INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS
DE M. SILVESTRE DE SACY
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. BERRYER
Le lundi 7 décembre 1868.
MESSIEURS,
L’Académie française vient exprimer par ma bouche ses regrets et sa douleur sur la tombe de l’orateur illustre qu’elle se flattait de compter longtemps encore parmi ses membres. La mort de M. Berryer n’est pas, il est vrai, une mort prématurée. Voilà plus de cinquante ans que son nom est célèbre et qu’il se rattache à tous les événements dont notre pays a été le théâtre dans le cours de ce demi-siècle. Mais qui n’aurait pas oublié l’âge de M. Berryer, au feu qui brillait dans ses yeux, à l’ardeur de sa parole, la jeunesse de son talent et de son cœur ? Aussi, malgré les longs assauts que lui a livrés un mal cruel et qu’il a supportés arec tant de courage et de résignation chrétienne, espérait-on encore, presque jusqu’au dernier jour, que la force de sa constitution, que l’énergie de son âme sortiraient victorieuses de la crise, et que tant de vie ne succomberait pas sous les attaques de la mort !
M. Berryer n’est plus. L’éloquence portera longtemps le deuil de celui auquel elle a dû tant de mémorables journées.
Messieurs, organe et représentant bien modeste de l’Académie française, vous n’attendez pas que je vous retrace la vie politique et les grandes luttes de M. Berryer, dans la foule qui m’entoure, parmi tant d’amis et de collègues, accourus pour lui rendre les derniers devoirs, assez d’autres pourront prendre ce soin et s’en acquitteront mieux que moi. Une seule réflexion me frappe, et, si je l’exprime, c’est qu’elle ne peut blesser les sentiments de personne et qu’elle est toute à l’honneur de M. Berryer.
Dans un siècle plus calme, M. Berryer aurait fait sa vie lui-même. Son nom, après avoir jeté un vif éclat au barreau, aurait probablement figuré dans l’histoire de notre magistrature à côté des noms les plus honorés. À la tribune et dans le ministère, la royauté, celle qu’il aimait et dont il avait, dès sa première jeunesse, embrassé la cause avec passion, aurait eu en lui un défenseur puissant, un ami d’autant plus utile que la chaleur et la sincérité de son développement n’eussent rien ôté à l’indépendance de son jugement et de sa raison. Dans un siècle aussi troublé que le nôtre, ce sont les événements qui ont fait la vie de M. Berryer, sans pouvoir cependant lui arracher deux choses : les opinions que son cœur avait choisies et son talent.
Son talent ! Est-ce assez dire ? Cette flamme de l’éloquence que l’étude et l’expérience nourrissent et fortifient, mais ne font pas naître, n’est-elle pas un don divin ; aussi divin que l’inspiration poétique, et le véritable orateur, dans ses grands jours, n’est-il pas comme un prophète que l’esprit de Dieu agite et soulève au-dessus de lui-même ? Ces jours-là, M. Berryer les a connus ! Il en a eu qui défendront à jamais sa mémoire contre l’injurieux oubli : les annales de l’éloquence ne nous offrent-elles pas plus d’un orateur dont les œuvres ont péri et dont le nom est impérissable ? C’est une gloire de plus sans doute, c’est le comble du génie et son triomphe d’éterniser les effets passagers de la parole, de les graver, en quelque sorte, sur le marbre et sur le bronze, de les transmettre à la postérité la plus reculée, et de nous faire ressentir, comme au jour munie de l’action, ce que ressentaient les auditeurs d’un Démosthène, d’un Cicéron, d’un Bossuet. À qui de nos orateurs modernes appartiendra cette gloire suprême ? Nul ne le sait, et il serait bien téméraire de vouloir en juger dès aujourd’hui. Mais, pour quiconque a vu et entendu M. Berryer, tout ce qui constitue l’orateur, il l’avait : l’inspiration du regard, la noblesse du geste, l’ampleur et la gravité de la voix, le pathétique de l’action, et cet accent de l’âme qui faisait frissonner sous sa parole toute une assemblée émue, même lorsqu’il y était presque seul de son opinion et de son parti. Semblait-il quelquefois retenir ou chercher sa pensée, elle ne sortait du nuage que plus éclatante et avec l’effet soudain de la foudre !
Mais à quoi m’arrêté-je, Messieurs, et est-ce bien ici le moment de vous parler d’art et d’insister sur ces jours de triomphe dont le souvenir ne peut qu’ajouter à votre deuil ? Faudra-t-il aussi vous rappeler les succès que M. Berryer a obtenus au barreau avec non moins d’éclat qu’à la tribune, les grandes causes qu’il y a défendues, tout jeune encore, le rang qu’il y a gardé jusqu’à la fin malgré la fatigue du travail et de l’âge ? Là aussi, M. Berryer devait rencontrer de grands et de puissants adversaires dont il a été le digne rival toujours, et plus d’une fois le rival victorieux. Quels souvenirs ! et que de noms se pressent dans ma mémoire à côté, de celui de M. Berryer ! Ces hommes également illustres, pour la plupart, dans les deux éloquences, celle de la tribune et celle du palais, je les ai connus, je les ai entendus, j’ai compté des amis parmi eux. Où sont-ils, et combien y en a-t-il qui survivent ? Il me semble les voir tous en ce moment s’ensevelir avec M. Berryer dans le même tombeau, et la pierre du sépulcre se fermer à jamais sur cette grande et forte génération !
Pardonnez-moi, Messieurs, d’ajouter encore un mot. Interprète des sentiments de l’Académie française, puis-je oublier l’académicien dans M. Berryer, et ne manquerais-je pas à ma mission si je négligeais de vous dire que cet orateur si redouté, cet homme de parti si vif, était au milieu de nous le plus aimable, le plus simple et le plus gracieux des confrères ? M. Berryer aimait l’Académie ; il assistait à nos séances autant que le lui permettaient ses grandes occupations ; il prenait part à nos paisibles discussions de littérature et de grammaire avec une justesse de sens et une sûreté de goût que l’on n’aurait pas attendues d’un improvisateur si libre et si hardi. Sa voix, son regard, tout prenait en lui, dans ses rapports avec nous, une expression charmante de douceur et de sérénité. Aussi, par un juste retour, M. Berryer n’avait-il que des amis à l’Académie française quoiqu’il y rencontrât plus d’un de ses anciens adversaires dans les luttes politiques, et nous avons eu le plaisir de voir des hommes qui, à la tribune et dans la chaleur d’un débat passionné, s’étaient renvoyé quelquefois des mots bien durs, se donner, sous les auspices favorables des lettres, toutes les marques de la plus sincère et de la plus affectueuse estime. Grande leçon, Messieurs, pour attendre au moins que l’on se soit vu et que l’on se connaisse à fond avant de se jurer une guerre éternelle !
Hélas ! Messieurs, n’est-ce pas bien inutilement que je rassemble tous ces titres de notre illustre confrère ? Que reste-t-il de M. Berryer, malgré nos efforts pour lui rendre une seconde vie dans nos souvenirs ? N’est-ce pas à une poussière insensible, à de tristes débris qu’il faut cacher dans un cercueil et ensevelir sous une terre profonde, que nous adressons nos regrets ? Oh ! non, Messieurs. M. Berryer a emporté et il nous laisse un meilleur espoir. Il n’était pas de ceux qui pensent que tout finit avec ce corps fragile, avec cette bulle d’air qu’on appelle ici bas la vie. Quelle chimère que toutes ces idées de gloire, de postérité, de solidarité entre ceux qui sont et ceux qui ne sont plus, si chaque vie humaine, en s’éteignant, nous plongeait tout entiers dans le néant ! M. Berryer était chrétien. Nous aussi, nous croyons que tout ce qui faisait son caractère, son talent, sa foi, survit au coup de la mort, et c’est pour cela qu’il nous est permis de voir, dans l’hommage que nous lui rendons sur cette tombe, autre chose que la plus vaine des pompes et une cérémonie vide de sens.