Fête du centenaire de Marcelin Berthelot, à Chantilly

Le 26 octobre 1927

Georges LECOMTE

Centenaire de Marcelin Berthelot

Réception de l’Institut à Chantilly

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le 26 octobre 1927

 

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
MESDAMES, MESSIEURS,

Au nom de l’Académie française, dont la gloire séculaire fut accrue par le bienfaisant génie de Marcelin Berthelot, j’ai l’honneur de venir saluer, en cette cérémonie de commémoration, sa pensée, sa vie, son œuvre, son caractère.

Bien des années avant sa mort, tandis qu’il nous enrichissait encore de ses découvertes et que, sans limites ni lassitude, son puissant esprit s’appliquait à tous les problèmes moraux, sociaux et politiques de notre temps, il était unanimement honoré comme une grande figure nationale.

Renan à qui — de la jeunesse jusqu’à la mort — le lia une si noble amitié, disait de lui « qu’il tenait peu à ce qui n’était pas la Patrie et la Vérité ».

En servant notre patrie avec toutes les forces de son cerveau et de son amour, Marcelin Berthelot a si magnifiquement servi l’humanité qu’en ces fêtes du Centenaire, les représentants du monde entier le glorifient justement comme une grande figure universelle.

Si nous lui avons la plus admirative gratitude pour les splendides et salutaires cadeaux que son génie fit aux hommes, nous ne lui sommes pas moins reconnaissants d’avoir, par ses travaux, accru notre foi en la puissance inventive et féconde de l’esprit humain lorsqu’il s’exerce logiquement selon les lois de la nature.

Fils des Encyclopédistes, il a tout recueilli de leur héritage, leur culte exclusif de la Raison et leur religion du Progrès.

Tout ce qu’il a écrit, tout ce qu’il a dit est un hymne à la gloire de la Science.

Il croit en elle et il ne croit qu’en elle. Il s’en fait avec passion l’humble et fervent serviteur. Dans son incessante recherche, qu’il a poursuivie durant soixante-dix années, il a été soutenu par cette conviction que la Science formera des cerveaux plus clairs et plus dociles à la raison; qu’elle donnera des organisations sociales d’une logique favorable à la paix parmi les citoyens, et que, multipliant les ressources, restreignant les causes de convoitises et de luttes, elle établira entre les peuples cette solidarité qui est la philosophie et l’espoir de Marcelin Berthelot.

Il est non moins persuadé que c’est à elle qu’appartiendra la direction des sociétés futures.

Assimilant aux sciences naturelles la morale, — qui, pour lui, a sa seule source dans la conscience des hommes, — il déclare qu’elle aussi a ses lois, résultant d’une rigoureuse constatation des faits.

Dans le domaine politique, il a montré la même confiance.

« A l’avenir, dit-il, dans l’ordre de la politique comme dans l’ordre des applications matérielles, chacun finira par être assuré qu’il existe des règles de conduite fondées sur des lois inéluctables, constatées par l’observation, et dont la méconnaissance conduit les peuples, comme les individus, à leur ruine. »

Et, plus loin, il conclut : « C’est ainsi que le triomphe universel de la Science arrivera à assurer aux hommes le maximum de moralité et de bonheur. »

Néanmoins, il fait sa part au mystère. Et, à côté de sa stricte doctrine scientifique, il maintient pour chacun le droit à ce qu’il appelle les « hypothèses idéales ». Telle est son expression. Il s’est honoré en réservant avec respect ce domaine de l’idéal où tant d’autres trouvent, eux aussi, de vivifiantes certitudes.

Pour définir son état d’esprit devant tous les problèmes qui s’offrent à la méditation des hommes, il faut dire encore que Marcelin Berthelot, inflexible quant à ses principes, a toujours montré, non seulement la plus large tolérance, mais un respect sincère des croyances et opinions qui n’étaient pas les siennes.

Il semble qu’une si ferme conviction — dont nous retrouvons l’expression à toutes les étapes de sa vie et jusque dans les suprêmes paroles de sa haute vieillesse — aurait dû remplir son cœur d’une parfaite sérénité. Cependant, en maintes pages, il nous révèle une invincible angoisse qui, certes, ne provient d’aucun doute relatif à ses doctrines.

Pourquoi donc cette inquiétude ? Sensibilité trop vive et facilement endolorie ? Assurément, sa rigidité de doctrine et sa logique impérieuse s’accompagnaient d’une âme tendre. Insécurité de l’avenir ? II nous dit, en effet que dès sa jeunesse, ce lui fut une cause de malaise. Mélancolie de n’obtenir, malgré toutes ses victoires, que des résultats lui paraissant toujours trop loin de l’absolu ? Il en fait l’aveu. Ou peut-être, comme on a le droit de le supposer, ne serait-ce point, pour un homme aussi passionnément affectueux, aussi sincère avec lui-même, la poignante certitude de notre néant, du déchirement implacable de nos amours, de l’éternelle dispersion de notre être moral ?

C’est « pour lutter contre cette désespérance », écrivit Berthelot, qu’il chercha un refuge dans l’action, et aussi dans les chères tendresses du foyer, dans la douceur d’amitiés réconfortantes. Par ses lettres anxieuses et presque implorantes à Renan, nous savons qu’il lui arriva de donner à l’amitié beaucoup plus qu’il n’en recevait.

Mais, en croyant que tels étaient les motifs pour lesquels il se jetait ainsi dans l’action, Berthelot diminuait son mérite.

N’est-il pas plus juste de dire qu’il s’est voué fervemment à la science parce qu’il avait l’amour impérieux de la vérité; qu’il a donné de son temps et de sa pensée à la politique — avec l’espérance d’y faire prévaloir ses méthodes scientifiques — parce qu’il aimait son pays, avait une compassion fraternelle pour les petites gens et — lui qui, dans sa jeunesse, avait vu de près leurs peines, leurs espoirs, leurs désillusions, leurs souffrances — parce qu’il était animé de l’ardent désir de leur faire un peu de bien.

Chez ce savant qui voulut établir l’unité des forces naturelles et des lois auxquelles elles obéissent, c’est avec émotion que nous trouvons une parfaite unité du cœur et de l’esprit. Il fut un époux fidèle jusqu’à la mort, un père de famille doux et tendre, un ami incomparable, avec le même élan passionné et les habitudes d’esprit qui firent de lui le prodigieux rénovateur de la chimie, avec le même sentiment du devoir et des règles morales, avec la même ferveur de bonté et de justice qui le firent être un grand citoyen, un grand serviteur de l’humanité.

Nous l’admirons encore parce que l’illustre constructeur de la chimie organique, cerveau universel, eut la supériorité d’une immense culture générale et d’une curiosité jamais lasse, qu’il savait et comprenait tout, n’oubliait jamais rien, s’intéressait ardemment à toutes les idées, et parce que, brillant lauréat de philosophie dans sa jeunesse, ce savant resta, dans sa maturité, philosophe et ami des Lettres.

Nous l’admirons et l’aimons parce qu’au lieu de s’enfermer, égoïste, dans ses travaux et à son foyer, où il trouvait tant de joies, et dédaigneux dans sa gloire, il s’est, avec une tranquille bravoure, exposé aux coups par dévouement au bien public.

Nous l’admirons et nous l’aimons à cause du magnifique désintéressement qui le fit volontairement rester pauvre au milieu des trésors que ses découvertes permirent à tant d’autres d’accumuler !

A une époque où l’argent est si insolemment souverain, est-il rien de plus noble, de plus héroïque, de plus émouvant, que la simple et souriante réponse de ce grand homme à ceux qui s’étonnaient de son indifférence à côté de cet or qui tintait autour de lui et que son cerveau faisait ruisseler ?

« Rappelons-nous, disait-il, la légende des vieux alchimistes perdant leur pouvoir aussitôt qu’ils en voulaient tirer profit ! »

Et, une autre fois, plus grave, il fit cette fière déclaration de principe qui résume à merveille sa longue vie : « L’homme de science doit faire, de la possession de la vérité, sa seule richesse. Jamais je n’ai regardé ma vie comme ayant un but limité, la recherche d’une situation définitive ou d’une fortune personnelle aboutissant à un repos ou à une jouissance vulgaire m’ayant toujours apparu comme le plus fastidieux objet de l’existence. La vie humaine n’a pas, pour fin, la recherche du bonheur. »

Dès leur jeunesse, son ami Renan et lui avaient fait volontairement, pour la libre poursuite de leurs études désintéressées, pour l’exclusive recherche de la Vérité, le sacrifice des grandes Écoles menant droit à des avantages précis et à des situations sûres.

Et, en toute justice, soixante ans plus tard, Berthelot pouvait dire que, sous les honneurs et les charges, malgré tout survenus, l’un et l’autre avaient gardé, comme tant de preuves nous en sont offertes, leur pleine indépendance d’esprit, de jugement, d’action.

A la certitude de situations profitables, Berthelot a courageusement préféré les risques d’une carrière de recherches qui, après tant d’années vécues en d’humbles et obscurs emplois, devint une rayonnante carrière de gloire.

Et son désintéressement, son immense labeur ininterrompu, sa dévotion à la Science, à son Pays et à l’Humanité reçurent, pendant plus d’un demi-siècle, la plus haute récompense qui soit sur cette terre et ne lui venant que de lui-même :

C’est-à-dire la joie enivrante de créer, le sentiment qu’on a fait œuvre utile et bienfaisante, qu’on a augmenté la richesse et la beauté du monde, ses chances de paix et de bonheur.