Funérailles de M. Claude Bernard

Le 16 février 1878

Alfred MÉZIÈRES

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES

DE

M. CLAUDE BERNARD

MEMBRE DE LACADÉMIE FRANÇAISE ET DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES

Le samedi 16 février 1878.

DISCOURS

DE

M. MÉZIÈRES

CHANCELIER DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

En l’absence de notre Directeur, retenu loin de nous par une maladie cruelle. C’est au chancelier de l’Académie française que revient le douloureux honneur de parler sur cette tombe si brusquement ouverte. Vous me pardonnerez de le faire en peu de mots. Le grand esprit auquel la France, sur la proposition généreuse du ministre de l’instruction publique, rend aujourd’hui un hommage national, aimait trop la précision et la sobriété en toutes choses pour ne pas imposer à ceux qui parleront de lui une loi qu’il s’imposait à lui-même. Toute parole vaine serait indigne de cette noble mémoire. Je n’oserais vous entretenir des rares qualités du savant sans craindre de profaner, par des jugements vagues ou superficiels, un sujet qui appartient aux interprètes autorisés de la science.

Parmi tous les mérites de M. Claude Bernard, vous me permettrez de choisir ceux qui relèvent plus particulièrement de notre compagnie. Car nous le réclamons, nous aussi, comme un des nôtres, comme un de ceux qui nous ont le plus honorés.

Ce savant, étranger à tous les artifices du langage, qui passait sa vie dans son laboratoire, qui n’aimait et ne poursuivait que la vérité scientifique, rencontrait seuls les chercher les paroles les plus propres à exprimer sa pensée et, pour ainsi dire, les plus littéraires. Il les rencontrait précisément parce qu’il ne les cherchait pas. C’était la délicatesse de sa méthode et la force de sa méditation qui se traduisaient naturellement dans une langue substantielle, où les idées tenaient plus de place que les mots, exempte pourtant de sécheresse et comme adoucie par une grâce sévère.

Vous vous souvenez de l’admiration qu’.inspira à tous ceux qui lisent le beau travail sur le curare, publié en 1864 par la Revue des Deux-Mondes. L’impression de grandeur que produisait ce style à la fois souple et puissant, l’abondance et l’ampleur des idées reportaient vers les œuvres de Buffon, de Bichat, de Cuvier. On reconnaissait un écrivain très-différent de ses devanciers, plus simple, plus attentif aux détails, engagé dans des études plus minutieuses et plus délicates ; mais à travers toutes ces différences, un esprit de même race et de même vol.

Ce fut comme la révélation d’une éloquence nouvelle, destinée à faire pénétrer partout, sous la l’orme la plus heureuse, les résultats essentiels des grandes découvertes de la physiologie.

Jusque-là le nom glorieux de M. Claude Bernard appartenait uniquement à la science; à partir de ce moment, les lettres le réclamèrent également et l’Académie française songea à lui ouvrir ses portes. Il y entra en 1868, avec une modestie charmante, et comme étonné d’un succès qui n’étonnait que lui. Je l’entends encore lisant, d’une voix timide, sans l’ombre d’une prétention, un des discours les plus vigoureux et les plus originaux qui aient été prononcés à l’Institut.

Notre illustre confrère ignorait l’art, même innocent, de faire valoir ses idées. Une fois qu’il les avait trouvées et exprimées, il les abandonnait leur sort, sans aucun souci de leur popularité. Par ce trait délicat de son esprit, M. Claude Bernard méritait encore de nous appartenir et de représenter parmi nous les plus pures traditions du goût français. La mesure, qui est la qualité commune de nos bons écrivains, ne consiste pas seulement à écarter du langage les paroles inutiles ou emphatiques : il y a chez les gens de goût un éloignement instinctif pour la recherche, une aversion de la mise en scène, qui les préserve de la tentation d’exagérer leur importance personnelle, même quand ils croient à celle de leurs idées.

Ce respect de soi-même, cette discrétion dans le jugement qu’on porte de soi, cette crainte de surfaire la valeur vraie de ses découvertes en y ajoutant le bruit factice qui vient du dehors, achèvent la physionomie littéraire et morale de M. Claude Bernard.

Assurément, les tentations ne lui manquèrent pas. Conduit par ses travaux à la frontière de la philosophie, il eût pu être entraîné hors du domaine expérimental par le désir de prendre parti entre les cieux grandes écoles qui se disputent le monde moderne: il eût obtenu ainsi, avec les applaudissements des uns, avec les malédictions des autres, le surcroît de renommée qu’apporte au talent l’ardeur des controverses philosophiques et religieuses. Il s’y refusa toujours, non par prudence, mais l’art loyauté. Il ne se croyait pas autorisé à tirer de ses recherches des conclusions trop étendues : il indiquait lui-même le point précis où s’arrêtaient ses connaissance, comme s’il ne voulait pas permettre à sa pensée d’en dépasser les limites : rare exemple de bonne foi et de sincérité envers soi-même que nous pouvons présenter aux jeunes générations avec un légitime orgueil !

Les leçons que laisse derrière lui M. Claude Bernard ne sont pas seulement renfermées dans ses cours et dans ses livres. Sa vie tout entière est un exemple ; il a vécu pour la science et pour la vérité ; il est mort pour les avoir trop bien servies et pour n’avoir point ménagé ses forces. L’Académie française n’oubliera pas le concours actif qu’il apportait à nos séances, la part importante qu’il a prise pour la définition des mots scientifiques à la nouvelle édition de notre Dictionnaire, le souvenir cher et respecté qu’il laisse à chacun de nous, la douleur profonde avec laquelle ceux d’entre nous qu’il honorait plus particulièrement de son amitié voient disparaître un si grand esprit et un si noble cœur.