SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 27 novembre 2008
Discours sur les prix littéraires
par M. Pierre-Jean RÉMY
Directeur en exercice
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Mesdames, Messieurs,
Il me revient, en ouverture de cette séance, de prononcer le discours que d’aucuns, légèrement peut-être, pourraient trouver ingrat. Tout à l’heure, en effet, le directeur de séance prononcera le traditionnel discours sur la vertu, dont l’intitulé même a pu faire jadis sourire, mais nous pouvons compter sur le lyrisme et la force tranquille de Monsieur Gallo pour nous convaincre qu’il est des vertus qui ne sont pas lettre morte parmi nous. Quant au discours annuel sur la langue, nous savons que Madame Carrère d’Encausse, qui prendra la parole après moi, a sur le sujet un avis qui fait autorité, y compris dans les plus hautes instances de l’État.
Mais le discours sur les prix littéraires que vous allez entendre maintenant : ingrat, donc ? Je dirais plutôt qu’il est glorieux. Il reflète en effet une partie essentielle du travail de notre Compagnie. De même qu’il nous appartient d’accueillir parmi nous ceux qui, dans toutes les disciplines, s’imposent à nous ; de même nous revient-il de distinguer, parmi les centaines d’ouvrages que nous recevons chaque année, ceux qui nous paraissent dignes d’attirer l’intérêt du public dont vous êtes, comme ils ont suscité le nôtre. Et, Dieu merci, ils sont nombreux, vous le savez, les auteurs et les œuvres que nous couronnons.
Il y a un peu plus d’un an, à l’aube de cette singulière période qui revient annuellement exciter jusqu’à la déraison les éditeurs qui calculent déjà les tirages espérés, les critiques qui jouent aux apprentis sourciers, et hélas aussi, hélas, les malheureux auteurs qui en sont les infortunées victimes, laissés pour la plupart sur le bord de la route d’une gloire qui, bien souvent, avec les marrons glacés eux aussi de rigueur, ne passera pas le cap de la trêve des confiseurs. Jusqu’à l’année suivante quand, bon an mal an, ils joueront de nouveau avec le feu à un jeu qui les dépasse : il y a un an, donc, un de mes amis m’a interpellé.
Membre de l’une de ces sociétés littéraires, il est vrai l’une des plus « médiatisées », comme on dit si atrocement aujourd’hui, société qui, comme beaucoup d’autres, se targue du beau titre d’académie qui fait, reconnaissons-le, très bien sur les cartes de visite, cet ami était accablé : « Pensez donc ! Tous ces romans à lire ! Vous ne vous rendez pas compte, cher ami ! »
Je dirais plutôt que c’est lui qui ne se rendait pas compte. Son petit groupe de camarades réunis par un déjeuner rituel attribue chaque année un prix, un seul, auquel il s’agit d’assurer un maximum d’éclat, suivi de quelques accessits hors saison que personne ne remarque, car le temps des fêtes est passé depuis longtemps.
Je ne me rendais pas compte, non… Et lui non plus, gentil naïf aux airs d’éternel étonné qui ne voulait pas voir que nous décernons chaque année, et dans tous les genres, donc, des dizaines de prix et de médailles – cette année soixante-cinq –, et que nous n’avons pas seulement à lire quelques dizaines de romans, parmi lesquels l’amitié – je me garderai de parler de copinage ! – l’amitié, donc, la proximité éditoriale ou toute une critique formée à la même pensée littéraire unique, a déjà fait le premier tri.
Avec sûrement beaucoup d’affection, peut-être un peu d’attendrissement, mon ami devait au fond de lui nous considérer comme un groupe de vieillards – regardez-nous ! est-ce bien ce que nous sommes ? – confortablement assis dans les confortables fauteuils où nous aurions été élus au prix de quelles compromissions ? bien loin des jeux vertueux qui sont ceux d’autres jurys, tout attentifs qu’ils sont à la couleur de la casaque des coureurs autant qu’au talent de leurs champions eux-mêmes. Pour mon ami, nous sommes probablement des assis, qui avons tout juste l’énergie de nous dresser une dernière fois quand, venant de recevoir nos suffrages, le dernier entré dans notre Compagnie se lève pour nous lire devant vous son remerciement.
Assis peut-être, mais combien attentifs nous-mêmes à tout ce qui se pense, tout ce qui s’écrit, tout ce qui se publie, quelles que soient les couleurs des couvertures. Chacun de nous attire l’attention de ses confrères sur un ouvrage qu’il a remarqué, sur un auteur qui lui tient à cœur ; et ce sont ainsi plusieurs centaines d’ouvrages que nos sept commissions, chacune formée d’une douzaine de membres et parfois de suppléants plus qu’actifs, sont donc amenées à lire chaque année, à discuter, à défendre souvent vivement, avant de présenter le résultat de ces débats en séance plénière à notre Compagnie.
Voilà pourquoi ce n’est pas seulement une liste de noms que je vais vous lire maintenant, plus ou moins accompagnée de quelques remarques de mon cru, mais le résultat du travail de toute une année de notre Compagnie. Certains d’entre nous plus que d’autres, vous le constaterez à mesure que je les citerai, ont en outre accompli un travail personnel particulièrement remarquable en rédigeant les commentaires que je vous lirai sur les lauréats, mais ces textes reflètent bien le point de vue de tous, de la majorité des membres des commissions qui ont choisi ces auteurs comme de celle de notre Compagnie qui a voté en leur faveur.
Plus méconnu peut-être que notre travail sur le Dictionnaire, celui de nos commissions littéraires n’en fait pas moins partie de la vocation essentielle de l’Académie française.
Je vais maintenant vous présenter les lauréats de cette année, à commencer par ceux – ils sont vingt-sept – à qui nous avons décerné des Grands Prix. Tour à tour, un à un, ils se lèveront et vous pourrez les applaudir. Je citerai ensuite les trente-huit prix et médailles de nos Fondations, tout aussi méritants, qui se lèveront ensemble pour recevoir votre ovation.
Le Grand Prix de la Francophonie a été décerné cette année à Mme Tan Lide. Ceux d’entre vous qui me connaissent un peu ne s’étonneront pas que je m’en réjouisse tout particulièrement. Mme Tan Lide est en effet Chinoise. Elle fait partie de ces nombreux intellectuels chinois, souvent trop méconnus de la France, qui n’ont jamais cessé, quelles que soient les circonstances, de consacrer leur carrière au français et à la littérature française.
Professeur, traductrice et chercheur en littérature, Mme Tan Lide a fait ses études à Shanghai pour enseigner ensuite à la très prestigieuse Académie des sciences sociales de Chine. Elle a publié de nombreuses critiques littéraires et philosophiques, particulièrement sur Diderot, Zola, Colette, Duras, Sartre, Kundera. Elle a également publié plusieurs volumes d’œuvres choisies, consacrés aux écrivains de langue française : Diderot, Guy de Maupassant, Maeterlinck, Colette.
Aujourd’hui, elle est considérée comme l’une des meilleures traductrices de langue française de Chine. Elle a ainsi traduit une vingtaine d’œuvres littéraires françaises aussi diverses que le Cromwell de Victor Hugo, Atala, les Trois Contes de Flaubert, L’Oiseau bleu de Maeterlinck, jusqu’au Fantôme de l’opéra de Gaston Leroux, mais aussi Marguerite Duras et Françoise Sagan, Patrick Modiano et Pierre Bourdieu.
Elle a été rédactrice en chef adjointe du magazine Critiques littéraires et de la collection Critiques littéraires d’Europe et des États-Unis du 20e siècle. Secrétaire générale de l’Association des chercheurs en littérature française de Chine, Mme Tan Lide organise chaque année plusieurs colloques importants. Elle a ainsi été le maître d’œuvre, en 2002, de la grande cérémonie organisée à l’Assemblée nationale de Chine, en face de la Cité interdite à Pékin, pour célébrer le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, dont vous savez ce qu’il représente pour la Chine.Elle joue un rôle considérable dans les relations franco-chinoises, et occupe une place de premier plan en Chine dans le domaine de la littérature étrangère.
Mme Tan Lide, qui a tant d’amis à Paris, est arrivée de Pékin avant-hier soir pour recevoir ce prix.
La Grande Médaille de la Francophonie, notre seconde et grande distinction en ce domaine, a été décernée à M. Dimitri Analis. Outre une remarquable version du théâtre d’Eschyle, M. Dimitri Analis a publié un essai sur le peintre Fassianos, des nouvelles et un portrait de Milos Sobaïc en collaboration avec Peter Handke. C’est, nous dit M. Michel Déon qui a rédigé le rapport sur lequel s’est appuyé notre vote, un exemple remarquable de ces intellectuels et érudits grecs qui ont pour le français une passion remontant à leur éducation bilingue. Il souhaite rendre dans une langue vivante et moderne les grandes œuvres du patrimoine de la Grèce antique comme de la Grèce contemporaine.
Le Grand Prix de Littérature Paul Morand, qui, vous le savez, est décerné tous les deux ans en alternance avec le Grand Prix de Littérature, couronne cette année un immense écrivain. Mme Florence Delay nous le dit en termes éloquents : M. Jacques Roubaud est un grand voyageur des espaces poétiques. Son œuvre puise à une infinité de sources jaillissant aussi bien au Japon qu’aux Amériques, mais elle naît avant tout du choix d’un modèle, celui des troubadours, dans le doux pays « qui va du Rhône à Vence / qu’enferme mer et Durance », la Provence. Parce que les troubadours ont inventé sinon l’amour du moins l’amour de la poésie, qui est pour Roubaud « la mémoire collective de la langue ».
Mathématicien et poète, Jacques Roubaud se plaît à mettre en avant un travail d’artisan avec les mots, les sons, et il en appelle aux contraintes plus qu’aux muses. C’est pourquoi il s’est défini « compositeur de mathématique et de poésie », deux disciplines réunies dans l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), où les fondateurs, Raymond Queneau et François Le Lionnais, l’accueillirent en 1966, dès la parution de son premier livre.
Sur cette double base, en quarante ans, s’est déployée une œuvre immense, donc. En prose, Le Grand Incendie de Londres, récit avec incises et bifurcations, s’est poursuivi de branche en branche jusqu’à Impératif catégorique paru cette année même, où un de ses livres de poésie Quelque chose noir était inscrit au concours d’entrée à l’École normale supérieure.
Il n’était que temps pour notre Compagnie de couronner d’un grand prix cet arpenteur infatigable de tous les chemins de la littérature.
Le Grand Prix de Littérature Henri Gal, prix de l’Institut de France créé en souvenir de M. Henri Gal, un amoureux des lettres, et soutenu par la générosité de son exécuteur testamentaire, M. Michel Laurent, a été décerné à M. Christian Giudicelli, pour Les Passants et l’ensemble de son œuvre. Vient le moment, nous dit M. Angelo Rinaldi, où, au mitan de son œuvre, l’écrivain éprouve le besoin de faire le point. C’est-à-dire de se tourner vers ce moment de sa vie où tout s’est joué à partir de ses rêves : l’enfance. Et comme pour y reprendre des forces pour la suite. Christian Giudicelli, romancier et dramaturge, homme de radio, n’a pas dérogé à la règle. Il revisite les décors de Nîmes, sa ville natale, et les débuts de sa vie à Paris. Et toutes les difficultés affrontées avec le courage gai de la jeunesse, et qui alimentèrent en personnages son inspiration. Il a l’élégance de revêtir d’humour les douleurs de l’artiste en proie à la solitude et aux difficultés de la capitale où, fidèle à ses rêves d’enfance irrigués par les lectures, il a voulu, et y a réussi, faire entendre sa voix. Son chant.
Le Prix Jacques de Fouchier est un prix particulièrement original, destiné à une œuvre dont l’auteur n’appartient pas aux professions littéraires. Il a été décerné cette année à M. Paul-Henri Bourrelier, pour La Revue blanche. Une génération dans l’engagement (1890-1905). Rien ne semblait prédisposer Paul-Henri Bourrelier, ingénieur général au corps des mines, à consacrer ses veillées à un travail de fond sur la légendaire Revue blanche, nous dit M. Pierre Rosenberg.
En dépit de sa courte existence, une dizaine d’années à la fin du XIXe siècle, La Revue blanche joua un rôle essentiel aussi bien dans le domaine politique – elle était, dirait-on aujourd’hui, engagée à gauche – que dans celui des lettres : il n’est que de rappeler les noms de Proust, de Gide, de Claudel, de Péguy et bien sûr de Mallarmé. Mais c’est avant tout son importance capitale dans le domaine artistique qui a particulièrement retenu notre attention. La Revue blanche a défendu et imposé les peintres nabis, essentiellement, Bonnard, Vuillard et Vallotton, et l’on s’étonne qu’une seule revue ait su avec un discernement rarement pris en défaut mener le juste combat.
L’attribution du Grand Prix du Roman a constitué cette année une manière de surprise que les plus surpris se sont d’abord employés à tenter d’étouffer. Nous ne sommes pas en effet allés chercher notre lauréat dans le vivier bien rempli où frétillent gaîment en cette saison les habitués des prix, leurs principaux éditeurs et les maîtres à penser de la critique ou les maîtres critiques de la pensée unique.
Du coup, elle a été presque assourdissante, la discrétion avec laquelle les bons esprits qui régentent gravement une large partie de notre vie littéraire ont commencé par accueillir ce lauréat. Il est vrai que celui-ci a en outre le grave défaut d’avoir été diplomate – nul n’est parfait, croyez-moi sur parole ! – ambassadeur de France en Suède et même – mais de cela les esprits éclairés en question ne sauraient tout de même pas lui tenir rigueur, encore que… – et même de s’être trouvé à la tête de TV5, la chaîne de télévision francophone.
Avec La Dernière Conférence, M. Marc Bressant a écrit un roman d’une justesse remarquable en même temps que d’une belle ironie et d’une mélancolie souriante. Sur quoi ? Mais sur une rencontre de diplomates, bien sûr. Sur une dernière conférence, imaginaire naturellement, juste avant, pendant et juste après la chute du mur de Berlin. L’aveuglement de certains, la rage d’autres, l’espoir de tant d’autres aussi avec, en creux, les nouveaux conflits qui se préparent, l’éclatement sanglant de l’ancienne Yougoslavie et l’entrée en scène d’une nouvelle Russie, sont évoqués sur le ton de tous les jours par un diplomate français imaginaire qui tient, tous les jours, un journal imaginaire.
Tout cela fait un roman qui ne ressemble en rien à ce qui répond aujourd’hui aux normes sacrées de bien des critiques, mais il est vrai que dans ses cinq précédents romans aux titres si bellement improbables, tels Les Mémoires d’un vieux parapluie ou Les Souvenirs d’un alpenstock, M. Bressant, pince-sans-rire, nous avait déjà diverti avec un président de la République français qui aurait ressemblé à Jean Gabin dans le rôle d’Aristide Briand, ou avec les ronronnements puissamment helvétiques d’un vieil homme politique suisse.
Le Prix de l’Académie française Maurice Genevoix a été décerné à Mme Marie Didier, pour Morte-saison sur la ficelle, et autres récits. Voici ce que nous en dit encore une fois M. Michel Déon qui est bien, vous le constaterez au cours de ce discours, un stakhanoviste des rapports de nos commissions : cet étrange livre, qui n’est pas un recueil de nouvelles au sens propre du genre, mais plutôt une série de tableaux d’une vie marquée par l’âge, d’observations médicales ou populaires, de scènes de la vie provinciale, cet étrange livre est un chef-d’œuvre de cruautés innocentes, l’admirable tableau de ce qui se perd avec le temps et la modernisation. Quand on apprend de qui il s’agit, le titre retenu par l’auteur est admirable et déchirant.
Le Prix Hervé Deluen a été attribué à l’Association internationale des études françaises. M. Marc Fumaroli, autre stakhanoviste, vous le verrez, des mêmes commissions, nous explique que cette association cinquantenaire, qui publie un Cahier annuel d’une exceptionnelle tenue scientifique et stylistique, fédère sur un pied d’étroite coopération et d’amicale convivialité, et selon le principe académique de cooptation, les professeurs de littérature française les plus compétents et féconds des cinq continents. À elle seule, avec un budget alimenté par ses seules cotisations et une administration de bénévoles, elle sert la vie de notre langue et l’amour de nos lettres aussi efficacement, pour le moins, que bien des organismes bureaucratiques dotés de confortables, dit M. Fumaroli – confortables, je n’en suis hélas pas toujours sûr – de confortables, donc, budgets par l’État.
Le Grand Prix de Poésie a été décerné cette année pour l’ensemble de son œuvre poétique au grand poète qu’est M. Gérard Macé. C’est toujours M. Michel Déon qui nous le présente. Gérard Macé a souvent publié dans une collection intitulée « Le Cabinet des lettrés »,titre qui semble avoir été créé pour lui, pour ses poèmes comme pour ses brillants essais sur Nerval, Rimbaud, Corbière, Mallarmé ou Segalen. Son humour pincé, son goût des assonances discrètes, sa sensualité légère, une grande érudition masquée font de Gérard Macé un des plus libres poètes de son temps et un prosateur qui joue avec la mémoire des temps et des rêves, comme dans son recueil L’Invention des souvenirs :
« La nuit en robe longue ornée d’astres morts,
je l’ai vue tourner les talons puis revenir
comme une allégorie par la porte-tambour,
mais en jupe courte et poursuivie par le jour ».
Qui nous a présenté un rapport sur le Grand Prix de Philosophie ? M. Marc Fumaroli, naturellement ! L’Académie couronne avec lui M. Olivier Boulnois, pour Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge et l’ensemble de ses travaux. Le professeur Olivier Boulnois est le meilleur spécialiste français de la pensée difficile du théologien franciscain Duns Scot. Dans Au-delà de l’image, il a fait fonds sur sa connaissance de toute la tradition philosophique chrétienne médiévale, de saint Augustin à la Devotio moderna, pour retracer le débat théorique et théologique qui a agité la pensée chrétienne autour du deuxième commandement biblique, qui semble assimiler toute image à une idole détournant l’esprit de l’adoration du Dieu unique. L’approfondissement par saint Augustin de la notion biblique de l’homme « créé à l’image et ressemblance de Dieu », sa doctrine de la Trinité qui fait du Fils l’image parfaite du Père attribuent au concept d’image un rôle clef dans l’économie de la Rédemption. Ce concept théologique ne remet cependant pas en cause la primauté, dans la vie de foi, du Verbe sur les images dévotionnelles, qu’Augustin ne condamne pas, mais qu’il considère comme de simples auxiliaires. Le livre de M. Boulnois, écrit avec limpidité et bonheur, jette une lumière très neuve sur le statut des arts dans l’Occident chrétien.
Le Grand Prix Moron a été décerné à M. Pierre Manent, pour Enquête sur la démocratie. Études de philosophie politique. M. Marc Fumaroli nous le rappelle, M. Pierre Manent est l’un des principaux chefs de file de l’école française de philosophie politique, et il est l’auteur de nombreux et influents ouvrages devenus d’emblée des classiques. Le titre de son dernier ouvrage pourrait servir l’ensemble de son œuvre, et son contenu résume fort bien les lignes de force de sa pensée. Tocquevillien et aronien, M. Manent ne cache pas la sympathie qu’il porte à la démocratie libérale et à ses théoriciens, mais il cache de moins en moins l’inquiétude qu’a éprouvée d’emblée cette école de modération, inquiétude de plus en plus partagée aujourd’hui : la logique de la démocratie ne l’appelle-t-elle pas à ruiner les assises de civilisation qui la modèrent et qui seules peuvent lui mériter l’adjectif « libéral » ?
Le Grand Prix Gobert revient au R.P. Pierre Blet, pour l’ensemble de son œuvre. Le R.P. Blet, qui fête cette année son quatre-vingt-dixième anniversaire, comme nous l’apprend M. Marc Fumaroli, est l’une des lumières vivantes de la Compagnie de Jésus. Son œuvre se répartit pour l’essentiel en trois chapitres. D’abord l’histoire des Assemblées du clergé de l’Église gallicane sous les trois derniers Bourbons, histoire qu’il a pratiquement créée et fondée sur l’étude des archives françaises et surtout vaticanes. Profitant de son accès à l’Archive secrète du Saint-Siège, avant qu’elle ne fût ouverte à tous les chercheurs, le père Blet a aussi écrit un livre de sa plume précise, limpide et dénuée de tout pathos, établissant sur des faits et des documents la fausseté de la légende noire répandue sur la mémoire de Pie XII par le mélodrame de Rudolf Hohchue, Le Vicaire. Plus récemment, le père Blet a publié un livre fondé lui aussi sur des documents d’archives inexplorés, et qui traite l’un des rares aspects quasi inédits du ministériat du Grand Cardinal : Richelieu et l’Église de France.
C’est M. Jean-Marie Rouart qui nous a présenté un rapport pour le Prix de la Biographie littéraire décerné à M. André Bleikasten, pour son William Faulkner. André Bleikasten a su remarquablement restituer la personnalité de Faulkner, son double jeu, ses mensonges et ses drames. Loin de chercher à mettre l’écrivain en posture d’accusé, son biographe l’éclaire sans jamais dissimuler ses ombres. C’est un livre magnifique par le style mais aussi généreux dans son intention. Ce n’est pas la recherche d’épisodes scandaleux ni d’insignifiants petits faits qui l’anime, mais la quête du moi profond de l’écrivain. Dans une existence tourmentée en proie à l’angoisse, au remords, à l’alcool, le biographe éclaire les blessures de la vie qui ont nourri l’œuvre du grand romancier américain.
Le Prix de la Biographie historique a été décerné à M. Joseph Pérez, pour Thérèse d’Avila. M. Alain Decaux nous présente l’auteur, professeur émérite de civilisation de l’Espagne et de l’Amérique latine à l’université de Bordeaux III et auteur de plusieurs ouvrages, tous consacrés à l’histoire de l’Espagne.
Thérèse d’Avila a inspiré de nombreuses biographies, dont certaines très proches de sa vie et de son destin. L’intérêt du travail de Joseph Pérez vient de son ambition elle-même : reclasser la carmélite d’Avila dans l’Espagne de son temps et chercher les raisons pour lesquelles, dans un monde totalement masculin, une femme a pu s’imposer à ce point. L’extraordinaire est, au temps où l’Inquisition est à son zénith, qu’elle a pu faire oublier son origine en partie juive. Mais aussi, à une époque où les femmes n’ont aucun droit à la culture, qu’elle a été écoutée par des directeurs de conscience exigeants et des théologiens instruits de tous les arcanes de la foi.
Pardonnez-moi, M. Decaux, d’en rester ici dans votre bel éloge, et de répéter seulement après vous qu’il s’agit ici d’un ouvrage de première importance.
Le Prix de la Critique a été décerné à M. Michel Crouzet, pour Stendhal et l’Amérique et l’ensemble de ses travaux sur Stendhal. M. Marc Fumaroli nous le dit, mais je veux l’exprimer également, tant nous sommes nombreux aujourd’hui à en savoir tellement plus sur Stendhal grâce à lui : éditeur érudit, préfacier, biographe, essayiste, professeur hors de pair, Michel Crouzet est le doyen et le maître des études stendhaliennes, une confraternité difficile mais qui est répandue dans le monde entier. Il est du même mouvement le meilleur interprète actuel du romantisme français, par ses écrits sur Gautier, Mérimée, Barbey et Hugo. Son Stendhal et l’Amérique fait pendant, à vingt-cinq ans de distance, à son Stendhal et l’italianité. Il révèle la fascination initiale du jeune Stendhal « idéologue » pour l’Amérique de Jefferson, et le retournement qui s’est opéré en lui au fur et à mesure que les récits des voyageurs européens lui font redouter, plus encore que Tocqueville, dans le miroir de l’Amérique d’Andrew Jackson, l’avenir social et moral aplati de l’Europe.
Le Prix de l’Essai va cette année à Mme Claude Delay, pour Giacometti, Alberto et Diego. L’histoire cachée. Mme Hélène Carrère d’Encausse nous le rappelle, Alberto Giacometti fut le plus célèbre des deux frères, et sa gloire fit qu’on ignora souvent qu’ils étaient deux, deux sculpteurs également géniaux probablement, inséparables, différents et semblables, qu’il faut considérer ensemble pour les mieux comprendre et mieux comprendre leur œuvre.
Notre Secrétaire perpétuel souligne aussi que Claude Delay, formée à la psychanalyse, intime de Diego, s’est attachée à comprendre le moins connu, en suivant leurs vies et les voies si mystérieuses de la création. Au travers de ces pages émouvantes, c’est aussi toute la vie artistique foisonnante de Montparnasse entre 1930 et 1960 qui revit dans ce livre.
Le Prix de l’Essai est, pour la biographe qui sait rendre vie à des héros compliqués, la récompense légitime d’un grand talent.
Le Prix de la Nouvelle va cette année à M. Patrice Lelorain, pour Quatre uppercuts. M. Michel Déon l’évoque avec pertinence : la nouvelle est un art qui, en sa brièveté et son final, a de grandes ressemblances avec la boxe. Dans Quatre uppercuts, Patrice Lelorain raconte avec sobriété quatre histoires dramatiques d’une émotion et d’une densité rares. La dernière des nouvelles est même, disons-le sans trop de précautions, dixit M. Déon, un chef-d’œuvre du genre.
Viennent maintenant quatre Prix d’Académie, quatre médailles de vermeil.
L’une a été décernée à M. Dominique Barthélemy, pour La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle. La chevalerie, ses rites d’adoubement, ses tournois, ses quêtes, les romans et les légendes qu’elle a inspirés ont nourri l’imaginaire médiéval, et c’est souvent à travers lui que nous nous représentons la longue durée médiévale, nous rappelle M. Max Gallo : il fallait faire retour à l’histoire. Selon M. Dominique Barthélemy, professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris IV-Sorbonne, c’est à l’époque de Charlemagne que son statut et son équipement font du guerrier noble un vrai chevalier. Et c’est au milieu du XIe siècle que le comportement chevaleresque se développe : on défend la veuve et l’orphelin, la femme et le paysan désarmé. M. Barthélemy souligne qu’il y a une part d’« imposture » dans ce « discours ». Mais avec érudition et sens de la nuance, il montre que cet « artifice » est aussi manière de réglementer la guerre, et donc d’humaniser la société médiévale.
Autre médaille de vermeil à Mme Célia Bertin qui, avec son Portrait d’une femme romanesque. Jean Voilier (1903-1996), a le mérite d’attirer à nouveau l’attention sur un personnage essentiel de la vie littéraire française entre les deux guerres. Romancière et journaliste, Célia Bertin, nous dit M. Frédéric Vitoux, nous a donné non seulement une remarquable biographie d’une femme d’exception dont François Mauriac disait qu’elle était « le dernier personnage romanesque de ce temps », mais aussi une vivante et personnelle évocation de la vie littéraire française de la première moitié du XXe siècle. C’est que Jeanne Loviton, dite Jean Voilier, fut sans doute le plus grand amour de Paul Valéry et comptait aussi, parmi ses admirateurs, Jean Giraudoux, Saint-John Perse ou Curzio Malaparte, sans oublier Robert Denoël qu’elle souhaitait épouser et dont elle dirigea la maison d’édition pour un temps, après son assassinat…
À M. David Haziot revient, pour son Van Gogh, une autre médaille de vermeil. Pour M. Jean-Marie Rouart, le grand mérite de David Haziot est d’avoir, non seulement très bien retracé la vie de Van Gogh, mais surtout d’avoir essayé de saisir son itinéraire spirituel. Son livre relate, à travers les péripéties douloureuses de sa vie, l’histoire d’une âme brûlante, torturée par l’absolu et ravagée par l’autodestruction. David Haziot a admirablement saisi la double angoisse de Vincent : artistique et spirituelle.
Enfin, une médaille de vermeil a encore été décernée à M. Jean Saint-Geours, pour La Caverne. Voici ce qu’en dit Mme Hélène Carrère d’Encausse : haut fonctionnaire, amoureux de la langue française et de la terminologie qu’il sert depuis des années, auteur fécond de romans et d’essais, Jean Saint-Geours est entré ici dans « la caverne » des conflits et des tragédies d’un Pays basque que le rêve de l’indépendance a bouleversé depuis des décennies.
Ce roman tortueux retrace l’épopée de ces fous éveillés acharnés à forcer le destin, à créer un monde basque libéré à coups de complots, de trahisons et de meurtres. L’amour, la violence et la mort surgissent à chaque page et le lecteur envoûté ne peut qu’aller toujours plus loin à la poursuite de personnages hauts en couleur, voués au malheur.
Ce Prix d’Académie est la reconnaissance légitime d’un écrivain qui, par ses origines et son enracinement partiel en Pays basque, s’est fait le chantre convaincant de la cause qu’il défend.
Le Prix du jeune Théâtre Béatrix Dussane – André Roussin a été attribué, pour l’ensemble de ses ouvrages dramatiques, à M. Fabrice Melquiot, dont Mme Florence Delay parle avec émotion, non parce qu’il a inventé un merveilleux héros enfantin, Bouli Miro, ni parce qu’il a imaginé nombre de ses pièces « depuis l’enfance », mais parce qu’il est un des auteurs dramatiques les plus neufs, féconds et attachants de la nouvelle génération.
Si Fabrice Melquiot se laisse hanter par les lieux de son enfance en Savoie, à la frontière, Modane – la forêt, le cimetière sur la hauteur, la gare, la voie ferrée – c’est, dirait‑on, pour mieux franchir les frontières, voyager et réunir. Questions et réponses à travers ses personnages, des crises intimes aux crises politiques, appartiennent au vaste monde. Voilà pourquoi ses pièces voyagent si bien, qu’elles sont jouées de l’autre côté des Alpes ou des Pyrénées, et de la Yougoslavie au Sénégal ou au Mexique.
Le Prix du Cinéma René Clair revient à M. Pascal Thomas, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique. Pascal Thomas est, selon M. Frédéric Vitoux, un cinéaste inclassable. À la fois malicieux et tendre, doucement sarcastique et épris de romanesque. Un bibliophile, un homme de haute culture qui semble filmer avec le sourire, épingler avec une justesse ironique les petits travers de notre société et qui refuse toujours de jouer les redresseurs de torts ou les infatigables donneurs de leçons. On se souvient, je me souviens tout particulièrement, de ses savoureux premiers films comme Les Zozos ou Le Chaud Lapin, au début des années 1970. Aujourd’hui, Pascal Thomas s’amuse à adapter l’univers romanesque d’Agatha Christie à la société française d’aujourd’hui, grâce à des films comme Mon petit doigt m’a dit ou L’Heure zéro.
La Grande Médaille de la Chanson française a été attribuée à M. Georges Moustaki, pour l’ensemble de ses chansons. Couronner aujourd’hui Georges Moustaki de la Grande Médaille de la Chanson française est une justice qu’il était bien temps de lui rendre, constate M. Frédéric Vitoux. Natif d’Alexandrie, Parisien et mieux encore citoyen à part entière de l’île Saint-Louis depuis des décennies, il lui a suffi d’une seule chanson, Le Métèque, pour être propulsé soudain, en 1968, au rang de grande vedette, un rang qu’il n’allait jamais cesser de tenir. Compositeur et parolier, il avait déjà rencontré Édith Piaf en 1958 et pour elle avait écrit Milord. Yves Montand, Barbara ou Serge Reggiani puisaient aussi dans son répertoire. Qui a oublié Ma solitude ou La Longue Dame brune ?
Pour le Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises, trois médailles de vermeil ont été attribuées.
L’une à Mme Corinne Desarzens, pour Tabac de Havane évoluant vers le chrysanthème. Écoutons M. Michel Déon : Corinne Desarzens est Suisse, journaliste et auteur d’essais d’une étonnante diversité qui oscillent entre le roman, la sotie, la gourmandise des belles choses : le vin, les fromages, la vie d’aventure, le discours à bâtons rompus. Moraliste aussi, s’écrivant à elle-même : « Ne garde rien pour une occasion spéciale, chaque jour que tu vis est une occasion spéciale. » Et sarcastique aussi quand il le faut, en vraie hédoniste.
Une autre médaille de vermeil a été décernée à M. Michel Jeanneret. Le professeur Jeanneret, qui a longtemps enseigné à l’Université de Genève, est l’une des illustrations de l’« école de Genève », avec Georges Poulet, Jean Rousset et Jean Starobinski, nous apprend M. Marc Fumaroli. Il a commencé sévèrement son œuvre par un Poésie et tradition biblique au XVIe siècle. Mais le XVIe siècle français l’a converti à des horizons plus joyeux, et il a publié en 1987 un livre qui a fait date : Des mets et des mots : banquets et propos de table à la Renaissance. Brillant missionnaire en terre romande, et dans toute la francophonie, de l’art de vivre et d’écrire que l’on qualifiait autrefois de « gaulois », il est devenu un des meilleurs spécialistes de Rabelais.
Enfin, une médaille de vermeil encore à M. Maurizio Serra, pour Les Frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire. L’auteur est directeur de l’Institut d’études diplomatiques à Rome. Écrivant tantôt en français, tantôt en italien, nous apprend M. Déon, M. Serra s’est penché sur les destins politiques de trois écrivains, amis d’origine, ennemis séparés par l’histoire et la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit là d’une œuvre exceptionnelle d’intelligence et de sensibilité. Maurizio Serra est déjà l’auteur d’un essai sur Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay qui fut un des grands manitous de la diplomatie française pendant la période 1916-1918.
S’achève ici la belle liste des prix d’Académie. Mais j’ai évoqué les soixante-cinq prix que nous décernions cette année, et nous n’avons donc pas épuisé ce palmarès, loin de là, puisque j’en arrive à nos prix de Fondations. Les lauréats, je vous le rappelle, se lèveront ensemble à la fin de la proclamation de leurs noms à tous pour recevoir alors, ensemble, votre ovation.
Et d’abord cinq prix de poésie.
Le Prix Théophile Gautier nous a permis de décerner une médaille d’argent à M. Seyhmus Dagtekin, pour Juste un pont sans feu, à la rencontre, selon Mme Florence Delay, de trois langues, le turc, le kurde et le français.
Médaille de bronze à M. Philippe Destruel, pour son édition critique de La Bohême galante de Gérard de Nerval.
Au titre du Prix François Coppée, une médaille d’argent est attribuée à M. Jean-Yves Masson, pour Neuvains du sommeil et de la sagesse. M. Michel Déon évoque à son propos Maurice Scève et Hofmannsthal sur lequel il a écrit, d’ailleurs, un brillant et pénétrant essai.
La médaille d’argent du Prix Paul Verlaine va à Mme Vera Feyder, pour l’ensemble de son œuvre poétique. M. René de Obaldia nous a parlé de la voix singulière de ses poèmes sur fond de tragédie, où les mots sont là comme pour exorciser le désespoir.
Enfin le Prix Henri Mondor, toujours lié à l’œuvre de Stéphane Mallarmé, nous rappelle Mme Florence Delay, va au magnifique poème de M. Martin Rueff, Icare crie sous un ciel de craie, au centre duquel est un salut, sous forme d’exergue – « Solitude, récif, étoile » – au maître de l’extrême contemporain.
J’en arrive aux quatorze prix ou médailles de littérature et de philosophie.
Au titre du Prix Montyon, une médaille d’argent revient à M. Jean-François Mattéi, pour Le Regard vide, un « essai, acéré, sur l’épuisement de la culture européenne », brillant et courageux.
La médaille d’argent du Prix La Bruyère est attribuée à M. Joël Janiaud, pour Au-delà du devoir. L’acte surérogatoire, une leçon de morale comme il en est peu dans la philosophie contemporaine, du moins peu qui ne craignent pas de s’afficher comme telles, remarque M. Michel Déon. Cet ouvrage mérite toute notre attention. Son auteur, Joël Janiaud, développe une éthique du devoir qui dépasse le devoir et en appelle, à la fois, à la connaissance et au sentiment inné que nos obligations n’ont pas de limites. En répondant, par l’acte surérogatoire, aux solitudes et aux tragédies du monde, l’Homme se justifie à ses propres yeux comme aux yeux de ses contemporains.
Le Prix Jules Janin, seul prix de traduction de notre Académie, qui salue le traducteur, bien sûr, et non l’œuvre traduite, couronne, avec une médaille d’argent, M. Frédéric Boyer, pour sa traduction de saint Augustin, Les Aveux, que nous connaissons mieux sous le titre desConfessions. M. Michel Déon relève l’intérêt de cette nouvelle traduction tout en tenant à faire aussi remarquer celle, nouvelle également, de Jim Harrison par M. Brice Matthieussent.
Le Prix Émile Faguet, récompensé par une médaille d’argent, va à Mme Anne Egger, pour son Robert Desnos, la nouvelle biographie majeure aujourd’hui, indispensable oserais-je dire, d’un poète aimé. L’Académie a apprécié la somme fabuleuse d’informations que nous donne Mme Egger autant sur la vie et la mort de Robert Desnos que sur la vie littéraire de son temps.
À M. Hubert Haddad, pour Palestine, le Prix Louis Barthou. Bien connu, reconnu, l’auteur judéo-berbère nous offre un roman qui est comme l’essence d’une vie vouée au mariage des extrêmes, à retrouver une unité dépouillée des haines ancestrales et des préjugés si profondément anciens dans les esprits.
La médaille d’argent du Prix Louis Barthou va à Mme Frédérique Woerther, pour L’èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, une contribution, d’emblée classique, à l’analyse en profondeur d’une notion clef du lexique, tant moral qu’esthétique, de la pensée grecque.
Au titre du Prix Anna de Noailles, une médaille d’argent est décernée à Mme Marie Billetdoux, pour C’est fou, une fille… Nous avons aimé Raphaëlle Billetdoux, elle nous revient, transfigurée en Marie, c’est un autre miracle. La douceur, la tendresse de sa plume demeurent ici intactes et tout aussi frémissantes.
À M. Charif Majdalani, qui dirige le département des lettres françaises de l’université Saint-Joseph à Beyrouth, revient le Prix François Mauriac, une autre médaille d’argent, pour Caravansérail, un beau roman, dans lequel un jeune Libanais entreprend d’imaginer, à partir de quelques bribes ou détails retenus par la tradition familiale, la vie aventureuse de son grand-père.
Le Prix Georges Dumézil, doté d’une médaille d’argent, est décerné à Mme Clarisse Herrenschmidt, spécialiste de l’Iran ancien et des civilisations voisines et contemporaines, grecque et hébraïque, pour Les Trois Écritures. Langue, nombre, code.
Le Prix Roland de Jouvenel revient à Mme Roxane Martin, pour La Féerie romantique sur les scènes parisiennes (1791-1864), une passionnante étude sur un genre théâtral qui fit fureur à partir de la Révolution et qui, musique, pantomime, décors d’un éblouissant kitsch avant la lettre, n’enchanta pas seulement les publics populaires.
Le Prix Biguet a été décerné à M. Jean-Yves Lacroix, pour L’Utopia de Thomas More et la tradition platonicienne. Mme Hélène Carrère d’Encausse l’a remarqué : Jean-Yves Lacroix pose avec bonheur des problèmes stimulants : la rétroactivité du concept d’utopie attribué à Platon alors que le mot n’apparaît qu’en 1516 ; celui aussi de la cohérence principielle du système de More.
Le Prix Ève Delacroix va à Mme Sara Yalda, pour Regard persan. Iranienne, élevée en Iran dans notre langue et ayant choisi de vivre à Paris, Mme Yalda, dans ce premier livre, raconte avec verve, émotion et naturel, selon M. Marc Fumaroli, les impressions de son retour, après une longue absence, dans son pays natal.
À M. Jean-Marc Moriceau, pour son Histoire du méchant loup, XVe-XXe siècle, le Prix Jacques Lacroix. Une somme : le loup dans la légende et dans la réalité, la terreur dans les campagnes de nos arrière-grands-pères, des histoires à ne pas écouter à la nuit et des chiffres qui disent le reste.
Enfin pour La Nature du monde : science nouvelle et exégèse au XVIIe siècle, le Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne va au père Jean-Robert Armogathe, théologien et historien hors de pair de la révolution scientifique du XVIIe siècle,dont M. Marc Fumaroli nous explique de quelle manière ildémontre comment les sciences modernes ont pris appui sur le questionnement de la théologie sur les lois de la création divine.
J’en viens maintenant aux prix d’histoire.
Le Prix Guizot a été décerné à M. Lucien Jaume, pour Tocqueville : les sources aristocratiques de la liberté. Le beau rapport de M. Gabriel de Broglie démontre comment l’historien des idées politiques Lucien Jaume emprunte une démarche originale et longuement mûrie, différente de celles des commentateurs qui l’ont précédé mais les supposant connues, en comparant Tocqueville à Guizot, point par point, écrit après écrit. Guizot combat la démocratie, qui ne peut que contrecarrer l’avènement des classes moyennes auquel il consacre son œuvre gouvernementale ; Tocqueville, l’aristocrate de la liberté, admet la démocratie comme l’inéluctable dépossession de la noblesse programmée par des siècles de nivellement, et comme la promesse d’une liberté nouvelle qu’il reconnaît lui-même utopique.
Une médaille d’argent du Prix Guizot couronne Mme Marie-Claude Blais, pour La Solidarité. Histoire d’une idée. Professeur à l’université de Rouen, Mme Blais, lue par M. Jean-Denis Bredin, éclaire très utilement la signification d’un mot qui ne cesse d’être utilisé, dans les directions les plus diverses. Son livre nous aide à comprendre l’héritage de deux siècles de réflexion sur les rapports entre la société et l’individu.
Une autre médaille d’argent du Prix Guizot a été décernée à Mme Edina Bozóky, pour La Politique des reliques de Constantin à Saint Louis. Ce savant ouvrage, nous dit M. Marc Fumaroli, toujours lui, montre les enjeux d’autorité, et de légitimation, mais aussi d’économie, qu’impliquaient la circulation des reliques, leur acquisition, leur célébration publique et les querelles auxquelles elles donnaient lieu.
Une médaille de bronze du Prix Guizot a ensuite été décernée à MM. Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, pour Liquider les traîtres. La face cachée du PCF (1941-1943). Pour M. Pierre Nora, la vie clandestine du Parti communiste pendant la guerre demeure mal connue. Deux jeunes chercheurs passionnés d’archives et de critique des documents contribuent actuellement à l’éclairer. Leur nouvelle enquête révèle et analyse un des secrets les mieux gardés du Parti : l’existence d’une véritable police politique, d’une « guépéou » chargée de l’assassinat des « renégats » ou des suspects, ou des « traîtres ».
Autre médaille de bronze du Prix Guizot, et encore M. Pierre Nora pour nous en parler, décernée à Mme Esther Benbassa, pour La Souffrance comme identité. L’auteur s’attache à dégager, depuis ses fondations bibliques, le lien entre le thème de la souffrance et l’histoire du peuple juif et de sa religion ; et, plus encore, l’idée que ce peuple et cette religion se sont faite de leur histoire comme souffrance. Il débouche donc, tout naturellement, sur le lien indissoluble qui s’est tissé entre le génocide et l’État d’Israël, jusqu’à sa sédimentation en véritable religion civile.
Prix Thiers : la médaille d’argent en est décernée à M. Lucien Bély, pour L’Art de la paix en Europe. Naissance de la diplomatie moderne XVIe-XVIIIe siècle. Le rapport de M. Max Gallo nous convainc qu’avec L’Art de la paix en Europe, Lucien Bély, professeur d’histoire moderne à l’université de Paris-Sorbonne, nous donne une synthèse remarquable sur les conditions, les étapes qui conduisent l’Europe à inventer la diplomatie en perfectionnant et en rationalisant l’art de la négociation. Un art de la paix apparaît ainsi, qui exprime par des pratiques de plus en plus savantes, et un cérémonial impressionnant, une part essentielle de l’identité européenne.
Le Prix Eugène Colas a été décerné à Mme Élizabeth Badinter, pour Les Passions intellectuelles. Élisabeth Badinter voit dans la création des Académies le lieu de naissance des « intellectuels ». Et plus précisément – puisque la libido dominandi n’est jamais loin de la libido sciendi – c’est l’Académie des sciences au XVIIIe siècle qui lui paraît le laboratoire de l’ambition intellectuelle. Car les Lumières fascinent et cette Académie en est la première dépositaire. M. Pierre Nora nous explique ainsi que c’est une histoire des disputes et des rivalités personnelles, des années 1730 à l’apothéose de Voltaire en 1778, qu’Élisabeth Badinter s’est donné pour ambition personnelle d’écrire, au moment où ces rivalités se trouvent modifiées par l’émergence d’une puissance nouvelle, inconnue des siècles précédents, l’opinion publique.
C’est à Mme Annick Lemoine, pour Nicolas Régnier, qu’a été attribué le Prix Eugène Carrière. L’ouvrage, consacré à un peintre qui joua par ailleurs un rôle majeur en tant que marchand de tableaux à Venise, constitue pour M. Pierre Rosenberg une analyse de premier ordre sur un peintre caravagesque français dont, avant l’ouvrage d’Annick Lemoine, on n’avait pas pris en compte la mesure.
Le Prix Georges Goyau a été décerné à M. Jean-Louis Biget, pour Hérésie et Inquisition dans le midi de la France. Médiéviste, spécialiste reconnu des cathares auxquels il a consacré de nombreux travaux, l’auteur éclaire de manière remarquable, selon Mme Hélène Carrère d’Encausse, les origines, la nature du catharisme, et permet de comprendre ce que fut cette dissidence religieuse dans l’univers spirituel et politique du Moyen Âge. Cet ouvrage est certes représentatif de l’histoire locale, comme le veut le prix, mais il est aussi une utile contribution à l’histoire religieuse de la France.
C’est de nouveau Mme Hélène Carrère d’Encausse qui nous dit du Prix Louis Castex décerné à M. Maurice Godelier, pour Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, que ce livre a le mérite d’introduire le lecteur dans les grands débats de l’anthropologie, qui suscitent aujourd’hui une curiosité croissante dans le public et l’incitent à y chercher des réponses dans des ouvrages de vulgarisation souvent peu informés. En expliquant le wahhabisme, la conclusion de Maurice Godelier éclaire heureusement l’évolution récente du monde musulman de ces débuts du XXIe siècle.
Le Prix Monseigneur Marcel va à M. Didier Kahn, pour Alchimie et Paracelsisme en France à la fin de la Renaissance. Avec cet ouvrage monumental, le premier tome d’une série, M. Didier Kahn livre une première synthèse de ses immenses recherches sur les réseaux d’alchimistes et de médecins convertis à la doctrine alchimique de Paracelse, dans la France des guerres de Religion. C’est M. Marc Fumaroli, décidément infatigable, qui nous le dit.
Et encore M. Marc Fumaroli à propos de la médaille d’argent du Prix Monseigneur Marceldécernée à Mme Teresa Chevrolet, pour L’Idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance : Mme Chevrolet s’est livrée à un panorama d’ensemble fort utile sur les querelles théoriques du XVIe siècle autour de la fable poétique, tantôt tenue pour vérité voilée, tantôt pour vraisemblance purement délectable, tantôt pour une alliance merveilleuse d’illusion et de vérité.
Le Prix Diane Potier-Boès va à M. John Tolan, pour Le Saint chez le Sultan. La rencontre de François d’Assise et de l’Islam, huit siècles d’interprétation. Le saint rendit visite au sultan Malik al-Kâmil en 1219, lors de la cinquième croisade. Leur rencontre a nourri une abondante littérature, aiguisé la curiosité des philosophes des Lumières et suscité des commentaires dont même le pape Benoît XVI s’est inspiré, et qui a manifestement inspiré aussi Mme Hélène Carrère d’Encausse qui nous en a parlé avec enthousiasme.
Le Prix François Millepierres récompense Mme Edoarda Barra-Salzédo, pour En soufflant la grâce. Âmes, souffles et humeurs en Grèce ancienne. Mme Barra-Salzedo, constate M. Marc Fumaroli, s’est demandé ce que le mot pneuma, que le christianisme a affecté à la troisième personne de la Trinité et à l’engendrement du Fils, avait signifié pour les anciens Grecs.
Une médaille d’argent du Prix François Millepierres revient à M. Philippe Monbrun, pour Les Voix d’Apollon. L’arc, la lyre et les oracles. Avec une science de philologue et des curiosités comparatives d’anthropologue, M. Monbrun s’est lancé à la recherche du dieu Apollon, « universel de l’imaginaire » grec et « archétype universel » au sens jungien. Sa merveilleuse érudition s’élève sans cesse à la plus haute poésie nous affirme, bien sûr, M. Marc Fumaroli.
Une autre médaille d’argent du Prix François Millepierres a été décernée à Mme Danièle et M. Yves Roman, pour Aux miroirs de la Ville. Images et discours identitaires romains (IIIe siècle av. J.-C. – IIIe siècle apr. J.-C.), qui retracent sur six siècles la problématique de l’identité romaine, dont l’aristocratie se veut la gardienne, à l’épreuve de la philosophie et des mœurs grecques, à l’épreuve de la féminité, à l’épreuve de la prospérité et de la puissance mondiale, à l’épreuve de la plèbe et de ses révoltes.
Les prix de soutien à la création littéraire, maintenant.
Le Prix Henri de Régnier a été décerné à Mme Célia Houdart, pour Les Merveilles du monde. Normalienne, agrégée de philosophie, Célia Houdart exprime avec délicatesse les états d’âme désespérés d’un photographe au bord du lac Léman. C’est M. Frédéric Vitoux qui nous le dit joliment.
C’est encore M. Frédéric Vitoux qui nous parle du Prix Amic, décerné à M. David Di Nota, qui a d’abord été danseur à l’Opéra de Paris avant de se consacrer à la création littéraire. Avec J’ai épousé un casque bleu, il nous donne une vision désinvolte et pessimiste d’une Europe à ses yeux décadente, sur fond de guerre en Bosnie.
Le Prix Mottart est attribué à M. Christophe Bigot,pour L’Archange et le Procureur, unroman autour de la vie de Camille Desmoulins, racontée, selon M. Michel Déon, avec une honnêteté rare par un romancier-historien qui fait là un début remarqué par la critique – et par nous-mêmes !.
Ainsi s’achève ce long et copieux palmarès. Je demanderai maintenant aux trente-huit lauréats dont je viens de citer les noms de se lever à leur tour, pour recevoir nos applaudissements.