Funérailles de M. Émile Augier

Le 28 octobre 1889

François COPPÉE

FUNÉRAILLES DE M. ÉMILE AUGIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le lundi 28 octobre 1889.

DISCOURS

DE

M. FRANÇOIS COPPÉE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES AUTEURS DRAMATIQUES

 

 

MESSIEURS,

Il y a quelques années, à la fin d’un banquet offert à Victor Hugo, Émile Augier, que les écrivains français avaient choisi comme le plus digne de parler au nom de tous, terminait son toast à l’auguste poète par ce simple et admirable mot : « Au Père ! »

Au Père ! dirai-je à mon tour. Car, dans le groupe fraternel des auteurs dramatiques, dont je suis ici l’humble interprète, tous les cœurs sont pénétrés d’une douleur vraiment filiale. Oui, à notre père, à notre maître, à notre chef, donnons les fleurs dont nos mains sont chargées, les larmes dont nos yeux sont pleins, et associons notre deuil de famille au grand deuil de la patrie.

Aujourd’hui la France est triste. Elle voit s’éteindre une des plus brillantes étoiles de son ciel intellectuel, et, tout en recueillant avec orgueil et piété l’héritage de chefs-d’œuvre que lui lègue Émile Augier, elle dit adieu à l’un de ses meilleurs fils.

Français ! il l’était par excellence, celui qui ressemblait au roi béarnais, dont il avait le rare sourire, tout ensemble fin et loyal. Français ! il l’était par toutes les vertus de notre race, esprit, bravoure, bonté. Français ! il l’était surtout par son probe et mâle génie.

Ce fut la nuit, en secret, à la lueur de quelque honteuse lanterne que, le 17 février 1673, dans un coin perdu du cimetière Saint-Joseph, on enfouit le corps de Jean-Baptiste Poquelin. Mais, invisible et présente, la Muse de la France était là. Les temps sont meilleurs, sans doute, où peuvent se réunir autour du cercueil d’Émile Augier, parmi la pompe et les honneurs mérités, la reconnaissance des Comédiens qui personnifièrent ses créations magistrales, la fierté de l’Académie française dont sa présence fut si longtemps l’ornement, tant de douleur, tant d’amitiés, tant d’admirations ! Mais il convient de prononcer immédiatement après le nom de l’auteur du Bourgeois gentilhomme celui de l’auteur du Gendre de M. Poirier, et d’évoquer la figure voilée de la France devant la dépouille d’un poète qui a si hautement honoré l’esprit national et qui a servi avec tant de force et d’amour la raison, la justice et la vérité.

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que je retrace devant vous la carrière du maître que nous pleurons. Elle a été heureuse et glorieuse. Son temps fut juste pour lui. Depuis la Ciguë, pure œuvre d’art qui résume toute la grâce antique, comme une statuette sortie, intacte et exquise, des fouilles d’Olympie ou de Tanagra, depuis la Ciguë jusqu’à cet émouvant et robuste drame des Fourchambault, qui naguère encore secouait tous les cœurs, Émile Augier n’a compté que d’éclatants succès. Que, dans Gabrielle, qui est une comédie d’une haute moralité, il mît hardiment dans la bouche de personnages contemporains le ferme alexandrin du XVIIe siècle ; que, dans l’Aventurière, il fît passer, à travers ce même vers classique, le souffle du lyrisme et de la fantaisie ; que, pris d’une vertueuse indignation, il marquât, dans le Mariage d’Olympe, la fille triomphante avec le fer rouge de la satire ; qu’après un regard épouvanté sur les progrès d’un luxe corrupteur, il dénonçât la courtisane mariée, la lionne pauvre ; — toujours il nous faisait admirer et applaudir des œuvres d’une composition solide et harmonieuse, d’un intérêt poignant et irrésistible, où l’action et le dialogue courent, de l’exposition au dénouement, dans une seule et large coulée d’éloquence et de verve, où les répliques se croisent et se heurtent avec des chocs et des éclairs d’épées. Œuvres parfaites, nourries de force comique, où l’émotion et le rire jaillissent des entrailles mêmes du sujet, de la logique des situations, de l’humanité des caractères; œuvres exemplaires, toujours inspirées par la morale la plus hautaine et l’absolu mépris des préjugés, et qui font reculer, comme devant un éblouissant miroir, tous les mensonges et toutes les hypocrisies.

Si succinct que soit l’éloge que je puisse faire en ce moment du théâtre d’Émile Augier, je commettrais cependant un impardonnable oubli, si je n’en mesurais pas d’un regard la portée sociale.

Esprit sincèrement démocratique, fils d’une Révolution dont l’effort vers un idéal de justice doit faire oublier les excès, Émile Augier avait constaté, avec une tristesse amère, combien cette Révolution avait été incomplète dans ses conséquences et quelles inégalités elle avait laissé subsister entre les hommes. Aussi a-t-il mis le doigt sur la plaie de la société moderne en signalant, en attaquant, avec autant d’insistance que de générosité, l’inique et monstrueux pouvoir de l’argent.

Relisez d’un trait, à ce point de vue, les comédies d’Augier. Le type dont elles nous offrent le plus de variétés, celui que le satirique se plaît à poursuivre de ses traits les plus cruels, c’est le bourgeois plein d’or et de vanité, dont la sottise égale la mauvaise foi, c’est le parvenu sans scrupule, persuadé que la richesse tient lieu de mérite et d’honneur. Qu’il se nomme Charrier, Roussel, Maréchal, Guérin, Poirier même, ce personnage incarne et symbolise l’aristocratie de l’argent qui pèse sur le monde bien plus lourdement que la noblesse d’autrefois. C’est si bien là l’opinion du poète, que lorsqu’il met en scène des gentils-hommes, il ne dissimule pas son indulgence. Certes, il condamne l’ancien régime, mais sa sympathie pour les vaincus est manifeste, et, tout en raillant leurs ridicules, il leur laisse toujours de la dignité ou du moins quelque grâce. Pour le parvenu, au contraire, il est impitoyable. Il semble deviner un péril prochain dans le scandale si fréquent des fortunes mal acquises, et, pour mieux éclairer cette redoutable question, il a jeté sur elle le jour puissant de l’antithèse. À côté de l’enrichi, du triomphateur indigne, il a montré son ennemi naturel, le déclassé, et il en a tracé un portrait impérissable. Giboyer, c’est l’homme pauvre et instruit, mourant de faim avec un diplôme dérisoire dans la poche de son habit râpé, c’est l’intelligence vassale du sac d’écus. Prenez garde à ce bohème ! Le poète, généreux pour ceux qui souffrent, lui a laissé au cœur un grand sentiment, l’amour paternel. Mais combien de Giboyers n’y portent que de la révolte et de la haine ! Prenez garde à ce bohème ! Derrière les ironies effrontées de Figaro, gronde l’orage de 93, Derrière le rire de forçat de Giboyer, n’entendez-vous pas les feux de peloton de la Commune ? Ici l’auteur des eut le don de prophétie, fut vraiment le vates antique. Hélas ! il y a toujours des riches égoïstes et durs, il y a toujours des pauvres cyniques et envieux. Le problème n’est pas résolu. Du moins Augier l’a-t-il courageusement posé. Ce sera son éternel honneur.

Ce théâtre excellent, qui contient tant de profondes vérités, tant de salutaires enseignements, se recommande encore à notre admiration par un don suprême qui lui assure la durée, par la force et la beauté du style. Sobre, énergique, concis, tout en muscles, le style d’Augier, surtout d’Augier prosateur, garde toujours, sous ses vives couleurs, sous ses pittoresques expressions puisées à la source mère, dans la géniale langue du peuple, cette ferme syntaxe à qui l’on peut appliquer le mot d’Ingres sur le dessin, en disant qu’elle est la probité de l’art. Celui qui a su donner à son verbe tant de relief, d’originalité et de puissance, peut attendre en paix le verdict définitif de la postérité elle le placera parmi les classiques français.

C’est sur ce mot que j’inclinerai une dernière fois devant ce cercueil la douleur de la Société des Auteurs dramatiques.

Adieu, Maître ! Nous te saluons devant le grand mystère, que tu as aujourd’hui pénétré. Mais nous t’y voyons disparaître avec confiance, sûrs que nous sommes que tu entres à présent dans le séjour de gloire, de lumière et de certitude, où vont les justes, où vont les nobles cœurs et les grands esprits, et au seuil duquel Molière, ton aïeul, te tend les bras.