ÉLOGE DE BAILLY,
LU DANS LA SÉANCE PARTICULIÈRE DU 3 MAI 1836,
PAR M. LACRETELLE.
MESSIEURS,
Presque toujours la vie des savants s’écoule et se termine sans grande catastrophe. Le cours en est aussi limpide que bienfaisant ; c’est ainsi que Fontenelle, leur ingénieux Plutarque, se plaît à la décrire. Souvent il nous fait jouir de leur simplicité naïve et de leur bienveillance attachante ; il oppose l’une à la grandeur de leurs découvertes, et l’autre aux discordes de leur siècle.
Tel fut le caractère de Bailly, mais telle ne fut point jusqu’à la fin sa destinée. Arraché à ses paisibles goûts par l’amour même de ses concitoyens, il vécut, pendant près de deux années de la plus périlleuse magistrature, martyr du bien public, et mourut martyr de la loi. Ceux de l’Église chrétienne furent souvent livrés à des bêtes féroces. Le sort de Bailly fut de rencontrer dans sa patrie, et parmi ceux que sa vigilance avait nourris, des tigres qui jouèrent longtemps avec leur proie. La main tremble quand il faut retracer un supplice auprès duquel la ciguë de Socrate semble presque une œuvre de miséricorde.
Membre distingué de trois académies, Bailly n’a point encore reçu de ses collègues le tribut funéraire. Les corps savants n’existaient plus dans ces temps de désordre ; mais un tel nom ne s’oublie pas il est un titre d’honneur pour les sciences et pour les lettres.
Je voudrais, en prononçant un faible éloge de Bailly, m’inspirer de toute la douceur, de toute la réserve, de toute la clémence de sa belle âme. Je viens le rendre d’abord à ses jours paisibles, à son cabinet, à son observatoire ; j’aimerais à le suivre à travers ces mondes lumineux dont il parcourt aujourd’hui les sphères avec plus d’assurance.
Mais je ne connais de l’astronomie que ses résultats principaux et n’ai aucun usage de ses procédés ; Bailly a été pour moi ce que serait pour un voyageur aventureux, jeté dans un magnifique et vaste empire, un des plus illustres habitants du pays, dont la complaisance égalerait le savoir, qui lui parlerait dans sa langue, et ménagerait habilement sa faible vue pour l’introduire dans des palais d’un éclat merveilleux.
Dès les premières années de Sylvain Bailly, tout se réunissait pour le détourner des études sérieuses. Tout l’appelait à une riante incurie dans la maison paternelle. Il était fils d’un peintre goûté du public et de madame de Pompadour, à l’époque où florissaient Boucher, Vateau et leur école maniérée et souvent lascive. Cet artiste d’humeur joyeuse aimait à prendre sa part dans des vaudevilles, des parodies qui mêlaient le bruit des grelots au mouvement philosophique du dix-huitième siècle. Nommé garde des tableaux du roi, de tant de chefs-d’œuvre qui attendaient, dans des galeries poudreuses et dans des greniers, les jours de gloire que devait leur donner notre Muséum, il réunissait dans un appartement, au Louvre, les Panard, les Piron, les Collé, derniers nés de la gaieté française, et qui ne songeaient qu’à prolonger son empire chaque jour menacé par la philosophie. Content de son sort, il bornait l’ambition de ses vœux paternels à léguer à son fils ses pinceaux, sa marotte et le goût des succès et des plaisirs faciles. Aussi n’occupa-t-il les premières années de son fils que du dessin et d’une littérature légère. Sylvain Bailly acquit à peine dans cette première éducation quelque connaissance élémentaire du grec et du latin, et pourtant il devint un érudit, un digne membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Jugez de la ténacité de son travail et de la perspicacité de son esprit. C’était un élève du Portique, ou plutôt de l’Académie qui croissait au milieu de cette société épicurienne. Le caractère même de sa physionomie trahissait une vocation plus grave et plus élevée. Sa figure allongée, maigrie par le travail se prêtait peu aux expressions de la joie mais son regard montrait une bienveillance ingénieuse, et le miel attique, le miel de Fénélon découlait de ses lèvres. C’était cet adolescent qui, dans une réunion bachique, ressemblait au père de famille. Mais tandis que le garde des tableaux du roi s’occupait à parodier des tragédies son fils s’essayait Ci chausser le cothurne. C’est le premier et presque toujours l’infructueux tribut que tout jeune homme ami des lettres paye à l’amour de la gloire. À l’âge de quinze ou seize ans, il était déjà riche de deux tragédies d’une régularité désespérante, car elle ne rachetait pas le défaut d’émotions profondes. Tel fut le jugement qu’en porta le comédien Lanoue, auteur de la tragédie de Mahomet II et de la Coquette corrigée. Le jeune Bailly reçut de lui le triste arrêt qui lui interdisait la carrière dramatique. Après une telle disgrâce, plus d’un jeune homme de nos jours prendrait en haine les institutions sociales et surtout celles des comités de lecture, et se disposerait au suicide, pour peu qu’il y fût encouragé par un compagnon d’infortune. À cette époque moins follement héroïque, on ne prenait point de ces partis extrêmes. Le jeune Bailly revint trouver son censeur non comme un auteur irrité, non comme un solliciteur opiniâtre, mais comme une victime résignée. Cette docilité fut récompensée par ces mots consolants et prophétiques, que lui adressa le judicieux comédien : « J’ai bien réfléchi sur vos deux ouvrages ; dans mille autres je trouve trop de jeunesse, et pas assez dans les vôtres. Tout m’annonce que vous devez être un littérateur élégant et profond, un savant distingué. » Puisque j’ai parlé de ces deux essais, il faut bien que je mentionne un rapprochement pénible. Dans l’une de ces tragédies (Clotaire), Bailly offrait le tableau d’un maire de Paris déchiré par un peuple cruel.
Averti de sa véritable vocation il se retrouve dans son élément. Déjà il avait échangé les leçons de dessin contre des leçons de mathématiques, donnant les unes et recevant les autres. Bientôt il put appliquer son savoir nouveau à l’astronomie, qui devint sa passion dominante, mais non pas exclusive. Son bonheur lui fit rencontrer l’illustre abbé Lacaille, que dévorait cette même passion ; tout célébrait en Europe cet observateur puissant qui, par son voyage et un séjour de quatre ans au cap de Bonne-Espérance, et par des travaux d’une patience héroïque, avait enrichi les tables astronomiques de dix mille étoiles de l’hémisphère austral, nombre supérieur à celui des étoiles jusqu’alors observées dans le nôtre. Bailly sentit redoubler son ardeur et son talent auprès d’un tel maître et, par son Essai sur la théorie des satellites de Jupiter, il prit une place distinguée dans une science où déjà s’annonçaient Lagrange et Laplace. Il fut le concurrent du premier, et devint bientôt l’ami de son vainqueur ; mais en même temps Bailly, fidèle aux lettres, disputait des palmes d’un autre genre à Thomas, à Calarpe, à Chamfort. Il n’arrivait guère qu’aux honneurs de l’accessit et à ce que nous nommons aujourd’hui succès d’estime ; mais cette estime allait toujours croissant. Il suppléait aux élans de l’éloquence par l’aménité et la justesse ingénieuse du style académique, mot que nous prononçons aujourd’hui avec une légère teinte de dédain ; car tout notre intérêt, toute notre avidité se porte vers les succès oratoires. Il n’y a dans notre enceinte point de passions orageuses à réprimer ou à soulever comme à la tribune ou dans la chaire chrétienne ; tout s’adresse à une société bienveillante, polie, fine, très-éveillée sur le ridicule, prompte à faire la guerre à l’esprit emphatique. La perfection du style académique, et nous en possédons de précieux modèles, n’en est pas moins empreinte du beau idéal de l’urbanité et des plus nobles sentiments de la civilisation. Socrate et Platon en sont les inventeurs.
Bailly, dans plusieurs de ses éloges, surtout dans ceux de Descartes, de Leibnitz, de Clairaut, de Lacaille et de Cook, préludait au grand ouvrage qui déjà remplissait sa pensée, à l’Histoire de l’astronomie chez les anciens et les modernes Heureux le talent que des succès variés et des impulsions diverses n’empêchent pas de concentrer ses forces sur une de ces longues œuvres de la patience humaine, qui portent un défi aux injures du temps ! Heureux qui se dévoue à d’immenses recherches, se fie aux difficultés, même pour stimuler son ardeur ; qui, dirigé vers l’avenir, n’entend plus presque aucun bruit contemporain, fait un pacte avec le temps, ose lui demander vingt ou trente années pour un même travail, pour une même pensée, et qui, pour le désarmer, se promet d’être sobre, d’échapper aux passions dévorantes, de remplir son âme de douces et pures affections, enfin d’être fidèle à tous ses devoirs d’homme et de citoyen ; car il faut que la conscience ait de la paix et même de l’orgueil pour bien apprécier la gloire, s’endurcir à ses travaux et se consoler même de ses éclipses ! Tel fut le serment de Bailly, telle fut sa vie.
J’ai besoin, Messieurs, de me recueillir sur ces heureuses années du sage ; je voudrais en arrêter le cours. Un bon ménage fut le charme journalier de son toit et la protection de son cabinet. Une femme jeune et belle lui voua et reçut de lui le plus tendre et le plus fidèle amour. Quand le ridicule voulut s’attacher à Bailly dans des jours de trouble et de désordre, savez-vous ce qu’il imagina ? ce fut de railler la simplicité et la pureté des mœurs qui régnaient dans ce ménage, aussi bourgeois que celui de Corneille et de Racine.
Il fallut la sérénité d’un beau ciel pour dresser les premières tables astronomiques ; il fallut à Bailly la sérénité d’une belle âme et le calme apparent de son siècle pour écrire une histoire qui demandait de si vastes et de si pénibles recherches : il se proposait tout autre chose que de suivre le séduisant exemple de Fontenelle qui, pour populariser l’astronomie et la rendre accessible aux dames, avait fait de la sévère Uranie une Muse coquette et féconde en jolis madrigaux il voulait écrire pour les savants, sans exclure les profanes. Buffon, par l’autorité de son génie et le charme d’un style magnifique, sans ornements superflus, opéra le premier cette union des sciences et des lettres. Ce même Buffon, dans sa Théorie de la terre, s’était livré à toute l’audace des hypothèses, et avait en quelque sorte disposé de la création suivant le bon plaisir de son génie. L’Église se fâcha, puis se contenta d’un faible désaveu qui fut depuis éloquemment rétracté dans les Époques de la nature. Bailly, dans son Histoire de l’astronomie, développa savamment et avec esprit une hypothèse qui n’était nullement de nature à inquiéter l’Église, mais qui étonnait fort et scandalisait le monde savant, le monde philosophique c’était la supposition d’un peuple antédiluvien, d’un peuple placé vers le 49° de latitude nord-est, possesseur d’observations astronomiques, qui, seul, avait pu constater la fameuse période astronomique de six cents ans, et auteur de plusieurs autres découvertes dont les Indiens, les Chaldéens, les Égyptiens et les Chinois n’auraient été que les dépositaires peu soigneux et peu intelligents. Voltaire souffrait peu que l’on remontât au déluge et encore moins à des temps antérieurs déjà l’on criait au ridicule. Bailly n’imagina rien de mieux que de s’adresser au patriarche de la philosophie, alors âgé plutôt que chargé de quatre-vingt-deux ans. Pour l’aborder dans un commerce épistolaire, il fit provision d’encens, et, quelques admirateurs que nous soyons de Voltaire, la dose peut nous paraître excessive. Cette correspondance fut d’un vif attrait pour le public. Voltaire, qui dans ses lettres portait le charme de ses poésies fugitives et les embellissait d’aperçus fins, rapides, lumineux, défendit la cause des prêtres de l’Inde, créateurs de la philosophie hellénique par l’entremise de Pythagore. Bailly plaida pour son peuple antédiluvien dans un style plein de grâces et avec une rare puissance d’érudition et de critique.
L’histoire de l’astronomie moderne éleva bien plus haut sa réputation : c’est un beau monument de la reconnaissance. Bailly semblait avoir voué un culte particulier à cette vertu. C’est lui qui a dit que le premier autel fat dressé par la reconnaissance ; pensée qu’il est beau de substituer au sombre axiome du libertin Pétrone : « La crainte a fait les dieux. » Montucla dans son Histoire des mathématiques, avait précédé Bailly mais, plus strictement renfermé dans les limites et le langage de la science, il était loin d’y avoir porté la même chaleur et le même coloris.
C’est le pays des révolutions que l’histoire de l’astronomie on y voit des rois détrônés, les uns après un siècle et les autres après un règne de mille ou deux mille ans, et ici les vainqueurs sont légitimés par le génie. Bailly, loin d’insulter aux vaincus, les rétablit, non dans leur empire, mais dans leurs légitimes honneurs. Avec quelle complaisance et quels scrupules de justice ne retrace-t-il pas les travaux de cette école d’Alexandrie, illustrée par les travaux d’Euclide, d’Hipparque, de Ptolémée et d’Aristarque de Samos ! comme il tient fidèlement compte de leurs découvertes, sans se jouer de leurs erreurs !
Les Romains eurent le sort, soit d’ignorer, soit de dédaigner les utiles travaux de l’école d’Alexandrie. Ils ne s’occupaient alors du ciel que pour y faire entrer ou pour en faire sortir des tyrans qui avaient fait leur honte et celle du genre humain. Après neuf ou dix siècles écoulés, ce furent les Arabes qui recueillirent, avec une noble libéralité, l’héritage astronomique d’Alexandrie. Ils l’enrichirent par des calculs et des observations dont Bailly fait remarquer la profondeur et la sagacité. L’Europe, qui gardait encore une croûte épaisse de barbarie, vint par degrés s’instruire à l’école des Maures d’Espagne ; mais si elle reçut d’eux de précieuses lueurs de savoir, elle en reçut aussi le plus hideux genre de superstition l’astrologie judiciaire.
Voici le moment où la science paraît dans sa grandeur et dans sa vérité. Le commencement de ce XVIe siècle, si fécond en découvertes de tous genres, devait ouvrir cette révolution. Copernic a donné le plus éclatant démenti au témoignage des sens. Une vérité faiblement entrevue ou soupçonnée par deux ou trois philosophes de l’antiquité, et peut-être par quelques prêtres de l’Inde, est rapidement portée à sa démonstration. La terre est forcée d’abdiquer sa souveraineté sur le soleil et sur tous les astres qu’on lui donnait pour satellites. Qu’importe qu’elle retombe dans le plus humble rang, quand l’intelligence humaine a pu surprendre en quelque sorte le secret du Créateur ! L’homme a vu ce que voient les anges. Il semble que les Copernic, les Galilée, les Kepler et les Newton remplissent successivement pour lui l’office des intelligences supérieures. Bailly leur sert en quelque sorte d’intermédiaire et d’interprète auprès de ceux qui ne peuvent gravir les hauteurs de la science. Quoiqu’il soit obligé de faire des pas immenses pour suivre les pas de géant du génie, sa marche est toujours facile autant que majestueuse ; quelquefois il s’anime de l’enthousiasme qui a du remplir l’âme des auteurs de ces grandes découvertes. Rien de plus éclatant et de plus pur que les couleurs de son style, quand il peint les transports du monde savant à l’aspect des nouveaux cieux et des astres découverts ou merveilleusement grossis par le télescope de Galilée, les différentes régions de la lune, les phases de Vénus, l’anneau de Saturne, et Jupiter, dans sa gloire, entouré de ses quatre satellites, qui deviennent autant de guides pour le navigateur perdu dans l’immensité des mers ! S’il est beau de voir dans l’histoire de l’astronomie moderne les cieux se peupler perpétuellement d’astres nouveaux, se reculer à d’immenses profondeurs, puis se rapprocher magiquement de nous par une vue artificielle ; s’il est beau de voir les lois qui enchaînent, qui subordonnent ces astres, ces soleils, ces mondes, dans une hiérarchie sans fin, dans une gravitation éternelle, n’est-il pas plus satisfaisant pour l’orgueil humain de suivre dans cette même histoire ces savants qui se servent de précurseurs, de guides les uns aux autres, et qui se passent un flambeau dont la lumière va toujours redoublant d’éclat à mesure qu’il roule de mains en mains, de siècle en siècle ! et ce flambeau s’allume dans tout ce que les chiffres, l’algèbre et le calcul différentiel ont de plus terne, de plus hérissé, de plus effrayant. Ce que l’un a deviné, l’autre l’affirme et le démontre ; mais le chiffre s’illumine, et les cieux complaisants répondent aux équations de l’algèbre. L’optique, fille de l’astronomie, s’empare des rayons solaires, les brise, les recompose, les suit dans toutes leurs déviations, et chaque fois que l’astronomie lui demande un instrument nouveau et d’autres yeux que ceux qu’elle a reçus du Créateur, elle dit : Les voilà ! et ne cesse plus d’en augmenter la puissance. L’horlogerie dispute à la boussole et à l’astronomie même, dont elle a reçu une seconde création, l’avantage de guider la marche des navigateurs jusque sous des cieux obscurcis par les frimas et par la tempête. Voyez comme les savants se tiennent la main pour construire l’échelle qui les guide dans la voûte céleste. On pouvait douter encore après Copernic ; le doute cessa bientôt après Galilée, sinon dans le monde vulgaire, du moins dans le monde savant, malgré la condamnation de l’Église, malgré les fers du philosophe et le désaveu que sa conscience trahit au moment même oit sa bouche le prononçait. Le Sta sol de Josué ne fut plus qu’une de ces figures dont les livres sacrés abondent ; car les prophètes et les juges n’avaient pas pour mission d’enseigner l’astronomie et la physique aux Hébreux. Les lois du monde, telles que Kepler les avait révélées, restaient encore enveloppées de nuages et de mystères pythagoriciens. Newton paraît, et les deux grandes lois de la mécanique céleste sont comprises non certes en elles-mêmes mais du moins dans leurs résultats prouvés invariables ; et l’homme ose prononcer ce grand mot : Système du monde.
Quelle brillante escorte de rivaux et surtout de disciples environne Newton ! Huygens, Cassini, Bernouilli, Halley, et dans le XVIIIe siècle, Euler, Clairaut, Picard, Lacaille, Lagrange et Laplace, en brillant de la grandeur de leurs devanciers, brillent aussi d’une grandeur, c’est-à-dire, d’un génie qui leur est propre. Voilà le difficile et magnifique tableau que Bailly traça d’une main ferme et habile il serait ambitieux d’y voir une sorte d’épopée de la science. Toutefois, la conquête du ciel par l’astronomie vaut bien celle de Troie ou de Jérusalem ; un tel sujet offre un beau genre de progression et d’unité. Bailly tempère agréablement et sans faste tout ce qu’il y a de sévère, il cherche plus la pureté que l’éclat des couleurs ; il ne laisse pas la science nue, mais il ne la charge pas d’ornements qui répugneraient à sa dignité. Nombre de savants, dont les travaux étaient presque oubliés du monde, lui doivent une résurrection.
Je dois ici exprimer un vœu qui ne peut manquer d’être bien accueilli par mon savant auditoire, c’est que ce grand ouvrage soit continué jusqu’à nos jours. Ce serait un difficile mais merveilleux tableau que de montrer le système solaire récemment agrandi par des planètes qui avaient échappé au télescope imparfait de Galilée et de Cassini ; ces quatre comètes devenues enfin fidèles au rendez-vous donné par la science, calculées avec autant d’audace que d’exactitude dans leurs perturbations, et qui donnent enfin l’espoir d’assujettir à l’observation un beaucoup plus grand nombre de ces astres si longtemps rebelles les grandes et récentes découvertes de l’astronomie sidérale ces étoiles, ces points si faiblement lumineux qui se dédoublent, se détriplent, et nous montrent la loi de la gravitation régnant dans tout l’univers ; merveilles si récemment dévoilées au télescope et au génie des deux Herschel, ainsi qu’au concours puissant et harmonieux de savants que mes yeux peuvent rencontrer dans cet auditoire et qui m’interdisent de les nommer ; merveilles qui ne terrassent point l’homme, puisque sa pensée exerce sa puissance et retrouve l’unité presque dans l’infini.
Peut-on douter qu’un monument de ce genre n’ait contribué à exciter cette ardeur de périlleuses recherches qui règne aujourd’hui dans l’empire des sciences ? L’amour de la gloire vient se mêler à tout ce qu’une noble curiosité a d’irritant, et à la douce passion d’être utile aux hommes. Bailly avait retracé avec un vif intérêt les voyages des savants français qui, se dirigeant les uns vers l’équateur, les autres vers le cercle polaire, entreprirent de vérifier, et confirmèrent la théorie de Newton sur l’aplatissement des pôles. Et, depuis cette époque, autant l’Espagne, au XVIe siècle, fourmillait d’aventuriers cupides et cruels qui venaient opprimer les timides Américains par les armes de la civilisation, par leur fanatisme et des crimes sans remords, autant l’Europe, mais surtout l’Angleterre et la France, fourmillent de jeunes héros, compagnons éclairés de savants et intrépides navigateurs qui, en portant à des peuples nouveaux les dons les plus précieux de notre agriculture et de nos arts, nous rapportent, non un or stérile et barbarement arraché des mines, mais tout ce que les trois règnes offrent de plus riant, de plus magnifique et surtout de plus utile ; magnanimes conquérants qui ne coûtent au monde d’autres larmes que celles que l’on a quelquefois à répandre sur leur fin prématurée. D’autres, chevaliers errants de la science, aiment à tenter des entreprises solitaires, gravissent les premiers les cimes du Mont-Blanc, les pics des Cordillières, et les hauteurs, plus effrayantes encore, de l’Hymalaya, ou, coiffés du turban, bravent sous le ciel africain les ardeurs du tropique, la férocité des cavaliers maures qui, plus que les lions et les tigres, sont les tyrans du désert. Chaque jour ajoute à l’héroïsme et au martyrologe des savants et de leurs jeunes adeptes ; mais soit qu’ils périssent en portant des secours dans des prisons, des hôpitaux, des villes infectées ; soit qu’ils tombent précipités du haut des airs dont leur courage et leur génie ont frayé la route aux mortels ; soit que, comme Jacquemont, ce jeune homme d’une si haute espérance, ils succombent seulement à l’excès de leurs fatigues, ils meurent dans des périls de leur choix et au champ d’honneur de la science. Ils saluent de leurs derniers regards la patrie absente, et n’ont pas un murmure à proférer contre leurs concitoyens.
Je ne doute pas, Messieurs, que ces mots n’aient fait naître dans votre âme le rapprochement douloureux qui trouble la mienne. Nous allons passer à de tristes impressions. Mais il s’agit moins de plaindre que de vénérer le savant qui mourut au champ d’honneur des magistrats gardiens intrépides de la loi. Je vais dire, dans une seconde partie, comment Bailly fut conduit par degrés à ce martyre.
SECONDE PARTIE.
Jusqu’alors tout était serein dans la vie de Bailly, les honneurs les plus purs venaient chercher l’historien de l’astronomie. Trois académies l’appelaient dans leur sein à titre de savant, d’homme de lettres et d’érudit, et l’opinion publique lui avait déféré d’avance cette triple couronne. Il était souvent l’élégant et judicieux interprète de ces compagnies. C’est ainsi qu’il se chargea du rôle courageux de combattre les folies de l’espérance allumées par la nouvelle théorie du magnétisme animal. Son mémoire, appuyé sur les données positives de la science, renversa ces mystérieux baquets qui apparaissaient comme autant de fontaines de Jouvence, de sources inépuisables de santé ; il rompit ces chaînes sympathiques, où la volupté se glissait si facilement, qu’on pouvait lui en attribuer l’invention, et fit disparaître cette foule de médecins improvisés, infaillibles en raison même de leur ignorance, de médecins dormants, de somnambules prophètes, de nouveaux voyants auxquels il suffisait de fermer les yeux.
Mais combien d’illusions, combien d’espérances plus plausibles environnaient alors le trône du jeune et bienveillant successeur d’un roi qui, principal auteur des dangers de la monarchie, se consolait en pensant que la chute n’aurait lieu qu’après sa mort !
C’était un triomphe pour la philosophie, d’avoir vu ce règne ouvert par Turgot, Malesherbes, ces âmes aussi candides qu’élevées l’un, véritable créateur de l’économie politique qui domine aujourd’hui dans l’Europe éclairée, et l’autre, que l’on pourrait appeler l’homme antique du XVIIIe siècle. La philosophie, jusque-là si fougueuse, trouvait en eux des guides, des modérateurs. Ces deux amis s’étaient flattés de prévenir, par de sages et courageuses réformes, une révolution qui apparaissait quelquefois au bord de l’horizon comme le point blanc redouté des navigateurs. Franklin venait de trouver le secret merveilleux de désarmer la foudre et de la faire ruisseler en filets inoffensifs sur la pointe qui l’appelle. C’était le secret que Turgot et Malesherbes voulaient appliquer au monde politique et moral. L’orgueil du privilége l’emporta sur l’esprit de réforme. Le comte de Maurepas, ce futile mentor d’un monarque austère, prêta l’oreille aux clameurs de l’intérêt personnel et de la vanité. Louis XVI, en éloignant ses deux ministres, ses deux appuis, trahit le secret d’une faiblesse qui devait lui être si fatale, et si fatale à son peuple. Cependant dix années se passèrent encore dans un calme qui n’était pas sans gloire. La guerre d’Amérique et la paix qui suivit avaient relevé l’orgueil national si cruellement humilié par la guerre de sept ans.
Necker, en reproduisant une partie des plans de Turgot, avait offert le phénomène d’un ministre populaire ; mais le comte de Maurepas l’observait avec jalousie, et sut bientôt le renverser.
Le milieu du XVIIIe siècle, le midi brûlant de sa littérature, avait été rempli par quatre hommes de génie. Sa dernière période, celle du moins qui précéda immédiatement la révolution, vit naître un nombre étonnant d’hommes d’un talent distingué. Il me semble qu’on pourrait figurer cette époque littéraire par l’une de ces constellations qui ne sont formées que d’étoiles de la seconde grandeur, et qui pourtant sont comptées au nombre des plus beaux ornements du ciel. Les hommes d’esprit fourmillaient à la surface élégante et polie d’une nation dont il était dangereux de remuer le fond, tant la misère, l’ignorance et de vieux ressentiments, suites d’un système vicieux, y avaient déposé une vase profonde.
La philosophie, depuis la mort de Voltaire, s’était beaucoup ralentie dans ses hostilités contre la religion ; mais il n’était plus un seul point de politique intérieure, extérieure, d’administration, de législation civile et criminelle, qui échappât à ses investigations réformatrices. Cet esprit de discussion s’enflamme par les prodigalités de la cour, par les intrigues qui s’y croisent, et les désordres nouveaux qui mettent à découvert les vieilles plaies de la monarchie, et surtout par l’inconsistance d’un gouvernement qui, en changeant de ministres, passe tour à tour d’un système au système le plus opposé, avec la même légèreté que l’on passe d’une mode à une autre, d’une mode empruntée des Grecs à une mode du moyen âge. Le mal était grand, les remèdes sont encore plus funestes. Assemblée des notables de Calonne, cour plénière de Brienne, ligue des privilégiés et des parlements contre les plans de l’une et de l’autre, convocation d’états généraux, lutte excitée avant leur ouverture entre le tiers état qui n’a cessé de grandir, et deux ordres qui n’ont cessé de décroître, et voudraient se croire encore aux jours de leur puissance ; écrits ardents, théories tranchantes ; orgueil d’une résistance aveugle et désordonnée voilà les signes précurseurs de la plus grande révolution qui ait ensanglanté et réformé la société humaine depuis l’établissement du christianisme sur le trône des Césars.
Bailly était resté étranger au mouvement de cette politique chaque jour plus passionnée. D’où vient que les plus grands honneurs de nos nouveaux comices et de notre première assemblée nationale viennent chercher et en quelque sorte accabler un homme qui ne semblait occupé que du mouvement des corps célestes ? Était-ce un judicieux hommage rendu aux lettres et aux sciences ? Mais Bernardin de Saint-Pierre, qui, disciple de Jean-Jacques Rousseau et précurseur de Chateaubriand, semblait destiné à faire la transition du XVIIIe au XIXe siècle ; mais l’auteur du Voyage d’Anacharsis, qui venait de nous transporter dans Athènes au moment où nous rêvions le plus de liberté et même de démocratie ; mais Ducis, Delille, Marmontel, la Harpe, Vicq d’Azir, Chamfort et Ruhlière ; mais, parmi les savants, Lagrange, Laplace et Lavoisier, n’obtinrent point le dangereux honneur de figurer dans les rangs de l’assemblée constituante, et de représenter les lumières dont leur siècle était si enorgueilli, et dont ils avaient augmenté l’éclat. Un beau travail, une belle action, venaient de fixer particulièrement les yeux sur Bailly : c’était un mémoire sur l’état des hôpitaux de Paris, écrit avec un grand courage, puisqu’il avait fallu dévoiler la plus honteuse plaie de notre état social, de notre vieille monarchie, et les longues erreurs d’une charité aussi imprévoyante que prodigue ; puisque enfin il avait fallu montrer non-seulement trois malades, comme on l’a dit, mais cinq et même quelquefois jusqu’à sept sur un même lit, s infectant de leurs plaies, de leur haleine, et se volant tour à tour le sommeil par des cris déchirants. Tous les coeurs furent émus par la sincérité de Bailly, et répondirent à l’éloquent appel qu’il portait à la pitié. De concert avec la charité, la philanthropie ouvrit ses trésors. Les souscriptions pour construire douze hôpitaux à la place d’un gouffre pestilentiel, furent d’une abondance telle qu’on n’en avait jamais vue. Que devint cet or ? Taisons-nous ; mais enfin la plus grande partie du mal a été réparée de nos jours.
Le pauvre et le riche couvraient également Bailly de bénédictions, l’un pour avoir soulagé ses maux, et l’autre pour lui avoir procuré un plaisir devant lequel les jouissances du luxe ne sont rien. Voilà le secret d’une popularité dont le parfum était si pur, et qui pourtant devait finir comme presque toutes les popularités, et plus cruellement qu’aucune autre. Il est nommé premier député de Paris, et bientôt président de cette même chambre du tiers état qui, sous lui, devint assemblée nationale. La dignité et l’aménité de ses paroles avaient contribué à préparer la victoire, et ce fut lui qui la consomma en prononçant le premier, dans un jeu de paume, ce serment sous lequel tremblent encore depuis près d’un demi-siècle les gouvernements absolus ; mais l’enfantement du système représentatif, en France, devait être bien plus long et bien plus douloureux que ne l’avaient pensé l’audace présomptueuse du XVIIIe siècle et l’inexpérience des législateurs. La révolution du 14 juillet éclate. Bailly est nommé maire de Paris, bien moins pour assurer une irrévocable victoire que pour la contenir. On a vu la conquête de la Bastille souillée par des scènes sanglantes, qui font craindre de voir un âge de barbarie luttant contre un siècle de lumières. La tâche du maire de Paris eût été impossible s’il n’eût été secondé par la Fayette, commandant de la garde nationale. Ces deux popularités, ces deux âmes fraternelles se vouent à la défense de tous les Français menacés par la fureur du peuple. Si deux victimes, Berthier et Foulon, n’ont pu être sauvées, si leur mort impunie et barbare est un sinistre avertissement pour l’humanité, peu de jours se passent sans que la Fayette et Bailly aient droit à des couronnes civiques. Paris était alors un forum toujours assemblé, toujours en tumulte, ardemment épris de l’amour d’une liberté mal comprise, mais qu’agitaient aussi la vengeance et la faim conseillère de crimes. L’été désastreux de l’année précédente, signalé par un orage qui, dans un tiers du royaume, avait presque détruit tous les genres de récolte, suivi de l’un des hivers les plus rigoureux du siècle, enfin le ralentissement du travail, opéré, d’un côté, par les préoccupations politiques des classes ouvrières et, de l’autre par des réformes qui, frappant les grandes fortunes et souvent même les médiocres, opprimant d’un même coup le luxe et l’industrie, enlevaient avec le superflu des riches le nécessaire du pauvre, tout irritait la fureur du peuple, qui entendait proclamer sa souveraineté sous les haillons de l’indigence. Tel fut du moins l’un des mobiles des journées exécrables des 5 et 6 octobre. Si de tels désordres et de telles fureurs se calmèrent ou purent être réprimés dans Paris, pendant près de deux années, on le dut sans doute à la majesté de l’assemblée constituante, mais on le dut plus directement encore au dévouement quotidien de la Fayette et de Bailly.
La tâche du dernier fut la plus difficile. Il faut nourrir r Paris, quand partout l’ignorance du peuple arrête des convois, poursuit de prétendus accapareurs, frappe des boulangers. Oh ! que les longues nuits où Bailly se consume dans ces soins vigilants sont différentes de celles où, à la clarté d’un ciel serein il observait les mouvements harmonieux des corps célestes Lui qui à travers tous les siècles connus de l’histoire et même au delà a suivi la marche paisible des sciences ; lui que la philosophie de son temps, et bien plus encore celle des temps antiques ont nourri de si douces impressions, de si ravissantes espérances, quelle étude nouvelle il lui faut faire des préjugés opiniâtres, des passions furieuses, des intrigues malfaisantes, des complots odieux ! Le jour se lève, et les dangers de tous les moments viennent remplacer les dévorantes sollicitudes de la nuit. Tantôt c’est un proscrit qu’il faut ceindre de son écharpe protectrice ; tantôt c’est le roi, c’est la reine qu’il faut mettre à couvert de l’outrage qui les poursuit dans leur palais, en attendant que le canon les y assiége et les en chasse.
L’esprit de mesure accompagne chacun des actes du maire de Paris ; dans toutes ses paroles règne une aménité platonicienne qui montre le calme du sage au milieu de la tempête. Il va pour quelques jours recueillir le prix de ses soins. L’anniversaire du 14 juillet approche ; il imagine le plan d’une fête universelle, d’une fédération des gardes nationaux du royaume, qui doit répondre aux sourdes menaces de l’absolutisme conjuré. Fête immortelle, oasis de bonheur accordée par le ciel à une génération destinée à tant de traverses, à tant de supplices ! La fête fut délicieusement anticipée par les travaux du Champ de Mars. Il est de magnifiques monuments de l’antiquité qui ne rappellent que les tortures de quelques millions d’esclaves. Puissent durer les humbles tertres du Champ de Mars ! ils ne rappellent que les douces effusions d’un peuple aimable et libre et les cent mille brouettes traînées avec une égale ardeur par des magistrats, des députés par quelques héritiers des titres féodaux, par des femmes délicates qui venaient prendre humblement des leçons de maçonnerie d’hommes plus habitués à ces travaux. Je vois encore, au jour de la fête, ces innombrables farandoles de gardes nationaux qui répondent par des danses et des chansons à des torrents de pluie. J’entends encore ces canons joyeux qui dissipent la tempête. Le premier rayon de soleil a lui sur le front de l’infortuné Louis XVI il devient l’objet des plus vives, des plus touchantes acclamations, et s’étonne de verser des pleurs d’allégresse.
La Fayette et Bailly dont l’aspect excite le même transport, jouissent dans leur cœur de la pensée d’avoir opéré la réconciliation définitive du peuple avec le roi. Vain présage ! un triomphe en révolution est un signe de mort.
Cependant l’assemblée constituante croît en sagesse et en grandeur. L’expérience qui lui manquait lui est arrivée à la lueur des éclairs. L’éloquent tribun de la révolution ne tonne plus que contre l’esprit factieux. Il faut son bras d’Hercule pour être le modérateur de ce char emporté. Ce bras nous manque ; Mirabeau meurt, et sur sa tombe, signalée par le plus beau des triomphes funèbres, chacun de nous crut lire le terrible arrêt de Bossuet : Marche, marche encore, marche d’abîmes en abîmes. Un schisme éclatant est venu clore le siècle philosophique. Louis est troublé dans sa foi. Chez lui le catholique résiste quand le monarque est porté à céder comme par habitude. Un nuage d’intrigues plane sur la cour. Tous les conseils sont admis, ceux de l’orgueil indigné comme ceux de la peur.
Les défiances et les ressentiments du peuple renaissent et redoublent. Il ne prend foi que dans les écrivains dont la fureur va jusqu’à l’atrocité.
La Fayette et Bailly n’ont plus, pour combattre le désordre, qu’un faible reste de popularité, qui chaque jour décroît sous la violence des outrages. Une fuite fatale, méditée par le roi, est tentée, et ce sont la Fayette et Bailly qu’on ose accuser d’en être les complices. Louis et sa famille sont arrêtés dans un imprudent et funeste voyage. C’est alors que l’assemblée constituante se montre dans toute la majesté du plus beau soleil couchant. Elle a voulu conserver à Louis un trône qui ne peut être démoli, et surtout ensanglanté, sans amener les plus horribles catastrophes. Les hommes de paix applaudissent ; les hommes de désordre, trop fortifiés par les hommes à système, s’irritent et conspirent à ciel découvert. Oh ! sous quels tristes auspices la Fayette et Bailly revoient ce Champ de Mars, si récemment décoré par leurs soins, et théâtre d’une si pure allégresse ! Une pétition, destinée à renverser toute l’oeuvre de l’assemblée constituante, s’y rédige au milieu des plus terribles clameurs. Pendant ce travail, et comme pour en charmer l’ennui, deux invalides sont massacrés sur l’autel de la patrie qu’ils ont défendue de leur sang. Fallait-il laisser un libre cours à ces homicides toujours suivis d’accessoires empruntés à la barbarie des despotes de l’Orient ? Fallait-il baisser la tête devant une souveraineté si horriblement comprise ? Bailly proclame la loi martiale la Fayette et les gardes nationaux sont obligés de l’exécuter après une triple et inutile sommation, le sang coule. Les factieux se dispersent ; tout rentre dans une paix x apparente. L’assemblée nationale, saisie du vertige d’un désintéressement patriotique, croit ou veut croire que cette paix sera durable ; elle se hâte d’abdiquer, et défend qu’aucun de ses membres soit réélu ; elle paraît ainsi déserter sa victoire. La Fayette et Bailly suivent cet exemple. Fallait-il que dans un temps où le crime et l’anarchie se tenaient prêts à nous dévorer, nous fussions aussi victimes des vertus !
Je franchis un intervalle de deux ans et je trouve un trône écroulé, Paris souillé d’une Saint-Barthélemy révolutionnaire un roi, un saint, qui monte à l’échafaud ; l’héroïsme et la victoire sur nos frontières et faisant déjà flotter nos étendards sur des provinces conquises ; puis une invasion plus puissante succédant à une invasion terrassée et menaçant Paris du haut de Valenciennes la discorde régnant dans nos murs ; la convention nationale décimée par ses propres mains, et livrant au terrible hors la loi tout ce qu’elle offre de plus illustre, de plus généreux. J’entends prononcer avec une rage toujours nouvelle les noms de la Fayette et de Bailly. La Fayette cependant s’est soustrait à ces fureurs pour rencontrer d’autres haines. En sortant d’un effort pour délivrer l’auguste captif du 10 août, il a reçu pendant cinq ans l’hospitalité de l’étranger dans des prisons telles que Silvio Pellico nous les a décrites. Mais Bailly, que deviendra-t-il ? il a consenti à se cacher, mais non à fuir. « J’ai manié des deniers publics disait-il ; un comptable ne peut quitter sa patrie. » Voici comment ses comptes furent rendus deux ans après la mort du tout-puissant maire de Paris, sa veuve vivait des secours d’un bureau de bienfaisance.
Les traits de Bailly fort caractérisés étaient connus de toute la France par d’innombrables gravures qui les avaient reproduits dans les jours de sa popularité. Quel danger pour le proscrit ! Mais ce n’était pas là sa plus grande sollicitude ; il craignait de compromettre des amis, des hôtes courageux de les livrer à la mort. Telles étaient les lois du temps, lois si glorieusement bravées par cent mille hommes et par un plus grand nombre de femmes qui s’exposaient au supplice pour sauver un parent un ami et peut-être un inconnu. Une hospitalité de ce genre ne vaut-elle pas l’hospitalité si vantée des anciens peuples ? Bailly ne prenait que d’insuffisantes précautions. « Témoin de tant d’horreurs écrivait-il à l’illustre Laplace, puis-je tenir à la vie ? » Cependant cet ami lui a fait espérer qu’il pourrait trouver quelque tranquillité à Melun. Bailly s’y rend. À peine arrivé, il est reconnu dans la rue par un soldat de cette armée révolutionnaire qui a si longtemps joué parmi nous le rôle d’une armée de Genséric. Aussitôt tous ces barbares se précipitent sur lui et le conduisent en prison, au milieu des imprécations et des plus sanglants outrages. Bailly entre dans les prisons de Paris déjà si encombrées par la loi des suspects ; lui dont la mort est certaine, lui qui annonce sans pâlir que pour lui on changera le supplice, il devient le consolateur de ses compagnons d’infortune ; mais lui-même a deux consolateurs qui ne le quittent pas : le Phédon de Platon et l’Imitation de Jésus-Christ. Déjà il est mandé au tribunal révolutionnaire. Cette fois ce n’est pas encore comme accusé, mais comme témoin. On voudrait qu’il déposât contre la reine, on voudrait souiller en lui la victime avant de la frapper. « Connaissez-vous l’accusée ? » lui dit le président. Bailly s’incline, et d’un accent qui montre sa douleur et son respect : « Oui, dit-il, j’ai l’honneur de connaître madame. Ai-je besoin d’ajouter qu’on n’obtint pas de lui un seul mot qui réponde à une barbare et lâche espérance et qu’il déclare fausses et calomnieuses toutes les accusations dirigées contre la reine ?
Mais son heure est venue, son acte d’accusation est dressé. Il comparaît et ses juges semblent d’abord chancelants, interdits à l’aspect de cet homme vénéré qui prononça le premier le serment du Jeu de paume. Il revient d’une première séance sans avoir été condamné ; mais Robespierre et son peuple souffriraient-ils qu’une telle victime leur échappât ? Ce retard inaccoutumé ne fait nulle illusion à Bailly ; c’est ce qu’il témoigne en rentrant dans sa prison, et faisant allusion à un jeu qui a maintes fois, dans le jeune âge, excité notre gaieté : « Le petit bonhomme vit encore, dit-il, mais il n’a plus que le souffle. » Le lendemain son arrêt est porté...
Avez-vous pensé, Messieurs, que je reculerais devant l’horreur de retracer le supplice, la passion de Bailly ? Non ; il n’appartient pas à des hommes qui cèdent aux stupides fureurs, aux joies féroces des tribus sauvages, d’avilir leur nation et leur siècle ; il appartient au sage d’élever à la fois sa nation, son siècle et l’humanité. Achevons les souffrances du juste sont un des gages de l’immortalité de l’âme.
Le tribunal révolutionnaire, par un raffinement de barbarie, avait voulu que l’exécution eût lieu au Champ de Mars, et que le drapeau rouge, signal de la loi martiale, fut brûlé devant lui ; enfin, il avait ordonné ou permis que Bailly, malgré son grand âge, fût conduit à pied au supplice, afin de le livrer pendant le long trajet aux imprécations aux outrages, aux coups de la multitude ; et cette exécrable intention est remplie et même surpassée tout se passe comme chez les Illinois quand ils tiennent un prisonnier. Mais ce n’est point assez ; la rage des bourreaux n’est point assouvie : on brûle devant lui le drapeau rouge, et l’on en fait voler sur sa figure les mèches enflammées. Il pousse un cri de douleur auquel répondent mille cris de joie. Puis on s’écrie que le Champ de Mars serait souillé par un tel sang : on imagine de construire un nouvel échafaud sur un tas de boue. Les apprêts en durent trois heures. Cependant il tombe sur le vieillard une pluie glaciale. « Tu trembles, Bailly, » lui dit un des mille exécuteurs « Mon ami, c’est de froid, » lui répond le sage. Ainsi, les cruautés les plus raffinées ne peuvent rien sur l’âme du juste ; elle reste inébranlable au milieu des douleurs physiques. Il se trouvait presque en face d’une maison qu’il avait occupée pendant toute sa vie privée, et qui lui rappelait soixante ans de bonheur, d’utiles et glorieux travaux ; il y portait souvent ses regards : on eût dit que dans un tel moment il jouissait encore de si purs souvenirs ! Enfin va partir le coup de miséricorde. Bailly marche d’un pas ferme et la tête radieuse vers le but si longtemps reculé de ses espérances, vers l’échafaud. C’est ainsi qu’il est arrivé au suprême rendez-vous que se donnent les sages, les opprimés et les martyrs. Il y sera le précurseur de Malesherbes, ce modeste héros de l’amitié et de la fidélité, de Malesherbes égorgé au milieu de l’hécatombe de sa famille. Bientôt, dans le cortège des émules et des compagnons de ses travaux, il reconnaîtra Lavoisier, le Newton de la chimie. Tant d’illustres orateurs, tant de femmes sublimes, tout va-t-il tomber sous la faux révolutionnaire ? En est-ce donc fait de l’élite de cette génération ?
On peut dire du XVIIIe siècle : il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup aimé le bonheur des hommes, le soulagement de leurs maux, parce que nul autre n’y a travaillé avec plus d’ardeur et de désintéressement, parce qu’il s’est précipité dans le gouffre pour rendre sa postérité libre, humaine et glorieuse. Ah ! soyons an moins une postérité reconnaissante, afin qu’un peu de reconnaissance s’attache un jour à nos travaux.
Cultivons, ou plutôt cultivez, Messieurs (car ici la voix d’un vieillard ne s’adresse qu’à la génération qui le suit), cultivez dans votre force, et surtout dans votre sagesse, l’héritage que vos pères ont agrandi avec tant de zèle, et quelquefois avec tant d’imprudence, l’héritage teint de leur sang ; et que deux noms vous soient chers à jamais, comme vous traçant la ligne de vos devoirs les plus élevés, ceux de Malesherbes et de Bailly,