DISCOURS PRONONCÉ PAR
M. FRÉDÉRIC MASSON
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
AU NOM DE LA « SABRETACHE »
AUX FUNÉRAILLES DE M. ÉDOUARD DETAILLE
MEMBRE DE L’INSTITUT
Le Vendredi 27 décembre 1912.
MESSIEURS.
Édouard Detaille n’a pas été seulement le peintre de l’armée, l’évocateur prestigieux de ses gloires, le patriote sans défaillance qui, depuis les jours de l’année terrible, a professé une confiance inébranlable aux destinées de la patrie ; il ne s’est pas proposé seulement de servir par le pinceau la nation qu’il avait noblement défendue par l’épée, il a, pour cette religion dont il prêchait le culte par toutes les ressources de son art, exercé un autre apostolat et ménagé d’autres enseignements. Par ses tableaux, il s’était fait le plus éloquent professeur de patriotisme; il jugea pourtant que nulle leçon n’est supérieure à la leçon de choses et ce fut celle-là qu’il entreprit de donner au peuple.
À la suite de cette exposition de 1889, qui fit défiler dans les baraquements de l’Esplanade, devant des uniformes, des armes... des guenilles des millions de visiteurs, bruyants à l’entrée, silencieux et pénétrés à la sortie, Detaille, qui avait été l’un des organisateurs principaux de cette manifestation, s’entoura de quelques amis qui rêvaient comme lui de transformer en un musée permanent ce qui n’avait été qu’une exhibition précaire et momentanée. Établir, allumer, étendre constamment ce foyer d’enthousiasme, tel était notre but. Officiers, artistes, littérateurs, amateurs, combien étions-nous ? Une vingtaine, mais Detaille à la tête, avec Meissonier et, le général. Vanson.
Ce fut pour rendre hommage au premier des artistes français qui eussent, avec Vernet, apporté dans la représentation du soldat le sens de la réalité que Detaille engagea notre Sabretache dans la souscription qui, grâce à Frémiet, érigea un monument à Raffet dans les jardins du Louvre. Le tambour symbolique, battant autour de la colonne sa caisse qui sonne étrange, éveilla cette fois les vivants et les appela au culte des morts. Le jour où l’on inaugura cette évocation de la Revue Nocturne, la Sabretache était vraiment fondée. Nous étions vingt, on fut cent ; on publia un carnet où le général Vanson groupa l’effort de ses camarades et où Detaille jeta d’admirables aquarelles qui font de nos premiers volumes des raretés incomparables. On était cent, on fut cinq cents, on reçut des dons, on fit des achats, on forma des collections. Le ministre de la Guerre accorda une salle dans l’hôtel des Invalides ; on en paya les vitrines et on y porta tous les objets qu’on avait recueillis. Édouard Detaille et la Sabretache avaient fondé le Musée de l’Armée, et l’enseignement patriotique qu’y puisent les générations nouvelles : la glorification du sacrifice sanglant à la patrie, c’est Detaille qui l’a ouvert, antidote infaillible aux doctrines abominables des anarchistes et des pacifistes. C’est lui qui, grâce à notre cher et illustre Gérôme, a érigé, sur la morne plaine, l’hommage aux morts du dernier carré ; c’est lui qui a préparé, pour les champs des dernières victoires, des colonnes commémoratives et ménagé l’érection prochaine du monument de Rocquencourt. Il a donné à la Sabretache son temps, son talent, son argent, sa vie; il nous a prêté de sa gloire ; il nous a couverts de son prestige. Nous étions vingt, nous sommes douze cents.
Messieurs, si mes chers et honorés collègues, l’amiral Duperré et le général de Monard, m’ont imparti le douloureux honneur d’apporter, au nom de la Sabretache, cet hommage de piété, de reconnaissance et d’admiration à notre président, c’est qu’ils savent par quels liens de profonde tendresse Detaille et moi étions unis depuis plus de quarante ans. Ils ont pensé que pour traduire notre affectueuse douleur, il fallait la voix d’un de ses plus vieux amis. Ceux-là qui l’ont aimé comme il méritait d’être aimé peuvent témoigner que ce cœur valait mieux encore que cet esprit. D’autres ont dit ce qu’était le peintre. Je sais ce qu’était l’homme. Il y avait chez lui une générosité, une charité, une ardeur à se dépenser pour les autres qui constituent la vertu suprême.
Il fut un homme de bonne volonté et il aima les hommes de bonne volonté ; il a fait le bien partout où il a passé ; il l’a fait intelligemment, posément, sans illusion, car il était le plus averti des Parisiens ; il voulait bien se laisser duper, mais il n’était point dupe. Pourtant, nul n’avait de telles ressources d’amitié, ni une telle passion à rendre service. Je l’ai vu un jour désespéré : c’était qu’en réunissant toutes ses épargnes, en vendant de ses tableaux à vil prix, il n’arrivait point à parfaire la somme qui devait sauver un de ses anciens camarades. — Et c’eût été pour la dixième fois !
Ah ! oui, il méritait qu’on l’aimât...
Celui auquel nous adressons ce suprême adieu a donné par sa vie et par ses œuvres les plus belles des leçons. Aimer et servir la Patrie et l’Armée, voilà l’enseignement qu’il laisse à Ceux de la Sabretache. Pour honorer la mémoire de leur président, ils redoubleront de zèle et d’énergie ; mais comment remplacer jamais l’être excellent, l’admirable artiste, le grand patriote endormi pour son dernier sommeil, et par quel mot exprimer dans cet adieu la tristesse désespérée de mon cœur !