Funérailles de M. le marquis de Boufflers

Le 23 janvier 1815

Philippe-Paul de SÉGUR

INSTITUT ROYAL DE FRANCE.

FUNÉRAILLES

DE

M. LE MARQUIS DE BOUFFLERS.

Le 23 janvier 1815.

 

L’INSTITUT ROYAL, en exécution de l’arrêté pris dans sa séance du 25 frimaire an VII, a assisté aux funérailles de M. le Marquis DE BOUFFLERS (Stanislas-Jean), membre de la Classe de la Langue et de la Littérature Françaises. Le convoi étant arrivé au lieu de la sépulture, M. le comte de SÉGUR, membre de la Classe, a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

LA mort, depuis quelque temps, éteint avec rapidité les plus éclatantes lumières de l’Académie, et nous enlève les plus riches ornements de la France littéraire. En peu de mois, nous avons perdu Delille, Bernardin de Saint-Pierre, Parny, et nous conduisons aujourd’hui au tombeau M. de Boufflers.

Ah ! combien de grands talents sont renfermés dans cette étroite et funeste enceinte ! C’est donc ici seulement, à l’abri de ces tristes cyprès, que nous pourrons désormais nous entretenir avec les ombres de ces hommes illustres, de ces amis si constans, de ces compagnons assidus de nos travaux, de ces écrivains célèbres, dont la gloire nous était si chère, dont la société nous fut si douce ; et ce funèbre lieu, peuplé trop rapidement de tant d’esprits fameux, devient ainsi pour nous la seule image de ces jardins de l’académie antique, où se trouvaient réunis les orateurs les plus éloquents, les poètes les plus aimables, et les plus illustres philosophes.

Tombes sacrées ! vous renfermez les dépouilles mortelles de nos amis ! Mais leur gloire vivra long-temps sur la terre, leur ame existera dans le ciel, leur image restera gravée dans nos cœurs ! Nous redirons sans cesse leurs nobles vertus, leurs tendres sentimens, leurs qualités aimables qui faisaient le charme de notre vie.

On sait par leurs écrits ce qui doit les faire admirer, par la postérité, on saura par nous ce qui les faisait aimer par leurs contemporains.

Eh ! quel homme réunit à un plus haut degré le talent de briller, le don de plaire, le droit d’attacher, que cet académicien distingué, que cet aimable et célèbre chevalier de Boufflers ?

Modèle de graces, de douceur, d’esprit, de bravoure, et de bonté ; la vivacité de son imagination, la variété de ses talents, l’enjouement singulier de sa verve brillante, le sel piquant de sa conversation, l’élégante facilité de ses lettres, son inimitable talent de raconter, l’esprit gracieux et original de ses poésies légères, sembleraient exiger qu’autour de sa tombe on ne vît que des fleurs, et qu’on n’entendit que des chants. Mais c’est l’amitié qui vous parle, elle ne peut que verser des larmes, elle ne veut faire entendre ici que des regrets.

Eh ! combien de pleurs ne mérite pas cet homme rare ? Je vous parlais tout-à-l’heure des qualités brillantes de son esprit, je dois plutôt vous retracer l’étendue de ses connaissances, la solidité de son jugement, et sur-tout les douces vertus de son cœur. Jamais personne n’eut plus de véritable bonté ; aux piquantes saillies de l’esprit de Voltaire, il joignait la bonhomie de Montaigne ; la nature l’avait armé de l’aiguillon le plus fin, il ne l’employa jamais pour blesser, et ne voulut pas même s’en servir comme l’abeille pour se venger, lorsque, dans les derniers temps de sa vie, quelques écrivains jaloux se permirent d’outrager sa respectable vieillesse.

Que de témoins touchans je pourrais appeler ici pour faire un juste éloge de son noble caractère !

M. de Boufflers, digne du sang illustre dont il sortait, soutint d’abord l’éclat de son nom par les armes, et mérita l’estime et l’amitié de ses braves compagnons pendant la guerre de sept ans.

Chéri dans sa jeunesse par l’ami de Charles XII, par le roi Stanislas, apprécié par Voltaire, ces deux hommes célèbres prédirent et commencèrent sa réputation littéraire.

Ornement de la cour de France, mais peu propre à l’ambition, il savait mieux mériter que demander, et l’amour des lettres l’éloigna presque toujours de la fortune.

Cependant on lui donna le gouvernement du Sénégal. Dans cette importante place, il justifia le choix du maréchal de Castries, par la justice, la douceur, la fermeté de sa conduite, par l’étendue de ses connaissances, par la sagesse de son administration. Il répandit d’utiles lumières sur le commerce de cette partie du monde, et les Africains lui dûrent l’adoucissement de leur sort…

M. de Boufflers, de retour en France, se livrait plus que jamais aux travaux de l’Académie, dont il augmentait l’éclat. Une funeste révolution vint déchirer notre patrie, et le plus long orage succéda rapidement à ces beaux jours de victoire et de paix. Le nom et le mérite de M. de Boufflers l’avaient fait élire par ses concitoyens.

Membre de la première Assemblée Nationale, il parla toujours pour la paix et l’union dans ces temps de discorde. Ses vœux ne furent pas exaucés, mais sa voix sage se fit entendre avec succès pour proposer des lois favorables au commerce, à l’industrie nationale, et aux orphelins. Le temps les a respectées.

Après avoir honorablement rempli ses devoirs de député, renonçant aux combats d’une politique orageuse, M. de Boufflers, rendu à ses passions consolatrices, les lettres et les voyages, trouva chez le prince Henri de Prusse un asyle convenable à son caractère, à ses goûts, à ses sentiments.

Dans cette contrée étrangère, il sut faire honneur à la France par sa conduite et par ses écrits.

Il revint dans sa patrie lorsqu’on y vit l’ordre renaître. Privé de biens, il soutint l’infortune avec ce noble courage qui ne laisse pas deviner l’effort.

Les malheurs, l’âge, les privations n’avaient pas eu le pouvoir d’aigrir son caractère, d’abattre son esprit, de vieillir son talent. Il donna successivement au public plusieurs morceaux de métaphysique, de morale et de littérature.

L’éloge de M. le maréchal de Beauvau, qu’il prononça devant vous, est encore présent à votre pensée, et suffirait peut-être pour faire celui de son talent, de son style et de son ame. Époux d’une femme aussi distinguée par ses vertus que par son esprit, ses travaux soutenaient avec peine son existence et celle de sa famille.

Atteint par une maladie mortelle, son courage lutta long-temps contre la nature : il dissimulait ses souffrances pour éloigner les inquiétudes ; il cachait à la tendresse, à l’amitié, cette funeste mort dont il sentait l’approche.

Il se traînait mourant au milieu de nous, et jusqu’au dernier moment, quelques lumières s’échappaient de son esprit, et quelques paroles aimables, de sa bouche.

Le voilà séparé de nous pour toujours. Les termes me manquent pour exprimer ma douleur ! Pleurons sa perte ! aimons son ombre, et gardons à jamais son souvenir !