DISCOURS DE M. PATIN,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. DE CHATEAUBRIAND.
À Paris, le 8 juillet 1848.
MESSIEURS.
Les funérailles succèdent aux funérailles. Il y a deux jours, la France a conduit au tombeau les restes de ces citoyens généreux qui ont sauvé, au prix de leur sang, l’ordre social : hier elle honorait de ses larmes pieuses le pontife qui a donné saintement, héroïquement, sa vie pour son troupeau : et voilà qu’aujourd’hui encore il lui faut ensevelir le premier de ses écrivains, celui de qui les lettres contemporaines ont reçu le mouvement et la vie, à qui, plus qu’à tout autre, elles devront le rang qui pourra leur être assigné à la suite des grandes époques de l’esprit français.
Il y aura bientôt un demi-siècle qu’apparurent, à de courts intervalles, le Génie du Christianisme, Atala, René, les Martyrs, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, il suffit de les nommer ; productions éclatantes, dont on fut d’abord comme ébloui, productions fécondes qui, changeant le cours des idées et des sentiments, ramenant les imaginations dans des voies depuis trop longtemps négligées, ouvrirent à tous les travaux de la pensée, critique, histoire, poésie, une carrière nouvelle.
Une voix jeune, d’un accent encore inconnu, pleine de force, de vivacité, de charme, imposant impérieusement silence à d’injustes dérisions, y célébrait éloquemment la beauté morale et poétique de cette religion dont une main puissante venait de relever les autels. L’antiquité profane elle-même, tant de fois expliquée, interprétée, et par de si grands maîtres, s’y éclairait, dans d’ingénieux parallèles avec les monuments de l’art chrétien d’une lumière inattendue. Des tableaux où s’exprimaient, dans leur rudesse barbare ou leur simplicité naïve, les mœurs des vieux âges, y révélaient le secret, depuis heureusement divulgué, d’une vérité de pinceau jusque-là étrangère à nos annales. Des descriptions du coloris le plus varié et le plus vif, des traits de passion d’une énergie pénétrante, y attestaient les nombreuses découvertes faites sur tous les rivages et dans tous les replis du cœur par une jeunesse enthousiaste et souffrante. Enfin on y contemplait avec étonnement la naissante merveille d’un style vraiment original, tantôt empreint de tristesse, tantôt resplendissant d’images, qui, d’une part, se rattachait respectueusement aux traditions sévères du dix-septième siècle, et, de l’autre, se laissait emporter avec bonheur à des allures libres, hardies, aventureuses ; qui, par une harmonie presque musicale, par l’audace des figures, s’approchait, sans la franchir, de la limite indécise où la prose confine à la poésie.
Ce style, d’une souplesse admirable, se modéra sans se refroidir, se réduisit à n’être que fort et véhément, quand le cours des années eut détourné l’ambition littéraire de M. de Chateaubriand vers les compositions historiques ; quand le grand changement qui appelait la France, devenue libre, à la discussion de ses intérêts, eut fait de lui un publiciste et un orateur. Tant de luttes mémorables auxquelles nous avons depuis assisté n’ont fait oublier à personne quelle ardeur infatigable, quelle incomparable verve il porta dans la polémique, avec une passion qui ne fut jamais sans générosité et sans grandeur.
Le chantre des Martyrs, « quittant la lyre avec la jeunesse, » avait dit à sa Muse : « O Muse ! je n’oublierai point tes leçons ; je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l’as placé. » On lui doit cette louange, qu’il a tenu son noble engagement. Il ne m’appartient pas, et ce n’est pas le lieu d’apprécier les partis, les hommes d’État que notre âge a vus se mêler, se succéder en si grand nombre sur la scène mouvante de nos dissensions civiles. L’histoire les jugera et fera à chacun, dans son impartialité, la juste part d’éloge ou de blâme qui lui revient. Mais nous n’attendrons pas son jugement pour proclamer que M. de Chateaubriand, partout où ses rares talents trouvèrent leur naturel emploi, dans les conseils du pays, dans le cabinet des princes, dans les congrès, parmi les inévitables entraînements de la vie la plus tumultueuse, se montra constamment préoccupé du soin de nos libertés au dedans, de notre puissance, de notre dignité au dehors ; qu’il chercha surtout l’unité de sa carrière politique dans les sacrifices éclatants par lesquels, et au début et à la fin, il témoigna de son inaltérable fidélité à d’augustes infortunes.
La récompense ne lui a pas manqué ; le respect public, qui n’accompagne pas toujours la gloire, l’a suivi dans cette retraite de la vie privée et des affections domestiques, dans ce cercle d’amis où par degrés s’est retirée, s’est recueillie sa vieillesse fatiguée : et de là son nom si longtemps mêlé aux disputes violentes des écoles littéraires, des partis politiques, et sorti de cette épreuve, par un rare privilége, grand et honoré, a rayonné d’un pur éclat au-dessus de nos orages.
Hélas ! dans ces derniers temps, l’accablement de l’âge, la douleur de pertes cruelles l’acheminaient visiblement au terme fatal qu’il avait de bonne heure, en chrétien, envisagé sans effroi, mais dont se détournaient ses amis, ses nombreux admirateurs, qu’ils cherchaient à se cacher. L’Académie française voyait venir avec anxiété le moment cruel on il lui faudrait se séparer tout à fait de l’illustre confrère qui avait été pendant de longues années son orgueil et sa parure. Quand ce moment trop prévu est arrivé, elle en a éprouvé une douleur dont je voudrais être un moins impuissant interprète, une douleur que n’emportera pas cet adieu suprême, et qui s’accroîtra en nous du progrès de notre admiration pour une noble vie et des œuvres immortelles.