FUNÉRAILLES DE M. HENRY HOUSSAYE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Le samedi 27 septembre 1911.
DISCOURS
DE
M. FRÉDÉRIC MASSON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Douze mois, exactement, sont révolus depuis que nous menâmes les funérailles d’Albert Vandal. Frappé plus tôt, Henry Houssaye mit bien des jours à mourir ; il n’est délivré qu’à présent, et, comme Vandal, il est allé rejoindre dans la tombe notre cher Albert Sorel. Les trois bons ouvriers qui avaient entrepris de reconstruire, chacun à sa guise et selon ses forces, l’édifice de l’Histoire napoléonienne, ont disparu prématurément, et pour les études qui nous sont chères, les jeunes gens qui voudraient s’y livrer ne trouveront plus de directeurs, ni d’éducateurs.
Mais l’impulsion est donnée ; le mouvement qu’ils ont créé est prodigieux. Toutes les nations d’Europe y participent, celles des Deux-Amériques, celles même d’Extrême-Orient. Partout des travailleurs fouillent les archives d’État, s’efforcent à retrouver des mémoires et des témoignages, à dresser la biographie des compagnons du Héros, ou à raconter comment leurs ancêtres virent passer César par les rues de leur petite ville. Un atelier merveilleux, où les volontaires abondent, dispersé sur toute la surface du globe, attaque, par tous les côtés en même temps, l’histoire de ces vingt années, et en tire sans fin des enseignements et de la gloire. Jamais un tel enthousiasme ne s’est produit, et, depuis plus de vingt-cinq ans, il se maintient au même diapason, et, par millions, les lecteurs s’empressent. Quelque chose est changé, en vérité : un siècle après qu’il est mort, on rend justice à l’homme de génie.
De cet immense mouvement, Henry Houssaye a été l’initiateur ; lui seul a montré la voie à ceux qui, dans un élan de probité historique, ont entrepris la révision de ce procès dont les débats durent depuis près d’un siècle.
C’était en 1885, deux ans avant l’apparition des premiers articles de M. Taine, Henry Houssaye ne semblait guère tourné vers ces études. Tout jeune homme, à l’âge où l’on est encore sur les bancs du lycée, l’élève de Philoxène Boyer avait publié une Histoire d’Apelles, qui fut une heureuse gageure ; car, écrire la vie d’un peintre dont aucune œuvre ne subsiste, et dont la vie est à peu près inconnue, n’est-ce point paradoxal ? Avec une simplicité très grande et une extrême bonne volonté, il avait fait la campagne, comme officier d’ordonnance du colonel Champion, dont la brigade occupait les tranchées de Montrouge à Vitry. À l’attaque de la Maison-Blanche, il avait gagné le ruban rouge, ce qui le distinguait parmi les jeunes littérateurs, qu’on ne décorait pas encore à vingt-trois ans. Ensuite, il s’était remis au travail, et, en 1873, il avait fait paraître une Histoire d’Alcibiade qui lui mérita une des plus hautes récompenses que décerne l’Académie : le prix Thiers, et qui lui ouvrit les portes du Journal des Débats et de la Revue des Deux Mondes.
Aux Débats, où il avait été chargé d’abord des comptes rendus académiques, il élargit vite son domaine, et, des articles qu’il écrivit alors, on ferait aisément encore une douzaine de volumes ; il n’en recueillit que cinq à six. Le contenu en est touffu et mêlé : il y est question de romanciers comme M. Zola, M. Feuillet, M. Claretie, M. Uchard, Flaubert, Alphonse Daudet, Ludovic Halévy ; des poètes comme Banville, Vacquerie, Coppée et Hugo ; il y est question de quantité de choses et de gens, mais à un point de vue littéraire, artistique, — artistique surtout, car il y est parlé de quantité de Salons que Houssaye visita pour le compte de la Revue des Deux Mondes, — nullement du côté historique ; il annonçait pourtant un grand ouvrage : l’Histoire de la Conquête de la Grèce par les Romains, sur lequel il comptait pour forcer les dernières résistances... et puis, brusquement, du IIe siècle avant Jésus-Christ, il passa au XIXe de l’ère chrétienne, et le saut lui fut heureux.
En 1884, au cours d’une villégiature dans sa famille paternelle, il avait exploré la bibliothèque de Soissons, et il y avait trouvé de précieux documents sur la reddition de cette ville en 1814, par le général Moreau. Ce fut son point de départ ; il n’avait d’autre intention alors que de faire pour la Revue un bon article d’une trentaine de pages ; mais on ne touche pas impunément à cette histoire ; elle allume chez les plus indifférents des passions dont ils ne sauraient se défaire : passions de vérité et de justice, ou de dénigrement et de haine. C’est la tunique de Nessus. De Soissons, Houssaye était venu à Paris, aux Archives de la guerre ; il avait obtenu des entrées aux Archives de Saint-Pétersbourg, il s’était plongé dans les livres allemands ; il était pris. C’était fini de la Grèce. Il devait encore bien aimer l’Hellénisme, mais platoniquement.
Le préambule de l’article qu’il publia dans la Revue, le 1er août 1885, et qu’il intitula la Capitulation de Soissons en 1814, d’après des documents originaux, renfermait une esquisse d’ensemble de la campagne de l’Empereur, et forma le plan même du livre qu’il devait imprimer trois ans après. Je n’ai point à en faire ici l’éloge ; par milliers et par milliers, les lecteurs y sont venus, et la popularité d’Henry Houssaye s’est développée dans les milieux militaires, comme dans la société civile, de façon à lui inspirer un juste et légitime orgueil. Rien n’était pour le flatter davantage que l’approbation des officiers qui, ayant lu ses livres, discutaient avec lui quelque point stratégique, et se déclaraient convaincus. Nul plus que lui n’était patriote, et aussi cocardier ; il ne séparait point l’armée de la patrie, et il voulait, pour l’une et pour l’autre, encore plus de grandeur et de gloire.
Essaierai-je ici de définir son talent et de caractériser son style ? Il y a quelques mois, dans un article qui lui apporta ses dernières joies, je tentai de le faire : je montrai la probité de la recherche, la sévérité de la documentation, la poursuite obstinée de la vérité, un travail de composition qui ne laissait rien au hasard, au point qu’il me disait : « En commençant un livre, je sais, à dix lignes près, ce que fera chaque chapitre. » Je voudrais signaler encore comment — sauf dans quelques très rares morceaux qui deviendront classiques lorsqu’on voudra rapprendre aux enfants l’amour de la patrie — il enchaînait son récit : procédant, surtout dans les derniers livres, par phrases brèves, dépouillées et nettes, portant chacune sa référence : rien ne l’eût contrarié davantage que de ne point être pris pour un historien selon la méthode scientifique la plus moderne. Ainsi peignait Meissonier par petites touches minces, juxtaposées, d’un seul ton. De près, il y a un léger papillotement, au recul Pellet est prodigieux.
Chez Houssaye, la sincérité, la loyauté, la bonne foi sont admirables : tel fut l’écrivain, tel était l’homme : il n’a jamais trahi une amitié, déserté une cause, renié un principe ; il mérita l’estime de tous ceux — et ils sont nombreux, certes, — qui l’ont connu, partout où il passa : à l’armée, chez les gens de lettres et les artistes, dans le monde qu’il aimait certes et où il allait tous les soirs ; depuis quarante ans je suis lié avec lui, et je ne lui sais pas un ennemi.
Où il ne fut pas le moins aimé, ce fut à l’Académie. Dès sa vingtième année, il avait formé l’ambition d’y être admis, et il ne le contestait pas, disant joliment qu’ainsi « au sortir de l’École, les Saint-Cyriens pensent aux étoiles de général ». Élu et reçu, il ne jugea point que tout fût fini par là. Les droits qu’il avait sollicités lui parurent comporter des devoirs : il les remplit et se signala ainsi. À peine, l’été, s’il consentait, pour des villégiatures lointaines, à manquer quatre ou cinq séances : encore s’en plaignait-il. Nul ne fut plus assidu et par là plus utile ; dans les Commissions, il combattait à tout risque pour le meilleur livre et possédait l’esprit d’indépendance qui étonna certain de ses amis. Il était consciencieux, là comme partout, aimable et bon, là comme toujours. Le jeudi où il manqua la séance, on sut qu’il était frappé à mort.
Ce qu’il fut comme fils, comme époux et comme père, dois-je le dire et ne le savez-vous pas ? Quel couple plus uni traversa la vie dans la joie et dans la grâce, pour se rapprocher plus tendrement encore lorsque la maladie terrassa celui qui était l’orgueil de la maison ? Un jour, il y a huit ans, j’ai vu Henri Houssaye, en une attitude comme symbolique, entouré des trois êtres auxquels il avait donné toute la tendresse de son cœur fidèle. C’était ici même, au cimetière, devant le buste de son père qu’il avait convié ses amis à inaugurer. Il adorait son père : lorsque l’Académie lui avait fait, en 1894, l’honneur de l’élire au fauteuil de Leconte de Lisle, dans la joie profonde qu’il avait éprouvée à atteindre, après tant de traverses, le but qu’il avait marqué à ses ambitions, le seul nuage qui avait obscurci son triomphe, ç’avait été de ne point trouver son père pour l’accueillir en confrère, de l’enceinte réservée ; il lui avait porté une tendresse raisonnable et vigilante, pleine non seulement d’égards mais d’admiration. Si éloigné qu’il fût de lui par les méthodes, les sujets d’étude, le sérieux de son travail et la rectitude de sa vie, il trouvait d’autant plus d’éclat et d’agrément à la forme littéraire qu’avait adoptée Arsène Houssaye qu’il se fût senti incapable de la reproduire. Et puis il y avait le prestige d’une célébrité alors incontestée, de succès qui étaient encore très grands ; et il était son père. De concert avec la Société des Gens de lettres, il lui rendait à présent l’honneur suprême d’un buste public. Le soleil de mars défiait la tristesse et consacrait l’apothéose. On eût voulu un chœur de nymphes gracieuses, chantant à mi-voix la Symphonie d’Avril et le Violon de Franjolé égrenant dans le lointain des notes plaintives. Or, durant que le président des Gens de lettres prononçait un éloge dont la mesure était louable et les termes délicats, Henry posait son regard avec une pieuse admiration sur l’effigie paternelle et il ne l’en détournait que pour ces deux êtres dont il était si justement fier et qu’il semblait remercier de la vie jusque-là fortunée qui s’était écoulée pour lui. C’était vraiment de beauté qu’on se fût enivré ce matin-là et autour de ce groupe harmonieux, quelque chose de la grâce antique flottait dans l’air printanier.
Mon ami, vous avez enfin trouvé le repos. Dormez doucement. Votre œuvre est faite et le Temps qui pèse les œuvres des hommes la jugera bonne. Elle est sincère et loyale comme vous étiez ; elle est éprouvée au creuset de justice ; elle est marquée au poinçon de vérité ; elle sonne comme un napoléon d’or sur le pavé de marbre, et de toutes parts, vers ce tombeau affluent les regrets de ceux qui furent vos disciples ou vos imitateurs, vos lecteurs et vos élèves. Nul cortège qui vaille celui-là et nuls honneurs. Adieu à l’ami de ma jeunesse, au compagnon de guerre, au camarade de notre Sabretache, au confrère de l’Académie, au brave homme. Brave homme, oui, et cela surtout, il n’est pas d’éloge qui vaille ce simple mot.