Funérailles de M. Gaston Paris

Le 12 mars 1903

Ferdinand BRUNETIÈRE

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. GASTON PARIS

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

ET DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

Le jeudi 12 mars 1903

DISCOURS

M. F. BRUNETIÈRE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

En la personne du confrère éminent à qui nous ne pouvons rendre aujourd’hui, dans l’empressement et dans la confusion de notre deuil, qu’un bref et trop insuffisant hommage, ce n’est pas seulement l’Académie française, l’institut, le Collège de France, l’École des chartes, l’École des hautes études, et tant de savantes Compagnies dont il était l’honneur et l’orgueil, qui font une perte irréparable, c’est encore la science elle-même ; c’est la France entière ; et je crois pouvoir ajouter : c’est l’autorité que nous exercions par lui dans le monde intellectuel. Quelques Français le savent depuis hier, qui l’ignoraient peut-être, il y a huit jours. Ils savent, depuis hier, que partout où se dresse une chaire de philologie romane, — en Italie comme en Allemagne, en Hollande, en Danemark, en Suisse, en Russie et jusque dans les jeunes Universités d’Amérique, à Berlin comme à Rome ; à Copenhague et à Groningue, à Baltimore ou Chicago, — c’est un élève de Gaston Paris qui l’occupe, ou un élève de l’un de ses élèves, lesquels tous, également, s’honorent presque moins de leurs propres travaux que de l’avoir eu pour maître. Ils savent, et nous savons que, du haut de cette chaire, avec la tradition de l’enseignement de Gaston Paris, ce qui se répand dans la jeunesse universitaire, c’est l’intelligente et active curiosité, la connaissance plus intime, l’appréciation plus équitable de la langue, de la littérature, du génie français. Et nous savons enfin que, pour nous conserver ou nous rallier des sympathies, dont nous semblons parfois prendre un étrange plaisir à lasser la constance ou à décourager l’élan, nul n’a fait davantage, depuis une trentaine d’années, que l’homme dont la Mort, — qui nous met tous à notre place, — vient, en le frappant prématurément, d’achever la réputation et de consacrer la gloire.

Je dis : la gloire ! et le mot ni ne dépasse ma pensée, ni n’excède la vérité. Dans l’histoire de la pensée moderne, la gloire de Gaston Paris est celle de ces conquérants qui ont enrichi d’une province nouvelle le patrimoine héréditaire de l’humanité. Si l’on l’eût dit de son vivant, lui-même ne l’eût pas laissé dire. Il eût fait valoir lui-même les titres de ceux qui l’avaient précédé dans sa propre carrière, les titres des Raynouard et des Diez, ceux aussi de son premier maître, et non le moins écouté, qui fut son père, Paulin Paris. Mais c’est bien lui qui demeurera le vrai rénovateur, je serais tenté de dire le créateur des études romanes. Et quelle est la portée, Messieurs, de ces études, à peine ai-je besoin de vous le rappeler. « La philologie romane, — demanderaient volontiers les esprits superficiels, — qu’est-ce encore que cette science nouvelle ? » L’œuvre de Gaston Paris est là qui leur répond ! La philologie romane, c’est la langue maternelle ressaisie dans ses plus lointaines et ses plus obscures origines ; c’est l’esprit national étudié dans les phases de sa formation successive ; c’est le passé de notre race tiré de l’ombre où l’avait relégué si longtemps une maladroite et coupable incuriosité ; c’est notre histoire de France approfondie dans ses causes, qui ne sont jamais extérieures, mais toujours internes ou, pour mieux dire, intimes ; et, — puisque nous ne sommes pas les seuls hommes ni les premiers qui aient paru dans le monde, — la philologie romane, telle que Gaston Paris l’a comprise, ou plutôt telle qu’il l’a faite, c’est le vaste champ d’études où, depuis trente ans, les grandes littératures, les grandes nations de l’Europe ont pu le mieux se rendre compte de la solidarité qui les liait ; de leur coopération alternative ou simultanée à l’œuvre de la civilisation moderne ; et de l’unité foncière que diversifiait, sans jamais l’altérer, et encore moins la détruire, la variété de leurs manifestations.

Quelles qualités ont permis à Gaston Paris d’élargir ainsi le domaine que, dès 1865, il abordait en maître avec son Histoire poétique de Charlemagne, Messieurs, si j’essayais aujourd’hui de le dire, c’est ici que je craindrais d’être insuffisant. Mais comment, — sauf à le redire plus amplement un autre jour et ailleurs, — m’abstiendrais-je de louer en quelques mots Les traits distinctifs et particuliers de sa rare intelligence ?

Il eut donc avant tout le génie de l’exactitude, et personne, en son temps, ne se paya moins que lui de mots, ou de raisons qui n’en fussent pas. Il savait que nulle part la vérité n’est plus fuyante, je veux dire : plus difficile à saisir et surtout à fixer qu’en histoire ; et il savait aussi qu’il n’y a pas de moindres vérités, de vérités indifférentes, ou de vérités négligeables. Ni la recherche d’une date, ni l’établissement d’un texte, ni la détermination de la valeur d’un mot ne lui paraissaient des objets indignes de toute son application, quelque labeur qu’il lui en pût coûter ; et en effet, Messieurs, en philologie comme ailleurs, n’est-ce pas aux infiniment petits qu’il nous faut demander le secret des grandes choses ? La philologie de Gaston Paris est contemporaine de la physiologie de Pasteur. C’est pourquoi, dans ce domaine des langues romanes, où avait régné jusqu’à lui la liberté romantique. Gaston Paris, rien qu’en y introduisant son souci de l’exactitude et son goût de la précision, en a renouvelé les méthodes ou plutôt, et je disais bien tout à l’heure, il les a créées, si, d’une province inorganisée de l’érudition, il en a fait l’une de celles dont les frontières sont aujourd’hui le mieux dessinées ; où le travail est le, mieux réparti ; et où le talent même ne saurait trouver d’emploi que dans les directions que le maître a tracées, indiquées, ou pressenties. C’est là, Messieurs, la partie de son œuvre qui ne périra pas. On ne le dépassera, car on le dépassera sans doute en quelques points, et il l’espérait bien, qu’en le prenant lui-même pour guide. On ne lui disputera quelques-unes de ses conclusions, s’il y a lieu, qu’en lui empruntant, sa méthode. Et ce qui est enfin le privilège des vrais inventeurs, l’autorité de cette méthode s’étendra, pour les décider, jusqu’à des problèmes qu’en l’inventant il ne soupçonnait pas.

C’est qu’il n’était pas de ces érudits qui vivent comme emprisonnés dans le domaine étroit de leur érudition ; et, au contraire, ce philologue, dont la critique était si méticuleuse, fut en même temps, vous le savez, l’un des esprits les plus ouverts de sa génération. Au goût de la précision il joignait celui des idées générales, — encore qu’il s’exerçât parfois à en médire, sans doute pour se défendre de céder à l’attrait qu’elles lui inspiraient ; — et aucune question n’était, étrangère à son avidité de savoir ou d’apprendre. Il avait bien plus que des clartés ou des lueurs de tout ; et sa conversation m’a donné souvent à songer qu’au lieu d’être Gaston. Paris, il n’eût dépendu que de lui, d’être Taine ou Ernest Renan. C’est une impression que je note en passant, et non certes un regret que j’exprime ! Ce n’est pas non plus une comparaison que j’indique. J’essaie seulement de caractériser, en le .rapprochant de deux hommes pour lesquels son admiration ne connut pas de bornes, l’étendue, la profondeur, la portée de son esprit. Mais il voulut tout ramener à la philologie romane ; il y mit même quelque coquetterie, dans un temps comme le nôtre, où, pour parler congrûment des choses, il semble, à l’ordinaire, qu’il suffise de les ignorer ; et j’ajoute, Messieurs, qu’il en fut récompensé. Ne doutons pas, en effet, que, s’il est demeuré jusqu’à son dernier jour le maître incontesté des études romanes, il ne l’ait dû moins encore peut-être à la sévérité de sa méthode qu’a ses rares facultés de généralisation. Il éclairait tout ce qu’il touchait ! Mais la lumière qu’il y répandait, d’où croirons-nous qu’il la tirât lui-même, sinon de la diversité de ses connaissances ; des rapports qu’il savait apercevoir, découvrir, établir quelquefois entre elles ; de l’art avec lequel il les faisait servir à s’aider les unes les autres ; des comparaisons que son intelligence agile instituait comme involontairement, et pour n’en retenir qu’un détail, entre les objets les plus éloignés ? Un romaniste, un sinologue, un sanscritisant sont souvent les esclaves de leur érudition. Ils ne dominent point leur matière. Gaston Paris a toujours dominé la sienne. Quoi qu’il dît ou qu’il écrivît, nous l’avons toujours senti plus qu’égal, et vraiment supérieur à l’objet de son discours ou au sujet de son article. C’est ce qui donne à ses travaux les plus spéciaux un caractère unique. Et comme on sent qu’il fait effort pour se contenir dans les limites qu’il s’est assignées ; comme il se refuse, en écrivant, je ne dis pas les ornements inutiles, ce qui serait un trop mince éloge, mais les digressions on l’on voit bien qu’il aimerait, à s’étendre, s’il se formait de sa tâche une idée moins rigoureuse ; et comme heureusement il n’y réussit pas toujours, c’est ce qui anime ses écrits de je ne sais quel frémissement intérieur ou de quelle vibration contenue. N’est-ce pas aussi ce qui les rend intéressants, même pour des lecteurs qui peut-être ne prennent point autrement d’intérêt à la « philologie romane » ? et n’est-ce pas surtout ce qui fait que jusqu’à son dernier jour il soit demeuré, dans tous les sens du mot, le vrai maître de ses disciples ?

Il y en a pourtant une autre raison. Un italien, un Allemand, un Américain qui venaient écouter les leçons de Gaston Paris au Collège de France, étaient étonnés et charmés de trouver en ce philologue un profond connaisseur et un juge éclairé de leur propre littérature. C’est qu’en effet, de bonne heure. — et son Histoire poétique de Charlemagne en fait foi, — Gaston Paris avait compris qu’on ne sait rien d’une langue ni d’une littérature si l’on ne les connaît que dans leur isolement. La connaissance de l’épopée française du moyen âge ne saurait se séparer de la connaissance de l’épopée germanique. Si peut-être nos Contes ou nos Fables nous sont venus du fond de l’Inde, — ou pour établir, puisque la question est toujours pendante, qu’ils n’en sont pas venus, — il n’est pas bon seulement, mais essentiel d’en avoir comparé toutes les versions entre elles, et avec leur source. Et, quand nous doutons de l’origine d’un mot de notre langue, c’est souvent l’espagnol ou l’italien qui nous l’expliquent. De là, Messieurs, la nécessité de la méthode comparative ; le prolongement des études romanes au delà de leur propre domaine ; et la formation de cette autre province qu’on appelle du nom de « Littérature comparée ». Il y a peu de chaires de littérature comparée dans nos Universités françaises ; mais il y en a dans presque toutes les Universités étrangères. Personne, cependant, n’a fait plus que Gaston Paris pour le développement ou l’organisation de ces études nouvelles, et personne mieux que lui n’en a montré toute la fécondité. Ici encore, son rôle a été celui d’un initiateur : il a défini l’objet, il a tracé les frontières, il a précisé les méthodes. Son autorité s’en est accrue d’autant. On a, dans ses études, admiré non seulement l’étendue de ses connaissances et la sûreté de son information, mais encore et surtout la largeur de ses vues et son impartialité scientifique. Et c’est pourquoi, Messieurs, si la littérature comparée devient un jour ce que déjà nous commençons d’entrevoir, c’est à Gaston Paris qu’il en faudra reporter le principal honneur.

Vous parlerai-je, maintenant, de l’accueil que l’Académie française ne pouvait manquer de faire à tant de qualités et de services rendus ? Gaston Paris prit place parmi nous en 1896. Le travail du Dictionnaire l’y attendait, et, dès qu’il eut commencé d’en prendre sa part, on s’étonna, si je l’ose dire, qu’il l’eût attendu si longtemps. À la vérité, ce n’était pas que les lumières de la philologie proprement dite fussent indispensables à la préparation d’un Dictionnaire qui n’est ni un dictionnaire étymologique, ni le dictionnaire historique de la langue, mais uniquement et expressément le dictionnaire du présent usage. On n’a pas besoin d’être un philologue pour sentir finement ou profondément les nuances des mots, et, au contraire, on en a vu plus d’une échapper à de savants grammairiens. Mais, précisément, Gaston Paris était plus qu’un grammairien et plus qu’un philologue. S’il connaissait sa langue en historien, c’était en artiste qu’il la sentait et qu’il l’aimait. Aussi n’essaya-t-il ni de convertir l’Académie française à ses idées particulières sur la réforme de l’orthographe, dont il confessait avec bonne grâce qu’elles étaient un peu radicales ; ni, comme ceux qui ont surtout, vécu parmi les livres, d’opposer le respect superstitieux de l’ancien usage aux exigences des besoins nouveaux.

L’admiration, je ne sais si je ne devrais pas plutôt dire l’affection, qu’il éprouvait pour la littérature du moyen âge ne l’empêchait pas de la juger librement ; et, par exemple, c’est lui qui a dit que « si le style de la Chanson de Roland ne manquait ni de grandeur ni d’émotion », il était d’ailleurs « sans éclat, sans vraie poésie, terne, monotone, et quelque peu triste ». Il a dit encore de nos vieux fabliaux que, si quelques-uns de ceux qui nous sont parvenus « sont de petites histoires fort bien contées, parfois très morales ou très sentimentales », beaucoup d’entre eux « atteignent un incroyable cynisme, qui s’allie trop souvent à une dégoûtante platitude ». Ce très honnête et très galant homme, très homme du monde, avait l’imagination chaste et, le goût délicat. Pareillement Messieurs, quelque opinion qu’il eût de la langue française du moyen âge, il n’en laissait rien paraître dans la discussion du Dictionnaire, et avant tout il s’y montrait un homme de son temps. Sa philologie ne lui servait alors qu’à éclairer, à élargir, à préciser le débat en l’élargissant. Il trouvait des raisons générales aux décisions particulières. Il s’animait à les développer. Il nous instruisait tous en nous contredisant. Sa courtoisie parfaite se nuançait d’un peu d’ironie. Et quand il fallait conclure, on n’était pas toujours de son avis, mais on ne savait, en se séparant de lui, ce qu’on devait le plus admirer : de l’abondance extraordinaire de son érudition, qui s’étendait en quelque sorte à tout, ou de l’aisance légère et souriante avec laquelle il en portait le poids.

C’est au printemps de l’année dernière que sa santé commença de s’altérer gravement : il fléchissait sous le nombre et la diversité de ses occupations. On lui conseilla, comme on le fait toujours, d’en abandonner quelques-unes, et de prendre un peu de repos, ce qui serait en effet le meilleur des conseils, si nous pouvions le suivre. Mais qui donc, de nos jours, a le temps de se reposer ? et nos occupations, à tous ou presque tous, ne sont-elles pas tellement enchaînées que si nous renonçons à l’une, toutes les autres en souffrent ; et nous n’en éprouvons d’ailleurs aucun soulagement mais nous avons seulement fait à l’amour de la vie le sacrifice de nos raisons de vivre. Gaston Paris ne put s’y résoudre et, au contraire, ce fut le moment qu’il choisit pour se charger de la lourde direction du Journal des Savants.

On avait supprimé la modeste subvention qui suffisait, depuis plus de deux siècles, à faire vivre ce doyen de nos Revues savantes, et on ne s’était soucié ni du dommage que sa disparition pouvait causer à la science, ni du tort qu’elle ferait à quelques-uns de nos confrères, dont les travaux spéciaux ne sauraient ordinairement trouver place dans les colonnes d’un journal du matin. Mais l’Institut de France ne se résigna pas, et il décida de continuer la publication du Journal des Savants en en prenant tous les frais à sa charge.

C’est dans ces conditions que Gaston Paris en accepta le fardeau, et nous, qui savons combien ce fardeau était lourd, nous ne pouvons douter qu’en s’ajoutant à tant d’autres fatigues la direction du Journal des Savants n’en ait aggravé singulièrement le poids. Il n’hésita cependant pas. « Les travailleurs de la pensée », comme on les a quelquefois ironiquement appelés, ont aussi leur héroïsme ! et la mort de Gaston Paris en peut servir d’une preuve éloquente. Il a succombé sous une tâche à laquelle je crois bien qu’il savait que ses forces ne résisteraient pas, mais que sa conscience lui faisait un devoir de ne pas écarter ; — et ainsi, Messieurs, sa mort a été le naturel couronnement d’une vie consacrée tout entière au travail ; qu’aucune ambition vulgaire n’a jamais détournée du but qu’elle s’était fixé tout d’abord, et dont on peut vraiment dire qu’elle a rempli l’idéal si bien défini par le poète : « Une grande pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr... » On oserait envier son destin, si l’on ne se souvenait que l’on parle en présence d’un cercueil, et s’il ne convenait de laisser au temps le soin d’adoucir ce que nous ne pouvons, ni ne voulons nous défendre aujourd’hui, de mêler d’amers et douloureux regrets à l’éloge de Gaston Paris.