INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS
DE M. SILVESTRE DE SACY
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. EMPIS
Le 14 décembre 1868.
MESSIEURS,
Encore un deuil pour l’Académie française ! Après l’orateur, c’est l’écrivain ingénieux et modeste qui va laisser un vide douloureux dans nos rangs. Il est vrai qu’une longue infirmité, supportée avec courage et douceur, tenait depuis quelques années déjà M. Empis éloigné de nous. Il n’avait pas fallu moins que le coup qui était venu le surprendre, au milieu d’une santé en apparence si florissante, pour le séparer de confrères qu’il aimait et dont il était aimé. M. Empis avait le cœur d’un véritable académicien. Il n’avait pas recherché l’honneur d’appartenir à l’Académie française comme un vain titre, comme une pure décoration. Nous l’avons vu, tant que sa santé n’y a pas mis un obstacle invincible, assister à nos séances, prendre part à nos discussions et y apporter le tribut de son esprit si juste et si droit. Aussi, nos regards le cherchaient-ils toujours à cette place que la maladie le forçait de laisser vide, et nous nous attristions de son absence. Mais nous savions qu’il vivait, que le coup qui avait frappé son corps n’avait pas étouffé tout le feu de son esprit, paralysé tous les ressorts de son âme, et qu’au milieu des soins que lui prodiguait l’art par les mains savantes d’un fils et des consolations qu’il trouvait dans l’étude et dans sa famille, la vie n’était pas pour lui sans charme et sans douceur.
Aujourd’hui c’est pour toujours que nous l’avons perdu ! Il ne nous reste plus de M. Empis, avec le souvenir d’un bon et aimable confrère, que ces œuvres où il a laissé la vive et durable empreinte de son esprit et de son cœur.
Messieurs, le triste devoir qui nous rassemble, votre deuil et le mien, m’avertissent assez que ce n’est ici ni le lieu ni le moment d’apprécier comme il le faudrait les titres littéraires de M. Empis. Une autre occasion se présentera de rendre pleine justice à l’observateur judicieux et fin, au peintre de nos travers, de nos faiblesses et de nos vices, à l’auteur lyrique et dramatique, applaudi sur presque tous nos théâtres. Si la renommée est quelque chose, tant de pièces charmantes y donnent assez de droits à M. Empis. On les reverra toujours avec plaisir ; on les lit encore avec un intérêt qui entraîne. L’auteur de la Mère et la Fille, de Lambert Symnel, de l’Agiotage, de l’Héritier, de la Demoiselle et la Dame, quelle que soit la part qu’aient eue à plusieurs de ces ouvrages d’habiles collaborateurs, a suffisamment assuré son nom contre l’oubli ou contre d’injustes dédains, et ne perdra pas la place honorable qu’il s’est faite dans la longue et glorieuse histoire du théâtre français.
Je ne veux pas même vous parler de son dernier et de son plus sérieux ouvrage, de celui où il a su allier avec tant d’art la vérité historique aux brillantes couleurs et aux libres développements du drame, heureuse imitation de Shakespeare, peinture fidèle de ce tyran cruel et bizarre, de ce scrupuleux Henri VIII qui croyait légitimer ses adultères aux yeux de Dieu et des hommes en tranchant avec le fer du bourreau les unions qui le gênaient ! Si rapidement que je retraçasse ces souvenirs tout littéraires, je craindrais de manquer à la sévérité religieuse de cette réunion et d’importuner votre deuil.
Mais ce que l’on ne saurait trop louer en ce moment même et devant la tombe de M. Empis, c’est le sentiment moral, la profonde honnêteté qui est comme l’âme de tout ce que sa plume a écrit. Drames ou comédies. une leçon sévère se cache toujours sous la forme brillante de ces pièces qu’on croirait d’abord n’être destinées qu’au divertissement des spectateurs. Trop souvent le roman et le drame, en condamnant pour la forme nos passions et nos faiblesses les plus coupables, les présentent sous un jour qui séduit et en inspire sourdement le venin. Tel n’est pas le théâtre de M. Empis. L’impression qu’on en remporte a plutôt quelque chose d’amer. Les imprudences y deviennent bien vite des fautes, et les fautes y sont punies comme des crimes. Si l’on est jeune, comment ne prendrait-on pas la résolution d’échapper à des écueils qui sont si voisins de l’abîme, et, si l’on est vieux, avec quelle joie et quelle reconnaissance envers le ciel ne se félicite-t-on pas d’y avoir échappé !
Messieurs, c’est que les œuvres d’un véritable écrivain, dans quelque genre que ce soit, nous offrent toujours et avant tout le portrait de son cœur. M. Empis était un honnête homme. L’éloge peut paraître banal et vulgaire ; le sens en est énergique et profond quand on l’applique à un homme tel, que M. Empis. La droiture, la sincérité, le besoin de faire son devoir et la force d’exiger des autres qu’ils tissent le leur, formaient le fond du caractère de M. Empis. Tel il est dans ses ouvrages, tel il était dans sa vie, tel on l’a vu dans les diverses fonctions administratives qu’il a remplies, chef de division de la liste civile, directeur du Théâtre-Français, inspecteur général des bibliothèques publiques. Cet inviolable attachement à la règle a pu lui susciter quelquefois des difficultés et des chagrins : mais ses difficultés et les chagrins ne sont, dans ce cas, qu’un honneur de plus, et il y a que toujours du mérite à ne pas contenter tout le monde ! M. Empis ne tenait qu’à contenter sa conscience ; il y tenait jusqu’à l’obstination. Les lettres elles-mêmes, qu’il aimait tant, ces chères lettres ne venaient pour lui qu’au second rang ; le devoir passait le premier. Comment faisait-il donc pour concilier des occupations en apparence inconciliables, pour être à la fois un de nos écrivains dramatiques, les plus féconds et un administrateur toujours à son poste ?
Je vous l’ai déjà dit, Messieurs. L’homme de conscience fait d’abord tout ce qu’il doit faire. Si l’homme de conscience est, en outre, un homme de passion, de passion honnête et noble, le temps ne lui manquera jamais.
Messieurs, c’est bien peu de chose que ce monde ! Sa figure passe et se fane bien vite. La droiture, la probité inflexible, l’amour de la justice, voilà ce qui ne passe pas. Écrivain, M. Empis a obtenu de ces succès qui flattent le plus l’amour-propre. Les portes de l’Académie française se sont ouvertes à son talent. Il a occupé des places importantes, reçu des honneurs et des décorations. Avec tout cela, il aurait pu être malheureux et, en ce jour, il ne nous resterait qu’à le plaindre.
Mais M. Empis a été droit, ferme et sévère dans l’accomplissement de ses devoirs, délicat dans ses sentiments : il n’a cherché la satisfaction de son cœur que dans la vie domestique, auprès d’une compagne capable et digne de le comprendre et le seconder dans ses goûts, artiste elle-même le pinceau à main, et aussi fière des succès de son mari que M. Empis était justement fier des succès de sa femme. Tout ce qu’un honnête homme doit être en un mot, M. Empis l’a été, et voilà pourquoi, malgré les infirmités qui l’ont atteint prématurément, nous avons la consolation de pouvoir dire, à cette heure où nous avons toute sa vie sous les yeux, que M. Empis a été heureux, heureux par sa mort même qui semble n’avoir devancé de quelques heures le coup terrible et subit dont son cœur paternel aurait été déchiré que pour épargner une douleur si cruelle à la paix de son dernier soupir !