FABLES ,
LUES A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 JANVIER 1806 ,
PAR M. ARNAULT.
LE CHÊNE ET LES BUISSONS.
Le vent s’élève : un gland tombe dans la poussière ;
Un chêne en sort. Un chêne ! Osez-vous appeler
Chêne , cet avorton qu’un souffle fait trembler !
Ce fétu près de qui la plus humble bruyère
Serait un arbre ? Et pourquoi non ?
Je ne m’en dédis pas , docteur , cet avorton ,
Ce fétu , c’est un chêne , un vrai chêne , tout comme
Cet enfant qu’on berce est un homme.
Quoi de plus naturel , d’ailleurs , que vos propos ?
Vous n’avez rien dit là , docteur , qu’en leur langage
Tous les buissons du voisinage
Sur mon chêne avant vous n’aient dit en d’autres mots
Quel brin d’herbe , en rampant , sous notre abri se range ?
« Quel germe inutile , égaré ,
A nos pieds végète enterré
Dans la poussière et dans la fange ? »
Messieurs , leur répondait sans discours superflus
Le germe , au fond du cœur , chêne dès sa naissance ,
Messieurs , pour ma jeunesse ayez plus d’indulgence ,
Je croîs , ne vous déplaise , et vous ne croissez plus.
Le germe raisonnait fort juste.
Le temps , qui détruit tout , fait tout croître d’abord ,
Par lui le faible devient fort ,
Le petit , grand , le germe , arbuste.
Les buissons , indignés qu’en une année ou deux
Un chêne devînt grand comme eux ,
Se récriaient contre l’audace
« De cet aventurier qui , comme un champignon ,
Né d’hier , et de quoi ! sans gêne ici se place ,
Et prétend les traiter de pair à compagnon. »
L’égal qu’ils dédaignaient cependant les surpasse :
D’arbuste il devint arbre ; et les sucs généreux
Qui fermentent sous son écorce ,
De son robuste tronc , à ses rameaux nombreux
Renouvelant sans cesse et la vie et la force ,
Il grandit , il grossit , il s’allonge , il s’étend ,
Il se développe , il s’élance ;
Et d’arbre comme on en voit tant ,
Finit par être un arbre immense.
Il était protégé , le voilà protecteur ;
Abritant , nourrissant des peuplades sans nombre ,
Les troupeaux , les chiens , le pasteur
Vont dormir en paix sous son ombre.
L’abeille dans son sein vient déposer son miel ,
Et l’aigle suspendre son aire
A l’un des mille bras dont il perce le ciel ,
Tandis que mille pieds l’attachent à la terre.
L’impétueux Eurus , l’aquilon mugissant ,
En vain contre sa masse ont déchaîné leur rage ;
Il rit de leur colère ; et leur souffle impuissant
Ne fait qu’agiter son feuillage.
Cybèle aussi n’a pas de nourrissons ,
De l’orme le plus fort au genêt le plus mince ,
Qui des forêts , en lui , ne respectent le prince.
Tout l’admire aujourd’hui , tout… hormis les buissons.
L’orgueilleux ! disent-ils , il ne se souvient guères
De notre ancienne égalité.
Enflé de sa prospérité ,
A-t-il donc oublié que les arbres sont frères ?
Si nous naissons égaux , répond avec bonté
L’arbre de Jupiter , dans la même mesure
Nous ne végétons pas , et ce tort , je vous jure ,
Appartient tout à la nature
Et non pas à ma volonté.
Le chêne vers les cieux portant un front superbe ,
Le buisson qui se perd sous l’herbe ,
Ne font qu’obéir à sa loi.
Vous la voulez changer : ce n’est pas mon affaire.
Je ne dois pas , en bonne foi ,
Me rapetisser pour vous plaire ,
Mes frères , tâchez donc de grandir comme moi.
LE SECRET DE POLICHINELLE.
Qui découvre une vérité ,
A dit un grave personnage ,
La gardera pour soi , s’il est quelque peu sage
Et chérit sa tranquillité.
Socrate , Galilée , et gens de cette étoffe
Ont méconnu ce dogme et s’en sont mal trouvés.
Quels maux n’ont-ils pas éprouvés !
D’abord c’est Anitus qui crie au philosophe !
Mélitus applaudit , et mon sage en prison
Reconnaît , mais trop tard , le tort d’avoir raison.
Socrate y but la mort. Mais quoi ! son infortune ,
Qui n’a fait qu’assurer son immortalité ,
Pourrait-elle étonner mon intrépidité ?
Ce qu’il osa cent fois , je ne l’oserais une !
Non , non , je veux combattre un préjugé reçu.
Dût l’Anitus du jour , aboyant au scandale ,
Calomnier mes mœurs pour venger la morale ,
Je rectifie un fait qu’on n’a jamais bien su ;
Des générations erreur héréditaire !
Erreur qu’avec Fréron partage enfin Voltaire !
Polichinelle , amis , n’était pas né bossu.
L’histoire universelle affirme le contraire ,
Je le sais fort bien , mais qu’y faire ?
Ne pas lui céder sur ce point ,
Ni sur cet autre encor : monsieur Polichinelle
Grasseyait bien un peu , mais ne bredouillait point ,
Quoi qu’en ait dit aussi l’histoire universelle.
Du reste , en fait d’esprit se croyant tout donné ,
Pour avoir un peu de mémoire ,
Monsieur Polichinelle au théâtre adonné ,
Fondait sur ce bel art sa fortune et sa gloire ,
Il voulait l’une et l’autre. Assez mal à propos ,
Un beau soir il débute en costume tragique
Ignorant , l’idiot , qu’un habit héroïque
Veut une taille de héros.
Aussi la pourpre et l’or dont mon vilain rayonne
Font-ils voir aux plus étourdis
Ce qui , sous ses simples habits ,
Avant , n’avait frappé personne ;
Son dos un peu trop arrondi ,
Son ventre un peu trop rebondi ,
Sa figure un peu trop vermeille.
De plus , si ce n’est trop de la plus douce voix
Pour dire ces beaux vers qui charment à la fois
L’esprit , et le cœur , et l’oreille ,
Imaginez-vous mon grivois
Psalmodiant Racine et grasseyant Corneille.
On n’y tint pas : il fut hué
Sifflé , bafoué , conspué.
Un autre en serait mort ou de honte ou de rage :
Lui , plus sensé , n’en mourut pas ,
Et crut même de ce faux pas
Pouvoir tirer quelque avantage.
Mes défauts sont connus ; pourquoi m’en affliger ?
Mieux vaudrait les mettre à la mode.
Je ne saurais les corriger :
Affichons-les ; c’est si commode !
Il est plusieurs célébrités :
Hommes de goût , gens à scrupule ,
La vôtre est dans vos qualités. ;
La nôtre est dans nos ridicules.
Il dit ; et sur son dos , qui n’était que voûté ,
Il ajuste une bosse énorme.
Puis un ventre de même forme
A son gros ventre est ajouté.
Loin d’imiter ce Démosthènes ,
Qui , bredouilleur ambitieux ,
Devant les flots séditieux
Image du peuple d’Athènes ,
S’exerçait à briser les chaînes
De son organe vicieux ;
Confiait aux vents la harangue
Où des Grecs il vengeait les droits ,
Et pour mieux triompher des rois ,
S’efforçait à dompter sa langue ,
Polichinelle croit qu’on peut encor charmer
Sans être plus intelligible
Que tel que je pourrais nommer ,
Et met son art à se former
Un pariage un peu plus risible.
Puis , vêtu d’un habit de maint échantillon ,
Il barbouille de vermillon
Sa face déjà rubiconde ,
Prend des manchettes , des sabots ,
Dit des sentences , de grands mots ,
Bref n’omet rien pour plaire aux sots ,
Et plaît à presque tout le monde.
Quels succès par les siens ne sont pas effacés ?
Les Roussels passeront , les Janots sont passés !
Lui , seul , toujours de mode à Paris comme à Rome ,
Se prodigue encor sans s’user ;
Lui seul , toujours sûr d’amuser ,
Pour les petits enfants est toujours un grand homme.
Ajoutons à ce que j’ai dit
Que tel qui tout bas s’applaudit
De la faveur universelle ,
Ne doit sa vogue et son crédit
Qu’au secret de Polichinelle.