Funérailles de M. Jules Claretie

Le 27 décembre 1913

Frédéric MASSON

FUNÉRAILLES DE M. JULES CLARETIE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Le Samedi 27 décembre 1913

DISCOURS

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’absence ou la maladie empêchent de prendre ici la parole ceux que leurs charges désignaient pour un tel office, mais on ne saurait comprendre qu’un de nos doyens, un confrère qu’entouraient l’affection et l’estime de tous, partît sans un hommage et sans un adieu. Si tardivement que le devoir m’ait été imposé et si médiocrement que je doive le remplir, je n’ai ni pu, ni voulu m’y dérober, et à défaut d’éloquence, apporté-je pour m’en acquitter une ancienne et sincère amitié.

Voici vingt-cinq ans que Jules Claretie succéda à M. Cuvillier-Fleury, et, durant ces vingt-cinq années, nul ne fut autant assidu aux séances de l’Académie, nul ne s’intéressa davantage à ses travaux, nul ne porta dans ses rapports avec ses confrères plus d’aménité, un tel goût d’obliger, un sens plus droit et mieux éclairé des devoirs qu’impose l’élection à ceux qui ont sollicité les suffrages ; Claretie n’a jamais repoussé aucune besogne que lui imposaient ses fonctions et c’est sur la brèche qu’il est tombé, au moment où un prochain scrutin allait le mettre en demeure de répondre au successeur de Henri Poincaré.

Il eût loué le grand savant avec le même agrément et la même compétence qu’il a loué nos illustres anciens, Regnard et Corneille, Musset et Dumas, Hugo et Augier ; il eût répondu au nouvel élu avec la même gracieuse aisance qu’il fit à notre cher Thureau-Dangin, et l’on peut être assuré qu’en ce discours, comme en tous ceux qu’il a, depuis un quart de siècle, prononcés au nom de l’Académie, il se fût montré l’interprète fidèle et bienveillant de ses sentiments et de ses jugements. Son étonnante activité, sa curiosité inlassable, l’immensité de ses lectures et l’étendue de sa mémoire lui fournissaient à la fois des lumières sur bien des choses et des précisions sur quantité d’êtres.

Jamais homme ne s’intéressa comme lui à la vie, au spectacle que donnent les contemporains sur le bitume comme sur les planches, et s’il ne le sifflait guère, car il était de mœurs amènes et de manières douces, il prenait son plaisir à en reproduire les scènes telles qu’il les avait vues et cela suffisait à ceux qui savent entendre.

Il y a vingt-cinq ans, M. Renan, répondant au discours que Jules Claretie avait prononcé en prenant séance, lui disait : « Les organes les plus importants de l’opinion ont tenu à vous confier leur chronique du jour, ces rapides jugements de référé qui classent une cause, la définissent, l’encadrent, tout en laissant à l’avenir le soin de la reprendre et de la discuter. C’est là que vous vous êtes montré tout à fait au droit fil de notre siècle. Ce cher XIXe siècle, l’avenir en dira beaucoup de mal ; on sera injuste si l’on ne reconnaît pas qu’il fut charmant. Tel il apparaît dans nos tableaux : vous lire quand vous écriviez ces jolies pages était un de mes délassements. » Et M. Claretie, même quand il n’eut plus le grand honneur de divertir M. Renan, continua pour la joie des survivants ; il aborda et accomplit la première décade du XXe siècle, toujours également agréable, sans amertume, même contre les pires injustices, sans colère, même contre les plus basses insultes, ironique un peu, et constamment pénétré de passion pour les bonnes lettres, de respect et d’admiration pour ceux qui les ont servies et qui les ont honorées, d’amour filial pour la Patrie française.

Si parmi les cent quarante-sept volumes — j’en oublie à coup sûr dans ce hâtif dénombrement et je crois bien qu’on passerait cent cinquante — publiés par Jules Claretie de 1866 à 1912, j’ai choisi ces chroniques légères, c’est que notre confrère, en y peignant les contemporains, a su s’y peindre lui-même, et qu’après les avoir lues, on a pris de son humeur une notion parfaitement exacte. Ainsi, nul plus que lui n’était disposé à s’instruire, à recueillir des avis, à provoquer des rectifications, afin d’éclaircir un point douteux d’histoire littéraire ou politique. Il possédait l’essentielle curiosité qui fait l’analyste consciencieux, le chroniqueur désirable et le biographe averti.

Aussi les biographies qu’il a consacrées à certains hommes ne sont pas à noter seulement pour l’agrément de la présentation comme celle de Molière, mais pour les nouveautés de documentation et de trouvailles, comme celle de Camille Desmoulins. Jules Claretie éprouvait pour ce gamin inconscient et terrible une sympathie singulièrement chaude. Le Vieux Cordelier lui cachait le Discours de la Lanterne et la délicieuse Lucile, ombre fugitive et tendre, le rendait indulgent aux Révolutions de France et aux tripots du Palais-Égalité. Comme, jusqu’à ses derniers jours, il portait d’ardeur à causer de ses héros, à s’instruire des découvertes faites sur eux et comme, avec bonne foi et en pleine ouverture d’esprit, il acceptait les amendements que l’histoire insérait dans ses formules d’antan ! Il avait donc cette vertu primordiale de la sincérité. Dans sa jeunesse, il avait porté, sur les Derniers Montagnards, avec une fougue et une impétuosité que louait Michelet, des jugements sujets à revision, mais la fougue d’alors était sincère, comme le sont demeurées ses admirations, comme le furent ses amitiés — stables, serviables et vraies.

Jean Richepin, que je supplée si pauvrement ici, louait dans un article, au lendemain de la mort de Jules Claretie, cet amour des lettres qu’il professait comme une religion. Nulle branche de la littérature où il n’ait pris un des premiers rangs : dans le roman, il a eu des succès qui ont été, au dernier siècle, entre les plus retentissants et les plus mérités ; au théâtre, s’il a été moins heureux, il a fait preuve d’une intelligence égale et a imaginé, avec des scènes émouvantes, des situations d’un pathétique inspirateur ; dans la critique artistique, dramatique ou littéraire, il s’est pareillement distingué et, partout, sa sincérité et sa courtoisie, son talent de présentation et l’agrément de ses narrations lui ont fait des obligés et des admirateurs. Il a été des rares écrivains contemporains qui eussent pu, selon la mode ancienne, commencer chaque article par cette formule surannée : Amis Lecteurs.

À l’Académie, nul n’eût trouvé ce mot hors de propos. Depuis que, en qualité de rapporteur du Dictionnaire, il avait succédé à Henri Houssaye, il arrivait des premiers, chaque jeudi, pour la Commission ; puis, prenant séance à la place traditionnelle, il expliquait et commentait, avec une attention constamment éveillée, chacune des propositions qu’il présentait à la Compagnie. Il acceptait les arrêts, fussent-ils contraires, avec ces formes de politesse dont il ne se départait jamais, bien qu’il s’intéressât à la parturition des mots nouveaux avec la même anxiété qu’à l’agonie des mots condamnés.

Une fois de plus, il avait scellé, entre la Comédie-Française et l’Académie, l’alliance qui fut nouée il y a cent quatre-vingt-un ans pour le bien de la langue et pour l’honneur des lettres. Si l’exercice des fonctions qui incombent à l’administrateur général a absorbé, aux dépens de son œuvre, une part considérable de son activité, ce fut au profit de la littérature, dont il sut, grâce au zèle d’une troupe incomparable, accueillir et présenter les manifestations les plus audacieuses et les plus nouvelles, en même temps qu’il réservait aux chefs-d’œuvre consacrés par les âges l’interprétation et la mise en scène qui leur sont dues dans ce Musée de l’art dramatique.

Jules Claretie n’eût pu mener de front ces tâches si diverses et si absorbantes, dont une seule eût rempli la vie d’un autre homme, s’il n’eût trouvé à son foyer la compagne fidèle de ses bons et de ses mauvais jours, l’auxiliaire de son travail, la tutrice et la gardienne de sa santé, celle qui, durant tant d’années, s’est efforcée, avec une modestie charmante, d’écarter les pierres de sa route, de lui épargner les ennuis et les tracas, de se rendre le bon ange de sa maison. Et puis, cet homme, si profondément pénétré de l’esprit de famille, joignait à l’orgueil paternel que lui procuraient les succès d’un fils qui lui était un ami et qui, savait se rendre son champion, l’allégresse sans égale d’être un grand-père sans défense.

Puissent ceux qui l’ont ainsi aimé, qui lui avaient fait la vie abritée et reposée d’où son œuvre a pu sortir, et qui à présent sont d’autant plus désolés par sa perte qu’ils l’avaient plus ardemment disputé à la mort, puissent-ils agréer les condoléances que nous leur offrons d’un cœur profondément ému, en adressant, au nom de l’Académie, l’adieu suprême à Jules Claretie !