FUNÉRAILLES DE M. HIPPOLYTE LANGLOIS
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
Le Mercredi 14 février 1912.
DISCOURS
DE
M. HENRI POINCARÉ
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Il y a huit mois à peine que le général Langlois prenait séance dans notre Compagnie ; il y a huit mois que M. Faguet lui souhaitait la bienvenue, et voici déjà que nous devons lui adresser un douloureux adieu. Pendant ce temps si court, nous ne l’avons vu que trop rarement ; il venait à l’Académie toutes les fois que sa santé le lui permettait, mais il fut promptement atteint par une cruelle maladie qui lui interdisait tout mouvement et le clouait sur son lit. Il n’a donc eu que tout juste le temps de se faire des amis de tous ses confrères ; mais, si rapide qu’ait été son passage parmi nous, quel souvenir il nous a laissé ! Comment oublierions-nous sa physionomie sympathique qui donnait l’impression d’une absolue franchise ? Son œil clair semblait livrer son âme tout entière.
Le général Langlois est entré à l’École polytechnique en 1856. Depuis ce jour, il n’a eu d’autre ambition que celle de bien faire son métier de soldat, et c’est là un but qui vaut bien qu’un homme y consacre toute son activité, toute son intelligence, toute son énergie ; quand on le fait comme on doit le faire, le patient travail des années de paix n’exige pas moins d’efforts que les fatigues et les dangers des jours de combat. Les officiers de cette génération ont eu de cruels débuts ; nourris d’une légende glorieuse, ils ont vu leurs illusions s’effondrer dans des désastres inattendus. Langlois a assisté aux grandes batailles autour de Metz ; ces batailles ont été des défaites, mais du moins des défaites glorieuses ; il devait connaître des heures plus tristes : la longue inaction au Ban-Saint-Martin où cette belle armée périssait lentement sans combattre ; puis les interminables mois de captivité où l’on n’avait plus d’épée et où l’on apprenait tous les jours quelque mauvaise nouvelle.
Parmi ceux qui ont subi ces épreuves, il y avait des hommes qui avaient l’âme bien trempée ; elles ont mûri leur intelligence et affermi leur caractère, niais elles n’ont pas ébranlé leur foi dans la patrie ; ils ont compris qu’il fallait se remettre silencieusement au travail. C’est ce qu’a fait Langlois. Chacune de ses journées a été laborieuse, mais ce labeur n’était pas infructueux, puisque chaque jour la France se trouvait un peu plus prête à la guerre.
Il a puissamment contribué à doter notre artillerie d’un matériel nouveau et à lui assurer ainsi une supériorité qui aurait pu être décisive, s’il l’avait fallu. Grâce à lui, nous avons eu longtemps sur nos rivaux une avance considérable, qu’ils n’ont pas encore complètement regagnée.
Après avoir conquis tous ses grades, il fut appelé à diriger l’École de Guerre. Là il a pu faire profiter les jeunes générations militaires de son expérience et de ses réflexions. La science de la guerre est particulièrement difficile ; elle devrait être expérimentale comme toutes les sciences, mais les expériences y sont trop coûteuses pour qu’on puisse les répéter sans nécessité, et cependant les progrès sont si rapides que les expériences d’hier sont promptement suspectes. Quelle fermeté de jugement ne faut-il pas, pour ne pas se laisser séduire par des modes éphémères, par des chimères spécieuses, qui s’évanouiraient au premier coup de fusil ! Aussi peut-on dire que le professeur de tactique doit créer son enseignement avec son caractère autant qu’avec son intelligence.
Enfin, pour couronner la carrière du général Langlois, le ministre lui a confié le commandement du 20e corps, il l’a envoyé à la place qui lui convenait, à l’avant-garde. C’est là qu’on travaille plus que partout ailleurs, qu’on ne connaît pas le sommeil, parce qu’une sentinelle doit toujours veiller. Par les temps clairs, on aperçoit les sommets bleus des Vosges ; on se rappelle qu’il y a derrière ces montagnes des frères qui souffrent et qu’elles nous cachent d’autres soldats qui ne sont pas habillés comme les nôtres et, qui, eux aussi, veillent toujours.
Quand Langlois écrivait, il était encore un soldat ; il n’aspirait pas au succès littéraire, à la faveur du grand public ; il voulait seulement faire connaître à ses jeunes camarades ses réflexions sur la tactique, sur l’appui mutuel que doivent se prêter les différentes armes ; ses observations sur les grandes manœuvres des armées étrangères qu’il suivait toutes les fois qu’il le pouvait, sur les enseignements des guerres les plus récentes ; il voulait les mettre en garde contre les conclusions trop hâtives que certains esprits systématiques avaient voulu tirer des derniers événements militaires. Ce sont ces ouvrages que l’Académie a voulu récompenser, et il semble d’abord qu’elle n’était guère compétente pour les juger. Et pourtant n’est-elle pas en droit de reconnaître une œuvre bien française partout où elle la rencontre ? et celle du général Langlois n’est-elle pas en effet bien française, et cela de deux façons : par sa clarté d’abord, qui nous fait presque croire que nous avons nous-mêmes assisté aux combats qu’il raconte, et surtout par l’esprit qui l’anime ? Quand nous voyons un écrivain militaire préconiser l’offensive, et une certaine sorte d’offensive audacieuse sans témérité, n’avons-nous pas le droit de dire : Cet écrivain est bien français ?
Et puis, si nous nous sommes souvent honorés de compter dans nos rangs un des chefs de notre armée, ce n’est pas parce qu’ils sont brillants et redoutables, ce n’est pas parce qu’ils inventent des engins très perfectionnés, c’est parce que l’officier est avant tout un éducateur, c’est parce que son métier, comme celui du poète, est d’élever les âmes, de les rendre plus fortes et plus prêtes au sacrifice.
Le général Langlois a été un grand éducateur ; l’âme française lui doit beaucoup, car il a travaillé à lui rendre la confiance en elle-même, la foi et l’espérance.