FUNÉRAILLES DE M. DE JOUY
DISCOURS DE M. E. DUPATY,
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
Noble cœur, noble esprit, généreux ami, les circonstances d’une vie glorieuse, dont la Guerre, les proscriptions, et les triomphes littéraires n’ont point troublé la sérénité, avaient conduit ta vieillesse sous les ombrages renommés de Saint-Germain, et t’avaient donné pour retraite le château célèbre qui fut habité par François Ier, Henri IV et Louis XIV ; où le grand roi reçut Molière, Racine. Corneille et Bossuet, où toutes les illustrations de son temps avaient eu leur place, où la tienne était marquée. Ce château, qui fut le séjour de la gloire, fut aussi l’asile du malheur : Jacques II s’y réfugia pour pleurer sa couronne, et toi, perte bien plus grande pour un père, tu vins y pleurer ton petit-fils, qui avait, comme toi, commencé glorieusement sa vie dans la carrière des armes. Sa mort te porta le coup dont tu mourus le même jour que lui, cinq ans plus tard ; fatal anniversaire, qui réunit dans la même tombe l’aurore de ton enfant et le déclin de ta vie.
Aujourd’hui, tu sors de ce palais, où la Vallière, dans la tristesse de ses plaisirs, rêva peut-être à sa conversion ; où ton gendre, par une administration habile et paternelle, a fait d’un pénitencier militaire, une école de mœurs, de travail et de discipline ; où ta fille, placée entre les deux grandes douleurs de la perte accomplie d’un fils et de la perte menaçante d’un père, t’a prodigué tous les soins qui lui furent inspirés par l’amour le plus tendre et la vertu la plus pure ; où tu as donné l’exemple de l’enjouement dans la souffrance, de l’élévation des sentiments dans l’abaissement des facultés de la vie, et de cette philosophie douce et résignée qui faisait dire au poète Mesnard :
C’est ici que j’attends la mort,
Sans la désirer ni la craindre.
Quand nous te conduisions vers ce champ de l’égalité, où nous ne sommes distingués que par le souvenir de nos talents et de nos actions, si un Anglais m’eût demandé : Quel est celui que vous pleurez ? je lui aurais dit : C’est Addison ! Si un Espagnol m’eût fait la même question, je lui aurais répondu : C’est Cervantès ! Si quelqu’un ignore ici ce qu’il a été, qu’on l’écoute, il va vous l’apprendre ; une âme n’est bien connue que d’elle-même. Une voix éloquente, au nom de l’Académie, vous a raconté sa gloire ; c’est lui qui va maintenant révéler ses plus intimes pensées. Généreux ami, souffre que l’amitié fraternelle, qui prendrait le nom de piété filiale, si l’âge le lui permettait, ressuscite ta voix éteinte, et redise les paroles que tu écrivis il y a cinq ans, quand la mort de ton petit-fils te faisait prévoir la tienne.
« Les yeux encore humides des larmes que me fait répandre la mort de mon petit-fils aîné Camille Boudonville, je donne à son frère Oscar, le seul petit-fils qui me reste, mon portrait en miniature. Chaque fois qu’il jettera les yeux sur cette image de son aïeul, qu’il se souvienne de cette maxime dont j’ai fait la règle de ma vie : Il n’y a d’estime sur la terre que pour l’homme utile, de gloire que pour l’homme d’honneur, de bonheur dans ce monde et dans l’autre que pour l’homme de bien.
« Je verse sur mon gendre Boudonville mes plus tendres bénédictions en récompense du bonheur dont il n’a cessé de combler les jours de sa femme ; je le prie de réserver pour lui seul, ma montre d’or à répétition : elle a marqué pendant 40 ans les heures les plus studieuses de ma vie, et je désire quelle lui rappelle que, dans cet emploi de mon temps, l’avenir de mes enfants n’a jamais été étranger à ma pensée.
« Je déclare que je sors de ce monde bien persuadé que je vais en trouver un meilleur. Je meurs convaincu de l’immortalité de mon âme et de l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur, sans lequel l’énigme de la vie est sans mot, la vertu sans fondement, et l’univers sans but.
« Je fais hommage de mon buste en marbre à l’Académie française, et je recommande à ma fille de faire graver pour épitaphe sur la pierre de mon tombeau :
J’ai consacré ma vie à de nobles travaux ;
Par un double sentier j’ai poursuivi la gloire ;
J’ignore l’avenir promis à ma mémoire,
Et ce doute n’a point altéré mon repos ;
Satisfait de penser à mon heure dernière,
Quand mon âme brisait son terrestre lien,
Qu’on pourra lire sur la pierre,
Qui couvre aujourd’hui ma poussière,
Ci-gît un homme de bien.
Homme de bien, l’Académie française conservera ton buste et ta mémoire ; elle célébrera ta gloire ; elle confie ta cendre à la royale et hospitalière cité de Saint-Germain, dont la terre te sera légère et dont le beau ciel te sera doux.