Discours sur l’état de la langue 1997. Séance publique annuelle

Le 4 décembre 1997

Maurice DRUON

Discours sur l’état de la langue

par

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

Dans la Séance publique annuelle

le jeudi 4 décembre 1997

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Messieurs,

« Le Dictionnaire de l’Académie française est l’une des pièces maîtresses du patrimoine intellectuel de la France. Ses neuf éditions sont autant de portraits du français tracés selon les canons esthétiques et culturels d’une institution officielle originale. Elles rendent compte ainsi, à leur façon des évolutions de la langue, des goûts, des idées et du monde. »

Quand donc ces lignes ont-elles été publiées ? Il y a un mois à peine. Où les avons-nous relevées ? Dans la présentation d’un impressionnant volume intitulé : Les Préfaces du Dictionnaire de l’Académie française, 1694-1992.

Combien d’entre nous, Messieurs, peuvent se prévaloir d’avoir lu attentivement, en relevant tout ce qu’elles reflètent de notre mission, et de la manière dont nous l’avons remplie au long de trois siècles, les neuf Préfaces données aux apparitions successives de notre labeur ? J’hésiterai fort à avancer un chiffre.

Or, c’est une savante étude, à la fois historique, critique et littéraire que viennent d’accomplir, sur ces textes, onze érudits du plus grand mérite, sous la direction du Professeur Bernard Quemada. J’aurais pu dire onze chercheurs, ou universitaires, ou linguistes ou lexicographes. Toutes ces désignations leur conviennent. Mais je préfère les qualifier d’érudits, tant leur travail suppose de connaissances générales, d’observations fines, d’analyses intelligentes, et tant leurs présentations et leurs notes, fort nombreuses, sont d’un heureux langage, exempt de pédantisme ou de jargon professionnel, et fort agréable à lire : une écriture classique d’aujourd’hui.

Cet ouvrage, qui est de certaine façon une histoire de notre langue depuis que l’Académie lui a forgé les outils qui devaient la rendre universelle, sera de fruit à tous ceux qui l’aiment et la professent, ici et ailleurs. Mais de surcroît, il nous révèle à nous-mêmes, mettant dans une évidente lumière la prodigieuse continuité dans laquelle nous nous inscrivons.

Les problèmes que chaque semaine nous posent le choix des vocables, leur définition, la variété de leurs sens et de leurs emplois, sont les mêmes que ceux qui se posèrent à nos premiers prédécesseurs, à Conrart, à Chapelain, à Vaugelas, à Charpentier, à Mézeray, à Benserade, à Perrault, à Quinault, à Régnier-Desmarais, lorsqu’ils entreprirent d’obéir aux instructions du Cardinal de Richelieu, lequel s’irritait déjà en 1638 que la lettre A ne fût pas achevée.

Plus étonnant encore, et plus émouvant, est que les mêmes méthodes s’imposent à nous pour aborder ces questions, et que les mêmes discussions s’instaurent, et que les mêmes courants nous traversent, et que ce sont les mêmes critères qui nous règlent lorsque nous sommes devant le vocabulaire de l’exploration spatiale que lorsque nos chers devanciers se trouvaient devant le vocabulaire de la locomotion en carrosse.

Quels étaient les principes proposés par Chapelain quand il fallut, avant même d’entreprendre l’ouvrage, en décrire la physionomie ?

« On distinguerait les termes de poésie de ceux de la prose ; et ceux du genre sublime, du médiocre et du plus bas. »

« On ôterait toutes les superfluités. »

« On respecterait l’orthographe traditionnelle. »

« On y trouverait les mots et les phrases permettant la compréhension des textes anciens et les archaïsmes, tout en précisant de ne pas utiliser ces derniers. »

Eh bien, Messieurs, n’est-ce pas à quoi nous nous appliquons toujours ? Les mots du genre sublime, n’est-ce pas ceux que nous signalons par la mention : littéraire ? Et ne sommes-nous pas attentifs plus que jamais à bien marquer les niveaux de langage, allant jusqu’à les multiplier : familier, populaire, vulgaire, argotique, trivial ? Il nous arrive encore d’utiliser la formule : il est bas.

De même nous maintenons des termes disparus de l’usage, ou en voie de disparition, afin de faciliter la lecture des ouvrages de jadis, mais en spécifiant : ancien, vieilli, très vieilli.

Vaugelas émit un principe, encore plus général, qui nous gouverne toujours et qu’il formula ainsi C’est véritablement l’usage que l’on nomme le Maistre des langues, celui qu’il faut suivre pour bien parler et pour bien escrire... c’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps. » Vaugelas introduisait par là la notion de jugement et de goût, et nous assignait le devoir d’appréciation entre le bon et le mauvais usage.

Une question qui retint longtemps la première Académie fut celle de savoir si les exemples d’emploi des mots seraient des citations tirées de cette « plus saine partie des auteurs », ou bien s’ils seraient forgés par l’Académie elle-même. Et ce fut pour la seconde solution qu’elle opta. Si le Dictionnaire « ne cite point, lit-on dans la Préface, c’est parce que plusieurs de nos plus célèbres Orateurs et de nos plus grands Poètes y ont travaillé, et qu’on a creu devoir s’en tenir à leurs sentiments ». De là notre originalité et notre rareté. Nous produisons le seul des grands dictionnaires dont les exemples sont rédigés par les auteurs mêmes chez qui les autres dictionnaires puisent leurs citations. Aussi nous efforçons-nous surtout à la clarté, à la modération, à la banalité souvent. Nous repoussons l’ironie, la saillie, la préciosité. Nous nous employons à être simples.

L’étude de la Préface de la deuxième édition, celle de 1718, où les mots qui avaient originellement été groupés par racines furent mis, pour plus d’aisance, en ordre alphabétique, cette étude nous instruit des propositions de Castel de Saint-Pierre — voyez comme des noms oubliés, qui furent ceux de grands serviteurs de la langue reviennent en lumière lequel suggérait de réunir, dans un volume ne demandant que trois ou quatre heures de lecture, les observations des Académiciens concernant la « véritable signification des mots, les beautés du style, la délicatesse des pensées, la noblesse des sentiments, la bienséance, la vraisemblance des actions ». C’est ce que nous avons essayé de faire l’an dernier, en lançant la rubrique le « Bon français » qui paraît dans Le Figaro, et à laquelle plusieurs d’entre nous contribuent. Nul doute que ces billets, inspirés par, précisément, la signification des mots, la bienséance, la vraisemblance, ne viennent à former un recueil quand le nombre en sera suffisant.

Castel de Saint-Pierre préconisait aussi que tous les ans parussent dans les journaux les corrections et modifications apportées au Dictionnaire durant les mois écoulés, afin que le public n’ait pas à attendre l’édition suivante. C’est bien ce vœu que nous exauçons à présent en publiant, tous les deux mois environ, dans les Documents administratifs du Journal officiel, un cahier comprenant la cinquantaine de pages que nous venons de réviser. Nous devrions déposer ces cahiers, en hommage, sur la tombe de Castel de Saint-Pierre.

C’est à propos de la troisième édition que nous apprenons le jugement porté sur le travail de la Compagnie, dans la Préface d’un autre Dictionnaire d’alors, fort célèbre aussi, et méritant de l’être, qu’éditait l’Imprimerie de Trévoux. « L’Académie, y lit-on, donne des lois absolues, comme une cour souveraine ne qui a droit de donner des Arrests sans être obligée d’en rendre compte. » Le rédacteur de ce texte faisait remarquer que si les Académiciens avaient décidé de citer, ils auraient été obligés de se citer eux-mêmes.

Mais, des rangs mêmes de l’Académie, s’élevaient alors des voix moins élogieuses, et l’abbé d’Olivet, l’un des plus assidus et des plus acharnés au labeur, mais d’un tempérament un peu furibond, ne se privait pas d’écrire à un confrère : « Le Dictionnaire ne vaut rien en l’estat où il est, et quand on y travaillerait cent ans on ne le rendra pas meilleur, à moins qu’on n’y travaille d’une manière toute contraire à celle qu’on a suivie jusqu’à présent. »

Voilà une diatribe qui ne nous surprend en rien. Il se trouve toujours parmi nous quelqu’un, et pas forcément le même, pour clamer de temps à autre que ce que nous faisons est sans valeur, et qu’il faut nous réformer en tout. C’est mouvement naturel lorsqu’on vise la perfection et qu’on s’irrite de n’y point atteindre. Mais ces accès ne durent qu’autant que nous nous jugeons ; ils se calment dès que nous nous comparons.

On doit tout de même à d’Olivet, qui ne se privait pas de critiquer ses prédécesseurs, d’avoir rendu grand service à l’orthographe en l’époussetant et en la normalisant, tout en la gardant traditionnelle, mais en la rapprochant de la prononciation et en la débarrassant de quantité d’inutilités. Il siégea avec une exceptionnelle constance pendant quarante-cinq ans, et il était présent soixante-dix jours avant sa mort, à quatre-vingt-sept ans.

Entre la troisième et la quatrième édition, c’est-à-dire entre 1740 et 1762, l’Académie, qui perdit Montesquieu en 1755, accueillit, parmi ses élus les plus notables, Maupertuis, Voltaire, qui avait été l’élève de d’Olivet, Duclos, Buffon et d’Alembert.

L’influence de ce dernier se fait très vite sentir. On prend en compte sa recommandation : « Il est nécessaire de faire entrer dans un dictionnaire tous les mots scientifiques que le commun des lecteurs est sujet à entendre prononcer, ou à trouver dans les livres ordinaires. »

Nous connaissons la même nécessité en notre fin de siècle où tant de choses nouvelles, dans tous les ordres de la connaissance et de la technique, ont dû recevoir des dénominations désormais employées par des professions nombreuses, sinon même par l’ordinaire du public et dans l’enseignement.

Il y a là source permanente de débats parmi nous, et houleux quelquefois sans cesser d’être courtois, entre ceux qui s’arc-boutent sur l’idée, juste, que notre Dictionnaire ne doit pas être encyclopédique, et ceux qui chevauchent l’idée, non moins juste, que tout terme devenu d’usage doit y figurer. Et comme nous aurons fait entrer au moins quinze mille mots nouveaux dans l’édition en cours, nous pouvons évaluer à dix mille les discussions qu’ils auront soulevées dans nos séances, discussions dont nous ne serons sortis qu’au moyen d’un vote.

Après dix-huit années d’Académie, d’Alembert fut élu Secrétaire perpétuel en 1772. C’est donc la cinquième révision, en grande partie dirigée par lui, qui peut être appelée « l’édition des philosophes » ; Voltaire, s’y intéressa beaucoup. Deux mois avant sa fin, il adressait à d’Alembert cette lettre : « Tout mort que je suis, je compte venir aujourd’hui à l’Académie. Je tâcherai de bien voir, de faire bien voir... Je veux mourir en m’éclairant avec vous et en vous servant. » Il fut ce jour-là nommé directeur et dans les séances des 23 avril et 7 mai 1778, il faisait adopter un plan très précis de réformes du travail et des habitudes de la Compagnie. Il mourut le 30 mai suivant, pendant son directorat donc, et son beau plan resta document.

Le premier point prescrivait que le nouveau Dictionnaire contiendrait l’étymologie — que Voltaire écrivait sans y — reconnue de chaque mot, « et quelquefois l’étimologie probable ».

Or, c’est seulement pour l’édition présente qu’il a été résolu que figureraient, à chaque entrée, des indications étymologiques. Nous n’aurons mis que deux cent vingt ans à exaucer le vœu de Voltaire, et cela parce que le recul des langues anciennes, d’où notre langue tire ses racines, a rendu la chose absolument nécessaire.

Curieux destin que celui de la cinquième édition, qui était prête quand éclata la Révolution, et ne fut publiée à quinze mille exemplaires qu’en 1798, en exécution d’une loi de la Convention, cette même Convention qui cinq ans plus tôt avait cru devoir supprimer toutes les Académies, sous le prétexte qu’elles étaient des repaires de la pire réaction aristocratique. « Le véritable génie est toujours sans-culotte », avait proclamé dans son rapport l’ineffable abbé Grégoire. Cependant l’édition de 1798 portait bien « Dictionnaire de l’Académie française » et faisait même apparaître notre devise « À l’Immortalité. » Elle n’avait pas été préfacée par le Secrétaire perpétuel, puisqu’il n’y en avait plus. Mais elle comportait un discours préliminaire rédigé par un certain Garat, enfant des Lumières et républicain aux souplesses de couleuvre qui, député à la Constituante, puis ministre de la Justice en 92, en remplacement de Danton, et ministre de l’Intérieur en 93, avant de devenir ministre de l’Instruction publique, avait été nommé membre du premier Institut national, créé en 1795, qui était censé remplacer les Académies.

Le citoyen Garat s’arrangerait encore pour devenir ambassadeur, membre du Conseil des Anciens puis, rallié à Napoléon avec aisance, sénateur et comte d’Empire. Nommé à l’Académie renaissante, il en serait exclu en 1816, lors de son plein rétablissement ; mais on lui offrirait d’y revenir en 1829. Quelle carrière pour avoir laissé si peu de renommée !

Son discours préliminaire est un chef-d’œuvre de « chèvre-et-choutisme », mêlant le style déjà périmé des Lumières à l’idéologie révolutionnaire et à la louange paradoxale d’une Académie en hibernation, n’hésitant pas à dire que « l’Académie française est celle qui a le plus contribué au changement de l’esprit monarchique en esprit républicain ; en caressant les Rois, c’est elle qui a le plus ébranlé le trône ».

En fin du deuxième volume figurait un supplément de douze pages contenant les mots nouveaux en usage depuis la Révolution, qui, commençant par « acclamation » pour finir par « vociférer », contient quelques perles du ridicule lexicographique telles que « monarchien » et « philosophiste ». Ce supplément justifiait, ô combien, la parole de Marmontel, dernier Secrétaire perpétuel sous l’Ancien Régime : « La néologie est un art, le néologisme un abus. »

Je n’ai pas cité, ils m’en pardonneront, chacun des collaborateurs et collaboratrices de M. Quemada entre lesquels il a réparti l’étude des diverses Préfaces. Je ne puis pas toutefois ne pas détacher le nom de Mme Liliane Tasker qui, usant d’autant de connaissances que de goût, a su accomplir le tour de force de rendre clair, et passionnant, l’incroyable imbroglio historique autant que linguistique d’où surgit finalement cette cinquième édition qui connut de nombreuses publications en Europe.

Je craindrais, Messieurs, d’abuser de l’attention de notre public, si je l’entretenais dans trop de détail des éditions suivantes. Je retiendrai seulement de la Préface de la sixième cette belle déclaration : « La langue française, propagée par la politique et par les lettres, est et doit demeurer l’idiome principal de la civilisation qui réunit le monde moderne... Elle ne saurait être désormais étrangère à aucun homme civilisé. »

La septième édition fut contemporaine des lois de Jules Ferry et devint, de ce fait, la bible orthographique de l’enseignement primaire.

C’est sur la huitième, parue en 1935 et que nous avons reçue en héritage direct, que s’exerce encore notre ouvrage, puisque c’est à partir d’elle, et par une vigoureuse refonte, que nous sommes parvenus au-delà de la moitié du Dictionnaire qui sera, en gros, celui de l’an 2000.

Je me garderai plus encore de parler de la Préface, qui figure dans la partie déjà publiée de cette neuvième édition.

Si j’avais su, quand j’eus à rédiger cette Préface en votre nom, qu’elle serait soumise à l’étude aussi attentive qu’experte de Mme Gabrielle Quemada, qui l’assortirait d’autant de remarques et de notes savantes où je m’instruirais de tout ce que je ne savais pas y avoir mis, j’aurais été paralysé. Il y a du bon parfois à avoir la fraîcheur d’âme de Monsieur Jourdain, et à faire de la lexicographie sans le savoir.

Mais je vous engage tous à entrer plus avant dans ce gros livre plein d’instruction profonde ou pittoresque, qui nous présente en vérité l’histoire de notre famille en même temps que les états successifs, jusqu’à notre extrême hier, d’une langue dont nous avons à diriger le cours et à filtrer les eaux.

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Et aujourd’hui ?

L’aujourd’hui de la langue française, c’est le Sommet des Pays ayant le français en partage qui vient de se tenir à Hanoi, et où Mme Carrère d’Encausse a représenté notre Académie. Trois pays y ont rejoint cette communauté : la Pologne, l’Albanie, la Macédoine, à titre d’observateurs d’abord, selon la procédure habituelle, avant d’en devenir membres à part entière. Ainsi, partis de quarante et un partenaires, il y a onze ans, a-t-on dépassé ce chiffre de cinquante dont nous annoncions, dès l’origine, qu’il serait atteint. Le plus remarquable est que cette nouvelle extension révèle l’importance de la francophonie européenne, formant avec la fidèle Roumanie, la Bulgarie, la Moldavie, un ensemble intellectuel dont nul ne pourra dire qu’il doit rien aux souvenirs ou influences d’un passé colonial ou impérial. Nous voyons de ce côté-là les plus grandes promesses.

À ce même Sommet d’Hanoi il a été procédé, enfin, à l’élection d’un Secrétaire général, dont l’installation est un acte capital pour le devenir de notre communauté. Depuis le Sommet de Québec, Léopold Senghor et moi-même avons multiplié nos vœux et nos démarches pour la création de ce Secrétariat général. « Il faut institutionnaliser », me répétait avec sa lucidité d’homme d’État notre cher Senghor, lui, le véritable créateur de la Francophonie, et qui voulait qu’elle eût un visage et une voix. C’est M. Boutros Boutros-Ghali qui a été appelé à cette haute fonction. Universitaire éminent, grand diplomate qui fut l’artisan du voyage historique du président Sadate en Israël, et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, nous ne saurions oublier qu’il a été fondateur, avec nous, de l’Université de Langue française d’Alexandrie. Il appartiendra à M. Boutros-Ghali, que nos vœux accompagnent, de donner plus de corps et d’image à un ensemble qui constitue désormais plus du quart des Nations Unies, dont il a été le Secrétaire général, et de bien faire reconnaître cette première entité politique internationale d’un genre inédit, soudée par l’usage d’un même langage et qui, de ce fait, est garante de la diversité culturelle.

La mondialisation des communications et du marché est une chose dont nous pouvons nous accommoder et même tirer avantage. Mais la mondialisation des intellects serait une catastrophe, paralysante pour l’imagination créatrice. La Francophonie, et à présent la Lusophonie qui a adopté le même modèle, préfigurent peut-être le nouvel ordre mondial que l’on espère, que l’on invoque, que l’on recherche.

Aujourd’hui, c’est une accumulation de petits faits, mais significatifs, tels que des prises de parole, de plus en plus fréquentes, en français, dans des réunions internationales, quand un francophone les préside, ou encore l’introduction du français parmi les matières comptant pour le baccalauréat dans un pays comme le Soudan.

Aujourd’hui encore, c’est la prise de conscience, dans l’Éducation nationale, de l’importance prioritaire de l’apprentissage de la langue dès les plus petites classes, parce que c’est de cet apprentissage que dépendent tout entendement et toute réussite.

Certes les mauvaises pentes sont dures à remonter. Nous nous y employons, à la mesure et de vos vocations et de nos moyens.

Nous sommes à la fois des Pénélope et des Sisyphe. Pénélope devant la toile sans cesse retissée du Dictionnaire, Sisyphe pour lutter contre les éboulis du langage.

Aujourd’hui enfin, ce sont les travaux de la Commission générale de Terminologie et de Néologie, récemment instituée et que préside notre confrère de l’Institut, M. Gabriel de Broglie. Nous y sommes de droit associés, pour avis en dernier ressort. Il importe en effet que notre langue soit dotée des termes indispensables à l’expression des activités scientifiques, techniques et sociales modernes ; encore faut-il que ces termes, dans leur formation autant que leur définition, obéissent aux règles du bon langage. Ce labeur n’est pas mince qui importe à tous les créateurs de savoirs, tous les producteurs de biens, et à tous les échanges de toute nature. Jai le plaisir d’annoncer qu’avant-hier, 2 décembre, a paru, au Journal officiel, la première liste de termes produits par cette Commission générale et approuvés par nous. On y trouvera en particulier, Mél — m,é,l — abréviation de « message électronique », qui remplacera désormais dans les annuaires, en-tête des correspondances et autres localisations un E-mail que nous prononçons mal, comprenons mal, et qui demandait impérieusement transposition.

Sur ce panier de nouvelles plutôt satisfaisantes, je poserai une fleur d’outre-Manche, puisque c’est là le titre du bulletin d’information de l’Ambassade de Grande-Bretagne. Nous y apprenons que plusieurs membres du gouvernement anglais, dont le ministre de l’Intérieur, M. Jack Straw, prennent des cours de français, « pour que l’Entente soit encore plus cordiale ». Nous ne pouvons trop les en remercier.

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Et demain ?

Demain, l’Académie française installera son site sur Internet.

Eh oui ! Messieurs, la vieille dame du quai Conti, retroussant ses jupes, saute à pieds joints dans le grand système de communication qui désormais, comme d’un filet immatériel, entoure la Terre.

Vous savez sans doute comment apparut Internet, que nous devons en fait à la stratégie simple mais efficace du président Reagan. C’est un produit de la guerre des Étoiles, l’application civile d’une invention militaire.

Dans un livre récent, l’amiral Lacoste nous décrit son apparition.

« À l’origine, il s’agit d’un système commandé par le ministère de la Défense. Partant de l’idée qu’en cas d’offensive nucléaire sur les États-Unis, l’ennemi pouvait paralyser les centres de décision et de commandement en s’attaquant à quelques nœuds de communication... ils ont développé un système conçu de manière que, si quelques nœuds étaient détruits, le réseau puisse se continuer nuer à fonctionner. L’interconnexion des ordinateurs de la défense américaine a été réalisée. Par extension, il a donné naissance au réseau Internet, un système complètement planétaire et sans aucune hiérarchie. »

Or, tout ce qui est stratégique par principe nous intéresse, car l’avenir de notre langue dans le monde requiert la mise au point d’une stratégie à longue portée et de longue durée.

Nous avons constaté l’étonnant déploiement des activités de toute nature, soient-elles les plus étranges, sur cette toile d’araignée universelle symbolisée par trois W : World Wide Web. Mais nous avons constaté aussi, non sans inquiétude, que 95 p. 100 des informations, codes et signes y étaient en anglo-américain. Et nous avons donc estimé que les bases de la langue française devaient être accessibles à toutes les populations, non seulement des pays francophones, mais à tous les utilisateurs ou étudiants de notre langue, où qu’ils soient.

Nous nous sommes fait instruire des principes de cette technologie nouvelle par deux dirigeants de la Cité des Sciences, qui font autorité en la matière : M. Joël de Rosnay et M. Gérard Théry, qui ont bien voulu venir ensemencer nos vieux cerveaux avec les graines du futur. Car nous pouvons bien penser qu’Internet n’est pas le terme des réalisations en ce domaine, et que nous verrons surgir d’autres procédés. Nous sommes là devant ces systèmes que l’on appelle bourgeonnants.

Nous serions bien malvenus de nous raidir contre la modernité. Sachons plutôt nous en servir. En matière de communication, c’est toujours à la langue d’Esope qu’il faut faire référence. Le meilleur ou le pire.

Je voudrais vous donner un exemple du meilleur. Il y a dix jours, à Rabat, dans la session plénière de l’Académie du Maroc, qui avait pour thème de réflexion : « Droits de l’homme et manipulation génétique », et où le Professeur Berbich et le Professeur Jean Bernard prononcèrent des communications exemplaires de clarté et de sagesse, mon voisin Neil Armstrong — oui, l’homme qui marcha sur la Lune nous révéla dans son exposé, après avoir énuméré les différents types de cancer : « L’information a été étendue à ce point qu’un index des gènes exprimés dans le développement du cancer, connu comme le Cancer Genoma Anatomy Project (C.G.A.P.) est maintenant accessible gratuitement sur le réseau mondial. »

Ce qui vaut pour la santé du corps ne peut-il valoir pour celle de l’esprit ?

Les études et travaux préliminaires ont été entrepris et, sauf accident de parcours, je puis bien augurer que, l’an prochain, le site « Académie française » sera ouvert.

Ainsi, partout où l’on pense, partout où l’on cherche, partout où l’on étudie, partout où l’on veut savoir, on pourra sur les petits écrans magiques, en appuyant sur quelques-unes de ces touches que nous-mêmes ne saurons jamais manier, mais que déjà maîtrise si bien l’enfance autour de nous, on pourra consulter le Dictionnaire, s’instruire de l’histoire de la langue française et de celle de l’Académie, connaître la vie, l’œuvre et le visage des Académiciens présents comme de tous ceux qui, depuis la fondation, ont peuplé cette maison. Chaque mois, les remises à jour du vocabulaire, des indications de langage et d’autres informations immédiates, comme celles de nos deuils, de nos élections, de nos réceptions, de nos distinctions, de nos décisions, entreront dans les circuits. Et l’on pourra nous interroger, et nous pourrons répondre.

Il faut savoir se transformer pour rester soi-même, et changer parfois de vêture pour ne pas changer d’âme.

Rappelons-nous ce que l’on disait de François Ier : « Notre Sire a de l’avenir dans l’esprit, » Ce qui était vrai de ce souverain quand il fondait le Collège de France ou signait l’ordonnance de Villers-Cotterêts, doit l’être pour tous ceux à qui est remise une parcelle, si mesurée soit-elle, de la puissance souveraine. Gardons toujours, Messieurs, une part d’avenir dans l’esprit.