Funérailles de M. Droz

Le 12 novembre 1850

François GUIZOT

FUNÉRAILLES DE M. DROZ

DISCOURS DE M. GUIZOT,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. DROZ,

Le mardi 12 novembre 1850

 

 

MESSIEURS,

On a beau avoir été abreuvé d’expériences douloureuses, on ne s’attend jamais à la mort de ses amis. Depuis longtemps nous ressentions pour l’homme rare, pour le confrère excellent que nous venons de perdre, les plus vives inquiétudes.

Quand nous le voyions, il y a précisément huit jours, entrer à l’Académie si maigre, si pâle, si faible, parlant à peine, se soutenant à peine, enveloppé de la tête aux pieds dans son manteau comme une ombre dans son linceul, nous nous demandions avec un triste effroi : « Vivra-t-il demain ? » Demain est venu, et il est mort. Et sa mort nous a surpris comme un coup imprévu. Je le sens et je le redis devant cette tombe, et au milieu de toutes ces tombes ; on ne s’attend jamais à la mort.

Je ne sais si M. Droz s’y attendait ; mais, prévue ou imprévue, lente ou soudaine, il pouvait voir venir la mort sans crainte, car il y était admirablement préparé. Je ne connais pas, je n’imagine pas une vie plus pure et plus harmonieuse, où les idées et les actions, le caractère et la destinée aient été dans un plus complet et plus bel accord. Un moment, dans les premiers jours de sa jeunesse, M. Droz prit part à l’activité orageuse de son pays. Il entra comme volontaire dans le bataillon du Doubs, et fut bientôt élu officier par ses camarades, parmi lesquels était un autre jeune soldat, devenu depuis le général Baudrand ; comme lui, homme et citoyen excellent, parfait modèle de vertu simple et forte dans les camps et dans les cours également sincère, courageux et dévoué dans le service de sa patrie ou de son roi. Au bout de trois ans qui les unirent d’amitié pour toute leur vie, leurs destinées se séparèrent : M. Baudrand poursuivit à l’armée sa glorieuse carrière ; M. Droz rentra dans la vie civile, et quitta bientôt Besançon pour venir à Paris se consacrer tout entier aux lettres et à la philosophie. Pendant cinquante ans, il ne s’en est pas un moment laissé distraire. Ses affections, ses travaux pour la recherche et la propagation de la vérité morale, la part qu’il prenait, comme spectateur patriote, aux évènements qui faisaient le sort de son pays, ce fut là toute sa vie ; il n’en chercha et n’en accepta aucune autre. Quelle autre lui eût donné ce qu’il trouva, dans celle-là, de bonheur si doux et d’honneur si pur ? Dieu ne lui a point épargné, dans sa famille, les épreuves douloureuses ; mais il lui a laissé, jusqu’à sa dernière heure, les joies qui aident à supporter les épreuves. Il est mort entouré de ses enfants, de trois générations de ses enfants, tendrement aimé de ces jeunes cœurs et les aimant comme s’il eût été encore jeune lui-même. Ses études philosophiques, si bien accueillies du public, ont été couronnées, pour lui-même, du plus souhaitable succès, car elles l’ont conduit à placer le bonheur dans la vertu et à se reposer dans la foi. Il est mort chrétien, fervent dans ses convictions, et toujours respectueux et doux pour les convictions d’autrui. Sans prendre à la politique de son pays une part active, il s’y est constamment associé d’une façon bien honorable. Il a été, dans tout le cours de tant d’événements si prodigieux et si mêlés, l’un de ces juges intègres, l’un de ces interprètes de la conscience publique qui, voyant passer devant eux les choses et les hommes, les apprécient et les qualifient avec une vertueuse indépendance, selon les lois de la morale et du bon sens. C’est un beau mérite et un grand honneur que de faire retentir d’avance, au milieu des orages de son propre temps, la voix des honnêtes gens de la postérité.

Quand on a ainsi vécu sur la terre, on entre avec confiance dans l’éternité ; mais on laisse derrière soi un grand vide et de longs regrets. La génération qui s’agite maintenant dans le monde avec tant d’efforts, et au sein de si profondes ténèbres, a besoin d’avoir sous les yeux des caractères tels que celui de M. Droz. C’était une âme rare, dans un état parfaitement sain. Il avait à la fois peu d’ambition et beaucoup d’espérance ; point de fièvre et point d’abattement. Il était modeste pour lui-même, exigeant et fier pour l’humanité. Sa mort n’est pas seulement un grand malheur pour sa famille et une perte douloureuse pour l’Institut ; il était, pour k pays, un bel exemple moral qui lui manquera.