Funérailles de M. Andrieux

Le 12 mai 1833

Pierre-François TISSOT

DISCOURS

DE

M. P. F. TISSOT,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. ANDRIEUX.

Le 12 mai 1833

 

MESSIEURS,

La vie de l’homme distingué que nous pleurons, quoique trop courte aux yeux de l’amitié, a été une vie longue et pleine. Allier la grave étude des lois à un amour immense. des lettres ; être un magistrat instruit et un poète ingénieux et facile ; défendre les droits du peuple à la tribune nationale, et honorer le théâtre par des comédies de l’école de Molière ; régir avec habileté les affaires d’une compagnie savante, et se placer quelquefois à côté du modèle des bons contes ; enseigner avec autant de charme que d’autorité, la raison, la morale, l’art de penser et d’écrire, et plaire dans le monde par les grâces de l’esprit et l’urbanité des mœurs, voilà ce qu’a fait notre collègue et ami.

Fidèle au culte des grands écrivains des 16eet 17siècles, en commerce continuel avec Montaigne et Charron, avec Racine et Boileau, surtout avec La Fontaine et Molière, il admirait aussi leurs illustres successeurs ; mais Voltaire était son auteur de prédilection. On a remarqué plus d’une sympathie entre le maître et le disciple : comme la santé de Voltaire, la santé de M. Andrieux menaça ruine chaque jour pendant cinquante ans ; comme l’auteur de Candide et du Mondain, il croyait à la nécessité d’assaisonner la raison du sel de la plaisanterie ; comme l’ami de Dalembert, il attribuait les malheurs du monde au fanatisme et à la tyrannie, ligués ensemble pour opprimer les nations : ainsi n’a-t-il pas cessé de se rallier à l’école de bon sens, de vérité, de tolérance, fondée par le 18e siècle.

M. Andrieux aimait dans la liberté le plus beau présent de la Divinité à l’homme ; il voulait le règne des lois, et non pas le règne d’une volonté. Son amour de l’humanité n’avait d’égal que son amour pour la France. De quelle douleur ne fut-il pas pénétré à l’époque de nos grands revers ! de quel poids il se sentit soulagé, en voyant sa patrie délivrée de la présence des soldats étrangers. Mais après les sentiments du citoyen et les vertus domestiques, l’amitié occupait la première place dans son cœur. Il ne perdit jamais d’amis vivants ; la rivalité de gloire elle-même n’a pas pu troubler un moment, la mort, seule a pu interrompre la touchante harmonie qu’une secrète élection, des rapports de caractère, d’esprit, de talent, l’absence de toute espèce de jalousie, avaient formée entre lui, Collin d’Harleville et Picard. Leur perte lui avait fait une de ces blessures qui ne guérissent point ; il en cachait une autre plus incurable encore, et que chaque jour rendait plus vive et plus profonde. Sa consolation était dans son attachement pour la jeunesse, il la chérissait comme une famille adoptive ; il se plaisait à l’éclairer pour la rendre meilleure ; il la laissait venir à lui pour la nourrir de bon sens d’honneur et de vérité. Toute son ambition était de former des hommes dignes d’aimer la liberté, capables de la comprendre, et faits pour la servir en obéissant à la sainte autorité des lois. Écouté comme un père, et dans un religieux silence, par la foule attentive qui craignait de perdre une seule de ses paroles qu’il prononçait d’une voix si faible, ses leçons étaient pour lui autant des plaisirs que des devoirs. Ni l’intempérie des saisons, ni l’âge, ni la maladie ne pouvaient combattre ou refroidir l’invincible attrait qui l’emportait vers ses enfants du Collége de France. Il a poussé l’ardeur du zèle jusqu’à la plus haute imprudence. En effet, nul doute que notre collègue n’ait reçu l’atteinte fatale dans les dernières leçons qu’il voulut faire, après une grave attaque, et malgré les arrêts de la science et les avis de la tendre amitié. Martyr du devoir, il a été frappé par la mort sur le champ de bataille. Cette noble faute coûte de cruels regrets à sa famille, à l’amitié, aux lettres ; mais comment le célèbre professeur aurait-il mieux couronné sa vie que par un tel sacrifice ? Puisse du moins la jeunesse n’oublier jamais celui qui s’est immolé pour elle !