’il traçât le tableau des négociations diplomatiques de Louis XIV ou les péripéties de l’abdication de Charles-Quint, qu’il écrivît ses Notices académiques, il mettait partout le même art savant à enchaîner et à coordonner les faits, à caractériser les situations et les hommes, à dégager la philosophie des événements. Il pouvait avoir ses vues, ses préférences, il avait avant tout l’amour, le respect de la vérité ; il écrivait l’histoire avec la sévère probité d’une conscience droite, et si, dans tout ce qu’il nous laisse, il y a un tel accent d’honnêteté, c’est que clans cet historien il y avait l’homme de bien dont le caractère égalait l’esprit.
Vous l’avez connu, Messieurs, ce généreux vieillard qui était pour nous comme une tradition vivante, qui représentait tout un passé ! Vous l’avez vu gardant jusqu’au bout la santé morale aussi bien que la santé physique, toujours prêt à s’intéresser aux belles actions et aux beaux ouvrages, aimant à se souvenir, indulgent sans mollesse, affable et facile avec dignité. M. Mignet réunissait tout, la grâce et la fermeté, la gravité et la douceur. C’est avec ces dons d’une nature heureuse et d’un esprit supérieur qu’il s’était fait cette destinée digne d’être enviée, digne aussi de servir de modèle. Nous perdons aujourd’hui en M. Mignet un ancêtre et un ami. Que cette vie si simple, si pure, qui, au moment où elle vient de s’éteindre, prend je ne sais quelle majesté, serve du moins d’exemple, puisqu’elle prouve que la fidélité à l’honneur, à l’amitié, à la dignité de l’esprit reste toujours le plus beau des titres à la considération publique, au respect de tous.