Discours sur les prix littéraires et l’état de la langue 1987

Le 10 décembre 1987

Maurice DRUON

Messieurs,

Neuf médailles de vermeil, quarante-trois médailles d’argent, dix-huit médailles de bronze et cinquante-six prix dont les dotations s’éploient de cinq mille à quatre cent mille francs, l’ensemble formant une masse financière d’un million huit cent quatre-vingt mille francs : tel est le résumé chiffré des actes par lesquels notre Académie s’applique, dans l’administration de ses fondations, à constituer une synergie du mécénat littéraire.

La plus récente et la mieux munie de nos récompenses, le Grand Prix de la Francophonie, a eu, dès sa première remise au poète et dramaturge libanais Georges Schéhadé, un retentissement assez ample et rapide pour qu’on puisse augurer qu’elle va s’installer parmi les très hautes distinctions internationales.

Soucieuse de respecter l’objet du prix, tel qu’il fut défini avec nos amis canadiens, et qui est de « couronner l’œuvre d’une personne physique qui, dans son pays ou à l’échelle internationale, aura contribué de façon éminente au maintien et à l’illustration de la langue française », l’Académie, parmi de nombreux dossiers que sa Commission tient ouverts, a porté son choix cette année sur le Professeur Yoichi Maeda.

Selon les termes du rapport établi par M. Lévi-Strauss, le Professeur Maeda est l’un des plus éminents spécialistes de Pascal et des études pascaliennes. Et M. Lévi-Strauss d’ajouter : « Sa vie durant, M. Maeda a mis au service de la langue et de la culture françaises la position de tout premier plan qu’il occupe dans la vie intellectuelle du Japon. »

À la fois professeur à l’université de Tokyo et professeur associé à l’université de Paris-Sorbonne, qui le fit docteur honoris causa en 1980, et déjà distingué par le gouvernement français qui lui conféra la croix de chevalier de la Légion d’honneur, le Professeur Maeda dirigea longtemps les cours d’enseignement du français à la radio et à la télévision nippones.

Sur les grands travaux pascaliens de notre lauréat, somme d’ouvrages écrits pour partie en japonais et pour partie en français, je ne peux man­quer d’invoquer ici le témoignage de M. Henri Gouhier :

« À partir de l’analyse de la pensée dite “sur les deux infinis” Maeda croit pouvoir marquer que, dans le cas des grands fragments, Pascal se propose volontairement d’avoir deux rédactions, et qu’il écrit ce qu’il considère comme une première rédaction en laissant assez d’espaces et de marges pour pouvoir corriger et modifier le texte. Maeda alors a entrepris une étude complète des manuscrits permettant de retrouver le premier jet et d’avoir la lecture des deux temps de l’écriture. Cette étude publiée entre 1980 et 1985, reproduisant et commentant le manuscrit, aura un indiscutable et bénéfique effet sur toutes les éditions nouvelles de Pascal. » Ainsi s’exprime M. Gouhier.

Il n’arrive aux hommes que ce qui leur ressemble. La coïncidence souvent constatée de la gloire et de la mort aurait pu être le sujet d’une « pensée » de Pascal.

Quinze jours après que le Grand Prix de la Francophonie lui eut été décerné, le Professeur Maeda s’éteignait, frappé d’une crise cardiaque. La distinction dont il venait d’être l’objet lui avait causé une grande joie et, déjà malade, il disait à son entourage que rien ne l’aiderait mieux à surmonter l’épreuve qu’il traversait. Et dans ce mot de « surmonter » nous pouvons nous demander s’il désignait la guérison ou le franchissement du seuil ultime.

Cela donne tout leur sens aux dernières lignes du rapport de M. Lévi-Strauss : « Par-delà la personne du Professeur Maeda, le prix de la Francophonie encourage la brillante école de spécialistes du XVIIe siècle français qu’il a fondée. Elle continuera son œuvre. »

C’est également en ayant présente à l’esprit la définition du prix, laquelle prévoit que pourra être aussi distinguée une « contribution personnelle ou collective ayant assuré la présence ou le renouvellement du français dans les domaines de la science, de la technologie ou de l’informatique », qu’une Médaille de vermeil de la Francophonie est attribuée au Général André-Georges Ferré, président depuis douze ans de l’active et inventive Commission de terminologie de l’informatique. De cette Commission est issu, entre bien d’autres, le mot « logiciel », combien nécessaire et dont on sait la fortune en France et ailleurs. Ce mot-là valait bien une médaille.

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C’est à M. Lévi-Strauss encore, dont les jugements sont un des agréments de nos commissions, que j’emprunte le rapport suivant :

« Le Grand Prix de Littérature attribué à M. Jacques Brosse vient couronner une œuvre qui, par sa singularité et sa grandeur, compte parmi les plus importantes de ce temps.

« Rompant avec une production littéraire exclusivement attentive aux agitations humaines, Jacques Brosse, tout à la fois poète et naturaliste, renoue avec la tradition qu’on pouvait croire perdue d’un Buffon ou d’un Goethe ; avec celle aussi des Encyclopédistes du XVIIIe siècle chez qui s’allient la passion du savoir et le don d’écriture.

« Grand styliste, Jacques Brosse possède un talent incomparable pour représenter au vif chaque ouvrage particulier — arbre, fleur, quadrupède, insecte, oiseau ou pierre — dans le système universel de la nature. Chacun de ces êtres lui offre l’occasion d’une méditation philosophique qui redécouvre les sources d’une sagesse millénaire.

« Comme l’écrivit Gaston Bachelard, clairvoyant préfacier de ce chef-d’œuvre absolu qu’est L’Ordre des choses, paru en 1958 et réédité l’an dernier : sous la plume de Jacques Brosse — je cite — “les choses les plus menues deviennent des germes du monde”. »

M. Lévi-Strauss a la discrétion de ne pas se citer lui-même. Mais n’a-t-il pas écrit, de cet Ordre des choses précisément : « Ce n’est pas un livre à proprement parler ; c’est plutôt, me semble-t-il, un petit musée fait avec des mots. »

Depuis lors, le musée Jacques Brosse s’est singulièrement enrichi et agrandi. Il s’est même doublé d’un musée de plein air. Qui aura lu Les Arbres de France ne verra plus de la même façon nos jardins, nos forêts et nos parcs, et devant chaque « essence » aura de quoi penser, se souvenir et rêver.

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Nous avons, par deux médailles de vermeil, au titre du Rayonnement de la langue française, voulu témoigner notre gratitude à deux grands artisans de ce rayonnement, M. Herman Van Roijen et M. Josué Montello.

Ancien ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, ancien président du Conseil administratif de l’Académie de Droit international de La Haye, M. Van Roijen a beaucoup contribué à ce que le français restât le langage de cette grande institution, et par là il a aidé à le maintenir comme outil de l’expression juridique entre les peuples.

Écrivain et diplomate, amoureux de la France, dans la grande tradition intellectuelle du Brésil, M. Josué Montello, ambassadeur délégué permanent auprès de l’UNESCO, est un romancier abondant et puissant dont les lecteurs se comptent par centaines de milliers et dont l’un des titres les plus célèbres, Les Tambours noirs, vient d’être traduit à Paris. Il a représenté l’Académie brésilienne des Lettres à notre trois-cent-cinquantième anniversaire. Érudit et critique dont les chroniques paraissent dans les journaux les plus diffusés du Brésil, Josué Montello a consacré, depuis trente ans, près de trois mille articles aux écrivains français, aux ouvrages français, à la vie littéraire française ; et dans la bibliothèque-musée qu’il a fondée au cœur de sa ville natale, Sâo Luis du Maranhâo, où s’élève la statue d’un mien ancêtre, la plus grande partie des rayons et des murs est réservée à la France. Un jour, le plus tard possible, y figurera, je pense, cet hommage de l’Académie française à l’un de ses grands amis.

Notre Compagnie a également décerné une médaille de vermeil à M. Gabriel de Broglie, excellent historien qu’elle a déjà distingué, et président de la Commission nationale de la communication et des libertés dont il tient la barre, en ce temps de roulis, avec l’apparente placidité qui est à la fois l’héritage des grandes familles et l’apanage des grands commis.

C’est son livre Le français pour qu’il vive que nous avons couronné, ouvrage d’analyse érudite, d’information précise, de large vue planétaire et d’ardente espérance dont j’aurai assez indiqué le ton si j’en extrais seulement cette phrase : « Il n’y eut jamais de civilisation de l’oubli. La langue est d’abord une victoire de la mémoire. »

Des médailles d’argent ont été attribuées à M. Hubert Joly, secrétaire général du Comité international de la langue française, pour la direction d’un très utile Dictionnaire des industries, à M. le Bâtonnier Jean Lévy, qui préside et anime depuis tant d’années la célèbre université populaire de Lille, et à M. Alan Raitt, professeur de langue et littérature à Oxford, pour ses ouvrages très remarquables, très remarqués, sur Villiers de l’Isle-Adam.

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Le Grand Prix de Poésie est attribué à M. René Tavernier, dont le dernier recueil publié, Questions au soleil levant, confirme la place éminente qui est la sienne parmi les poètes contemporains.

Voici, à son propos, le rapport que nous devons à M. Jean-Louis Curtis :

« M. René Tavernier a dédié sa vie à la poésie, la sienne et celle des autres. Entre 194o et 1948, pendant les années noires de la défaite, puis les années de la Libération, il a dirigé la première revue française de poésie, Confluences, où il publiait les œuvres des poètes résistants. Ce combat en faveur de la liberté, et contre l’oppression sous toutes ses formes, n’a jamais cessé, puisque, aujourd’hui encore, président du Pen Club Français et vice-président du Pen Club International, M. René Tavernier consacre une grande part de son temps et de son activité à intervenir auprès des gouvernements étrangers pour obtenir la libération d’écrivains et de poètes emprisonnés. Déjà, plusieurs d’entre eux lui doivent d’être sortis des divers goulags qui subsistent encore dans le monde, à l’Est ou à l’Ouest, car l’oppression et l’injustice peuvent sévir n’importe où. Publier des poèmes de résistants, dans les années quarante, quand les nazis occupaient l’Europe, faire libérer des poètes dans les années quatre-vingt, où deux idéologies se disputent le monde, c’est le même combat. M. René Tavernier est un humaniste de notre temps : pour lui, la création littéraire n’est pas dissociable du destin du monde, et participe de l’aventure planétaire dans laquelle nous sommes tous engagés. Plusieurs poèmes de son dernier recueil portent le témoignage de la préoccupation politique. Ou plutôt d’une anxiété relative aux menaces qui planent sur cette fin de siècle. Mais, le plus souvent, ce sont les grands thèmes de l’amour, de la mort, de la nature et du temps qui inspirent le poète. En cela, sa poésie est classique, elle s’adresse à tous. »

Pour appuyer le jugement de M. Curtis, je citerai quelques vers de René Tavernier qui me chantent en tête, de ces vers précisément qui s’adressent à tous :

Je crois que malgré vous, je vais toujours aimer

Le vent, la lumière, la vie, ô mon amie,

Je vais même aimer ce monde

Chaque jour un peu plus

Tandis que le nouvel orage gronde.

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Des centaines de milliers de lecteurs et de lectrices ont goûté naguère un roman où l’humour le disputait à la justesse de l’observation et qui s’intitulait Un mari, c’est un mari. Des millions de spectateurs ont en mémoire un feuilleton resté célèbre dans les annales de la télévision : La Demoiselle d’Avignon.

L’Académie, elle, a lu Le Harem et voici ce qu’en dit M. Michel Déon :

« En décernant son Grand Prix du Roman à Frédérique Hébrard, pour Le Harem, l’Académie française a distingué une œuvre d’une savante originalité. Mme Hébrard ne se contente pas de raconter une histoire attachante. Elle fait aussi montre d’une érudition qui avait tout lieu de plaire quai de Conti. Ceux qui aiment les mots pour les mots, les acrobaties du langage, les vocables rares et poétiques, ont goûté à un vrai festival.

« Ajouterons-nous que ne se contentant pas de comprendre profondément l’esthétique et l’éthique moyen-orientales, Mme Hébrard est de surcroît une œnologue distinguée. Le plaisir qu’on prend à ce roman passionné est un plaisir raffiné qui s’inscrit dans la bonne tradition du roman français d’évasion. »

Je ne puis, pour ma part, manquer de mentionner que la Coupole n’est pas pour Mme Frédérique Hébrard un lieu inconnu. Son enfance sage est venue souvent y admirer nos costumes brodés et y entendre patiemment nos harangues ; son père la conduisait par la main. Il s’appelait André Chamson.

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Le premier Grand Prix Gobert va à M. Pierre Grimal, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, auteur, outre un très précieux et très précis Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, de quatre cent trente-sept études, ouvrages, articles et communications sur les auteurs latins, chiffre arrêté au début de cette année et qui a dû encore s’élever.

D’Apulée à Virgile, de quelle lettre du grand alphabet de la littérature latine n’a-t-il pas approfondi la gravure ? Paraphrasant Térence, il pourrait dire : « Romanus sum ; romani nihil a me alienum puto. »

C’est pour son Cicéron, monumental et magistral, que nous avons voulu le couronner. De l’orateur des Catilinaires, de l’épistolier des Lettres à Atticus, du pédagogue des traités De l’orateur, du moraliste de La Consolation, on croyait que tout avait été dit, en bien et en mal. Ses admirateurs extasiés et ses détracteurs féroces l’avaient maintenu dans une vie universitaire relative, je veux dire qu’on continuait de tirer de ses ouvrages des sujets de version latine pour ces jeunes héros qui veulent bien encore s’enrichir la cervelle avec un peu de latin.

Et voilà que Pierre Grimal renouvelle tout. Voilà qu’il nous rend Cicéron présent comme un contemporain, et que, comme pour un contemporain, il nous oblige à nous dire : « Ce n’était pas si simple. » Pas si simple de vivre dans un temps charnière entre deux sociétés, pas si simple, pour un intellectuel, d’évoluer dans le monde politique, pas si simple d’être avocat et de se vouloir consul, pas si simple d’être consul et de se vouloir stratège, pas si simple d’être homme et de se vouloir philosophe.

Et Grimal nous rappelle que tout cela finit un 7 décembre, soixante ans avant Jésus-Christ, par la main d’un égorgeur dépêché par le pouvoir, et que l’égorgé avait, autrefois, sauvé devant la justice dans une affaire de meurtre.

Le défenseur assassiné par son client. Quelle boucle bouclée ! Le démagogue victime du meurtrier absous et devenu sicaire. Quel édifiant apologue ! Remercions Pierre Grimal de nous l’avoir si bien remis en mémoire.

Le second Prix Gobert a dû être partagé entre M. Pierre Antonetti, pour Sampiero, soldat du Roi et rebelle corse, et M. Louis-Eugène Mangin, pour son ouvrage Le Général Mangin, tant ils avaient l’un et l’autre de partisans également convaincus.

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Le Prix Cardinal Grente, destiné à couronner un ouvrage de littérature religieuse, a été hissé cette année au nombre des grands prix, et nous espérons qu’il y demeurera, car nous souhaitons fort qu’il se puisse trouver chaque année des travaux d’aussi grande importance que l’édition des Carnets de Charles de Foucauld par Mgr Bernard Jacqueline.

Historien, auteur d’une thèse fondamentale sur Saint Bernard et la Curie romaine, professeur qui enseigna longtemps au célèbre lycée Chateaubriand à Rome, diplomate de l’Église, qui fut nonce au Burundi avant de l’être à Rabat où il succéda l’an dernier à Mgr Norbert Calmels dont tant d’entre nous chérissent la mémoire, Mgr  acqueline est postulateur de la cause pour la canonisation de Charles de Foucauld. Les textes qu’il nous livre, nous présente, nous commente, sont la vie même de l’âme, quand l’âme est d’exception.

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Deux grands prix ont été institués qui correspondent à une nouvelle et plus claire répartition des disciplines que nous tenons à honorer.

 

D’abord le Grand Prix de Philosophie, qui échoit à M. Jacques Ruffié pour l’ensemble de son œuvre.

Écoutons le rapport de M. Jean Bernard

« On doit à Jacques Ruffié, Professeur au Collège de France (chaire d’anthropologie physique), deux concepts neufs.

« Il a pu, par l’étude des groupes sanguins, des hémoglobines, proposer une des premières (peut-être la première) définition biologique de l’homme. Chaque homme est un être unique, irremplaçable, différent de tous les autres hommes.

« Il a contribué au développement du concept de l’hématologie géographique, les caractères du sang d’un homme dépendant du lieu où cet homme vit et plus encore du lieu où ont vécu ses ancêtres. »

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Le Prix de la Biographie, nouveau lui aussi, et qui est attribué à Mme Dominique Bona, est dû à une proposition de notre benjamin, M. Bertrand Poirot-Delpech. C’est donc bien naturellement à lui que revenait de nous parler de son premier attributaire.

« L’Académie se devait de saluer le goût grandissant des écrivains et du public pour les vies d’hommes ou de femmes célèbres en créant un Prix de la Biographie.

« Pour étrenner cette récompense, nous ne pouvions mieux trouver qu’une des existences les plus aventureuses, les plus talentueuses, et les plus énigmatiques de ce siècle : celle de Romain Gary.

« Juif russe comme Kessel, déchiré, comme Malraux, entre l’Art et l’Action, on ne sait quel Gary nous fascine le plus, du fils tant aimé de sa mère qu’il en restera inconsolable, du héros de la France Libre, du consul de Hollywood aux airs cuivrés de cow-boy, de l’auteur de La Promesse de l’aube et des Racines du ciel, sans oublier la plus somptueuse mystification littéraire de tous les temps - l’invention d’Émile Ajar, qui lui vaudra, outre un deuxième prix Goncourt, un dédoublement, un redoublement de son talent.

« Dominique Bona a mis sa science de jeune agrégée et son taâ de romancière au service de ce destin flamboyant et tourmenté, en poussant le scrupule jusqu’à en respecter le mystère. Pourquoi se tirer une balle dans la bouche, voici déjà sept ans, quand on est riche à ce point de dons, de grandes actions et de chefs-d’œuvre ? La réponse appartient à Gary seul et se cache peut-être dans cet aveu de jeunesse Je suis de ceux qui mourraient de soif près d’une fontaine ". »

Nous avons donné à M. Louis Calaferte, d’origine italienne et français par choix depuis quarante ans, le Prix de la Nouvelle. Nous n’avons pas perdu souvenir de son premier livre, Requiem des Innocents, dont la publication, encouragée par Blaise Cendrars et par Kessel, avait été saluée comme une révélation par Émile Henriot et Robert Kemp. Maints ouvrages ont suivi, qui ont acquis à Louis Calaferte un public attentif.

Le personnage anonyme, tour à tour ou plutôt tout à la fois accusateur, plaideur et accusé, qui prend la parole dans les soixante-seize courts récits de Promenade dans un parc, vit chaque scène de sa vie privée comme un cataclysme ou un assassinat, et promène une sorte d’innocence obstinée et courtoise qui le pousse à susciter les pièges dans lesquels il se débat.

Nous avons voulu saluer un écrivain singulier qui a fait de l’angoisse quotidienne devant le destin le thème central de son œuvre.

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« Le Grand Prix de la Critique a été décerné à M. Milan Kundera pour son livre L’Art du roman. Après ses romans, dont les traductions ont eu ici le retentissement que l’on sait, Milan Kundera a voulu écrire en français, dans la langue de sa nouvelle patrie, ce livre qu’il qualifie modestement de " confession d’un praticien ", en réalité des réflexions d’une rare originalité et d’une rare ampleur de vues. De Cervantès à Joyce, en passant par Balzac, par Flaubert et par les grands romanciers d’Europe centrale, Milan Kundera nous montre tout ce que peut être le roman et comment, par sa liberté même, il est le plus apte, et même peut-être le seul apte à pouvoir nous donner le sens de cette aventure restée surprenante : la vie. »

Ce rapport est de M. Félicien Marceau.

 

Prix de l’Essai :

« Pour son Grand Prix de l’Essai, l’Académie a élu le livre de Paule Constant, Un monde à l’usage des demoiselles. Avec beaucoup de vie, une documentation étendue et dans une écriture très sûre, Mme Paule Constant nous y donne le tableau de ce qu’était, sous la monarchie et jusqu’au XIXe siècle, l’éducation des demoiselles de condition. Elle nous y montre, contrairement aux idées reçues, combien cette éducation était sérieuse et combien la politesse, les manières qui y étaient enseignées n’étaient que les signes visibles d’une morale, d’une conception de la vie, voire d’une défense ou d’une mise en garde contre le monde. Ainsi, du livre de Christine de Pisan, La Cité des dames, jusqu’au présent livre de Paule Constant, se dessine ce qu’on pourrait appeler un autre féminisme ou, en tout cas, une autre vision du monde. »

Ce rapport est de M. Félicien Marceau.

 

« En décernant son Grand Prix du Théâtre 1987 à Remo Forlani, pour l’ensemble de son œuvre, l’Académie a voulu saluer tout ensemble le talent et la liberté d’esprit. Dans ses pièces, qu’il s’agisse de Guerre et paix au café Sneffle ou de la plus récente, Grand-Père, Remo Forlani a su empoigner les thèmes du monde actuel, y compris ses angoisses, et les illustrer de la manière la plus vivante, y compris la drôlerie. Théâtre aussi du langage. Ce n’est pas par hasard si, tout en s’exprimant dans les termes les plus familiers, Remo Forlani a écrit plusieurs de ses pièces en vers. C’était signifier de la manière la plus frappante que le langage écrit n’est ni le contraire ni la négation du langage parlé, mais qu’il en est la transfiguration. »

Ce rapport est dû... à M. Félicien Marceau, qui me pardonnera de ne pas avoir encore suggéré à la Compagnie la création d’un Prix du Rapport.

La médaille, qui veut donner à un jeune auteur de théâtre une marque d’attention de l’Académie, a été remise à M. Jean-Claude Brisville pour l’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune.

 

 

Du Prix du Cinéma, M. Michel Droit nous fait le commentaire que voici :

« S’il est certains moyens d’expression qui paraissent avoir été particulièrement inventés pour quelques créateurs privilégiés, comment ne le dirait-on pas de la caméra pour François Reichenbach ?

« Grâce à elle, son œil et son cœur n’auront jamais cessé de nous livrer, à travers l’art lumineux qui est le sien, le pays qu’il aime, la ville qui le fascine, l’artiste qu’il admire, le milieu humain qui le subjugue, l’inconnu qui l’émeut, l’événement dont il sait, en le filmant, qu’il est de ceux qui défieront le temps.

«Ainsi du Mexique, de New York, d’Arthur Rubinstein, de l’entraînement des Marines, de l’enfant grec au piano, des funérailles de John Kennedy, et de tous ces autres génies, de tous ces autres inconnus, de tous ces autres événements aux contours de légende...

« Intuition des formes, “du mouvement qui déplace les lignes”, des couleurs et aussi des mots qu’il faut que le sujet prononce pour s’immortaliser lui-même...

« Œuvre puissante et lyrique, déjà maintes fois récompensée à travers le monde, mais à laquelle l’Académie française a voulu rendre hommage en attribuant son Grand Prix du Cinéma à François Reichenbach. »

Mme Claude d’Anna, au titre de ce même prix, reçoit une médaille pour sa remarquable adaptation cinématographique de Macbeth.

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Le Prix d’Aumale est attribué par l’Institut de France sur proposition de l’Académie. Celle-ci a choisi d’en honorer Mme Fernand Braudel pour l’œuvre considérable qu’elle a accomplie afin de permettre la publication des inédits de Fernand Braudel, et notamment de tout ce qu’il avait déjà écrit de son Histoire de France. Qu’elle veuille voir là, autant qu’une marque d’attachement au souvenir du génial ami que nous aurons gardé trop peu de temps parmi nous, un hommage personnel pour l’aide érudite qu’elle a portée à ses travaux, tout au long de sa vie, et qu’elle continue d’y porter pour le bien de l’école historique française.

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Nous disposons d’un prix qui porte le nom d’Henri Jousselin et dont le fondateur, il y a longtemps, avait précisé qu’il pouvait être réservé à un auteur de chansons.

Cela nous permet d’offrir une médaille de vermeil à M. Charles Dumont qui depuis plus de trente ans a porté des mots de France, et sur des mélodies dont beaucoup sont de sa composition, en tous les points du monde.

Il est l’auteur, particulièrement, de quarante chansons que la voix déchirante d’Édith Piaf a inscrites dans nos mémoires, et quand j’aurai dit que c’est lui qui signa Les Amants et Je ne regrette rien, j’aurai presque tout dit.

M. Dumont m’autorisera à murmurer encore « I love you » en souvenir de mes années anglaises ; je ne saurais toutefois trop le féliciter de nous inviter, dans une de ses récentes créations, à exprimer en français nos élans et nos tendresses.

Il n’est pas absolument insolite de passer de la chanson à la sociologie.

Une autre médaille de vermeil veut féliciter M. Yves Lacoste pour l’imposant ouvrage Géopolitique des régions françaises, publié sous sa direction.

Bien que M. Jean Autin ait été déjà dans le passé l’attributaire du Prix d’Aumale pour l’ensemble de son œuvre, nous avons voulu témoigner par une médaille de vermeil l’estime dans laquelle nous tenons sa récente étude sur Foch.

M. Roger Judrin pour l’ensemble de son œuvre, Mme Annie Angrémy pour ses travaux sur Jules Romains, M. Édouard Guitton pour ses études sur le XVIIIe siècle reçoivent chacun un prix d’Académie.

Et c’est par une médaille de vermeil encore, au titre d’ouvrages d’histoire de l’art, qu’il nous plaît d’exprimer à M. Yves Bottineau, conservateur en chef du musée de Versailles, l’importance que nous attachons à son vaste et admirable ouvrage : L’Art baroque, où la richesse du savoir, la qualité de la perception, l’élégance de l’expression, la beauté de l’iconographie aussi, sont exceptionnelles.

Tous les autres lauréats dont la liste va être lue dans un moment par M. le Directeur en exercice, chancelier de cette séance, méritent la considération attentive que nous leur avons portée et les éloges que nous leur adressons.

À l’audition des noms de Mgr Ries et du Professeur Alain Besançon auprès de ceux de Roger Stéphane, Pierre Daix, Amin Maalouf, des noms de Mme Madeleine Hours, de MM. André Brincourt, Charles Quintrec, Yves La Prairie, après ceux du R. P. Lelong, de Mme Olivier Wormser, de MM. Henri Froment-Meurice et Michel Aurillac, pour n’en souligner que quelques-uns d’un trait léger, le public qui nous entend aura reconnu le volontaire éclectisme de l’Académie, et qu’elle répartit ses distancions aussi bien entre les hommes de lettres proprement dits que dans l’université, les musées, la diplomatie, et même les monastères, et même le gouvernement,. dès lors qu’on y écrit bien.

Une mention spéciale doit être faite d’un prix qui attendait d’être décerné depuis... deux cents ans.

En effet, c’est en 1786 que fut mis au concours un « Éloge de Louis XII, père des peuples ». Aucun des travaux présentés cette année-là ne fut jugé digne de la récompense. L’Académie a de la patience. Elle a attendu pendant deux siècles que parût l’excellent Louis XII de M. Bernard Quillet, qui reçoit une médaille de vermeil.

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Messieurs,

Je dois à présent vous entretenir de l’état de la langue.

Le mieux pour ce faire n’est-il pas de vous rappeler, et de laisser connaître à ceux qui nous font l’honneur de nous entendre, les actions que la Compagnie a entreprises, ou auxquelles elle a participé dans les différentes dire&ions, les différentes régions, les différents domaines où peut se conduire la défense du français et où s’accomplit son redressement ?

Au long des trois siècles et demi de son histoire, qui se confond avec celle de la langue, l’Académie a connu des moments d’assoupissement et des moments d’éveil.

Que l’on songe à ce qu’elle fut au XVIIIe siècle, et la part qu’elle eut dans les mouvements du temps !

Il serait fort aventuré de croire que la vieille dame du quai Conti passe des jours somnolents sur un de ces sièges de repos que l’on nommait jadis une « duchesse brisée ».

L’immortalité lui permet de retrouver sinon des coups de jeunesse, à tout le moins des coups d’allante maturité. C’est un de ces moments qu’elle traverse, par la force des choses, c’est-à-dire par la force de la francophonie.

Tout d’abord, nous avons poursuivi, avec quelque accélération, ce qui est notre tâche première, le Dictionnaire, et cela en tenant compte de l’extension du vocabulaire.

On a souri quand nous avons annoncé, l’autre année, la publication du premier fascicule. Et puis ce fascicule est paru et il a été acquis en un an par deux fois plus de lecteurs qu’en avait réunis en quinze ans l’édition de 1935•

On a souri encore quand nous avons annoncé que le second fascicule sortirait cette année. Il est paru, en septembre. Il contient, comme le premier, environ trois mille mots, dont un millier de mots nouveaux. Il fait une part honnête, mais non excessive — moins d’une centaine — aux vocables d’origine étrangère qui se sont installés dans l’usage ; leur répartition géographique est large, et le monde anglo-américain est bien loin d’en être l’unique fournisseur.

Nous ne prétendons pas substituer notre Dictionnaire à d’autres ouvrages de lexicographie, fort complets et bien composés, que nous utilisons nous-mêmes avec profit ; nous voulons seulement fournir à l’ensemble du monde francophone une référence et une certitude. Dans ce temps de relâchement du langage, que l’enseignement a trop toléré et que l’audiovisuel souvent favorise, nous voulons seulement dire le bien et le mal. Pour lutter contre la faute, il faut d’abord savoir que la faute existe. Ensuite, libre à chacun de pécher.

Et puisque nos avertissements traditionnels et gradués : familier, populaire, argotique, vulgaire, trivial, ne semblent pas avoir été assez entendus, assez dissuasifs, nous allons nous montrer désormais plus normatifs.

En cela nous demeurons fidèles à la mission définie dans le Privilège du Roy qui figurait en tête de notre première édition : nous appliquer à fixer le bon usage « en s’opposant à la licence des nouveautés et à la rudesse de l’antiquité ».

Nous avons d’autre part décidé d’établir des listes de mots propres à certaines régions : Belgique, Québec, Suisse, Sénégal, etc., mots que nous déclarerons acceptables pour l’ensemble des usagers de la langue et qui, s’il est constaté après quelques années qu’ils se sont installés généralement, entreront dans le Dictionnaire.

La tâche première étant accomplie, c’est-à-dire la remise à l’Imprimerie nationale de la matière du fascicule annuel, nous avons pu un peu ouvrir nos fenêtres, ou nos portes pour aller témoigner, là où nous l’avons jugé nécessaire, de l’importance du français comme instrument d’échange et comme véhicule des valeurs de civilisation.

Six d’entre nous, dans l’apparat qui convient, sont allés à Rome remettre au Pape Jean-Paul II la grande médaille d’or que l’Académie n’offre que très rarement, pour des motifs spéciaux, et cela en marque de reconnaissance pour le fréquent et excellent emploi que Sa Sainteté fait du français dans ses voyages, ses visites pastorales et ses relations internationales. Nous avons en mémoire son discours à l’UNESCO, celui de Casablanca, et bien d’autres adresses.

Le Saint-Père entend vite les messages. Avec une malicieuse bonté et une souveraine franchise, il nous a confié qu’il n’était pas certain d’avoir bien fait, dans le début de son pontificat, de céder aux raisons qu’on lui avait présentées d’user de l’anglais pour s’adresser aux Nations unies. Puissions-nous, en étant venus porter à ce grand pape l’hommage profond de notre respect et de notre admiration, avoir rappelé à certains étages de la Curie romaine que, si la France est la fille aînée de l’Église, le français reste, dans l’univers, le fils aîné du latin.

L’Académie donc se déplace, je veux dire que ses membres, chaque fois qu’ils le peuvent, vont, là où ils sont souhaités, porter message, témoignage, encouragements.

Ainsi M. Huyghe, M. Jean Bernard, M. d’Ormesson sont de ceux qui ont le plus volontiers franchi les frontières et les océans. Ainsi M. Peyrefitte a revisité la Chine. Ainsi notre confrère Léopold Senghor, avec toute l’autorité qui s’attache à sa personne, a sillonné les États-Unis pour soutenir la cause des études gréco-latines, et a pu constater la reprise, notamment en Floride, de l’enseignement du français.

Moi-même j’ai vu l’amorce de cette reprise au Brésil. À l’invitation de son Président, M. José Sarney, j’ai parcouru plusieurs États de ce demi-continent, qui appelle à la réflexion sur la notion de grandeur. Immense, la forêt amazonienne ; infinis, les rivages ; inépuisables, les ressources ; gigantesque, déjà, Brasilia. Je vous ai rapporté les messages d’attachement de l’Académie de Rio de Janeiro. Mais savez-vous que le nombre des élèves de nos Alliances françaises, là-bas, a doublé en deux ans ?

Oui, nous nous sommes beaucoup déplacés, mais aussi nous avons accueilli. Notre année restera marquée par un fait unique dans l’histoire des académies : une Compagnie recevant l’ensemble d’une autre Compagnie. Nous n’oublierons pas l’entrée, magnifiquement blanche, de l’Académie Royale du Maroc ; et cette Coupole retentira longtemps-des mots de notre ami Abdellatif Berbich, jeune Secrétaire perpétuel de cette sœur cadette : « Racine, Corneille, Chateaubriand, Vigny, Hugo, Mauriac, nous voici ! »

Dans cet élan, que de blessures cicatrisées, que de malentendus effacés, que de différends surmontés !

Et quel encouragement aussi donné à la France de se montrer plus ardente dans la communication, la coopération, la symbiose ; quelle invite à ne pas se croire obligée, comme certains le prônent, de prendre un profil bas !

Les excès anciens ne doivent pas servir de prétexte aux insuffisances présentes. Ce n’est pas parce qu’on eut jadis la stupidité de faire ânonner « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds » à de petits Maghrébins, de petits Africains et de petits Malgaches qu’il faut craindre aujourd’hui d’affirmer que Montesquieu, Claude Bernard, Pasteur, Louis de Broglie sont nos ancêtres intellectuels communs. Mais cela nous oblige aussi à entendre, comprendre, respecter, aider tous ceux qui partagent, à des titres divers, cette hérédité mentale.

Que le français connaisse un regain de présence et de vigueur dans le monde est une évidence dont je voudrais que chacun fût convaincu, et que chaque jour confirme.

Déjà les statistiques pessimistes sont révisées, et, des cent trente-cinq millions de « locuteurs » auxquels on nous réduisait l’an dernier, nous voici, même d’après les plus étroits calculs des amateurs de déclin, passés à deux cents millions.

Comment parler de recul quand en Égypte seize mille bacheliers en français demandent une université francophone pour y faire leurs études supérieures ?

Comment parler de recul quand on sait l’ardeur de la Communauté française de Belgique, qui a voulu associer l’Académie aux célébrations de son quinzième anniversaire ?

Comment parler seulement de stagnation quand on mesure, comme il m’a été donné de le faire, la prodigieuse évolution qui s’est opérée en un an au Canada ? La politique conduite par M. Mulroney, que nous reçûmes ici, porte ses fruits. Partout il faut ouvrir de nouvelles classes dites d’immersion en français, où affluent les enfants des familles anglophones. L’université York, à Toronto, a décidé de devenir entièrement bilingue.

Dans ce même Ontario, le gouvernement Peterson a fait voter une loi, dite loi 8, par laquelle tous les services dans l’administration doivent être fournis dans les deux langues. Et notez ce signe : soixante-huit députés anglophones du Parlement d’Ottawa ont jugé nécessaire et profitable de s’inscrire à des cours de français.

Comme ils brillent, les yeux de nos chers Acadiens de Nouvelle-Écosse, et du Nouveau-Brunswick, des écoliers de Caraquet et des étudiants de l’université Sainte-Anne, lorsqu’on leur laisse apercevoir un avenir différent de celui de leurs ancêtres

Un Canada bilingue, donc un Canada plus ouvert, plus puissant, c’est l’espoir de voir le français et l’anglais cesser de se tenir pour langues adverses et redevenir des langues alliées.

Mais surtout, comment oser prononcer le mot de déclin après le succès du « sommet » de Québec où nous fûmes, M. Senghor, M. Droit et moi-même, pour représenter notre Compagnie ? Succès dû grandement au gouvernement fédéral canadien, au gouvernement québécois, et au remarquable travail du Comité du « suivi » — sommet, suivi, nous avons du pain sur la planche, Messieurs, pour la lettre S ! — mais succès dû, aussi manifestement, à la satisfaction qu’éprouve la famille francophone à se rassembler.

Voilà quarante et un chefs d’États et de gouvernements qui s’étaient réunis dix-huit mois plus tôt à Paris, qui se retrouvent sur le continent américain pour constater, transcendant les diversités des systèmes politiques, leur volonté d’union, leur communauté d’aspirations, employons franchement le mot : leur fraternité ; qui décident d’actions concrètes, d’actions utiles, et qui conviennent de se réunir dix-huit mois plus tard, où cela ? à Dakar.

Après la terre natale de la langue française en Europe, et après la plus vieille terre de parler français dans le Nouveau Monde, la plus vieille nation d’expression française en Afrique. Une route tout à la fois symbolique et naturelle.

Lorsqu’une conférence internationale ne réussit pas, on renvoie la prochaine à deux ans, au minimum ; les chefs d’État disent : « Nos ministres des Affaires étrangères se rapprocheront pour arrêter la date la plus favorable... »

La hâte que marque la famille francophone à bâtir sa maison et aménager son domaine est un des faits les plus encourageants, les plus prometteurs de notre époque, laquelle ne nous gratifie pas de trop d’occasions de nous réjouir.

Dakar doit, Dakar va constituer une étape d’extrême importance dans la construction politique de la francophonie. L’idée de la Francophonie comme « communauté organique » est née de la pensée de Senghor. La communauté de fait existe. C’est « l’organique » qu’il faudra définir au pays de Senghor.

Dans cette perspective, nous ne nous sommes pas contentés, à Québec, d’être témoins ; nous avons, par voie officieuse, proposé un schéma très simple dont les deux objectifs sont de préserver la communauté nouvelle de toute hégémonie interne ou externe, et de la garder d’engendrer une bureaucratie paralysante. Nous espérons que cette proposition pourra servir de base à la réflexion des gouvernements.

Nous n’oublions pas le terme, comparatif, qu’avançait il y a dix ans notre confrère en parlant de « Commonwealth à la française ».

Le Commonwealth a une souveraine qui n’exerce pas de pouvoir, qui est seulement l’incarnation d’un lien historique. La Francophonie aussi a une souveraine, abstraite, la langue, la langue commune à tous, une souveraine qui ne rend pas la justice mais qui rend la justesse.

C’est elle qui est le lien, à la fois historique, idéal et réel ; nous en sommes, Messieurs, les premiers gardiens, et devons nous tenir en constante veille au pied du trône.

Vous ai-je présenté, pour l’année qui s’achève, un tableau trop optimiste, trop lumineux ?

je n’ignore pas, je ne saurais vous laisser ignorer, les ombres.

Il y a une ombre qui continue de voiler la place du français dans les organisations internationales.

Là-dessus un très important colloque s’est tenu à Paris, en juin, à l’initiative de M. jean-Bernard Raimond, ministre des Affaires étrangères, et sous la présidence de son homologue de la Côte-d’Ivoire, M. Siméon Aké. Les voix alarmées de maints pays des cinq parties du monde s’y sont fait entendre. La moins éloquente n’a pas été celle de la Grèce.

Il s’agit en l’occurrence de tout autre chose que de chauvinisme linguistique. Il s’agit de l’inconvénient très grave que peut constituer, dans les rapports internationaux, le non-usage d’une langue universelle particulièrement équipée pour l’expression du droit et de la rédaction des traités.

Une ombre plus dense encore s’étend sur la place du français comme langue scientifique. À ce propos, notre confrère Jean Bernard a fait, devant l’Association des Universités de langue française, une communication dont l’importance nous a semblé telle que nous l’avons diffusée auprès des autorités gouvernementales et administratives.

Que de doléances avons-nous entendues sur les auditoires qui se vident, dans les congrès de savants, dès qu’un orateur s’exprime en français, sur les congrès qui, en France même, se tiennent en anglais, sur les revues scientifiques françaises publiées en anglais !

Recourant aux images médicales, Jean Bernard, ayant décrit très finement les symptômes, compare le français scientifique à un malade gravement atteint au chevet duquel deux médecins déclarent, l’un, constant optimiste, que la maladie est bénigne et va disparaître sans qu’il y ait besoin de rien prescrire, l’autre, défaitiste définitif, que le patient est perdu et qu’il est trop tard pour rien faire.

Le Professeur Bernard, lui, propose une thérapeutique et la répartit en trois volets.

Primo : des publications scientifiques bilingues, textes français et anglais juxtaposés, comme pour les auteurs latins et grecs de la collection Guillaume Budé ; secundo, la création de bourses permettant le séjour en France, pendant une année, de savants étrangers de haut niveau, l’observation ayant été faite que ces hommes de science sont, de retour dans leur pays, les meilleurs propagandistes de la langue française, de notre culture et de nos méthodes de travail ; tertio, le développement de la recherche scientifique en France, force étant de constater que la prééminence de l’anglais dans le monde des sciences est étroitement lié à l’épanouissement de la recherche américaine.

Pour tout cela, il faut des moyens, lesquels dépendent de la volonté politique qui décide de la ventilation des crédits.

Si grand que soit l’effet du cinéma et du déplacement de ses vedettes sur l’opinion publique et les électorats, oserais-je avancer que les sept ou huit millions consacrés, si nous en croyons la presse, à un festival d’outre-mer auraient pu être plus judicieusement employés, pour la France, pour sa science, donc pour son avenir, s’ils avaient été affectés à mettre en place un bon office de traductions scientifiques ?

La fonction de l’Académie ne se limite pas à distribuer des prix. Il peut lui revenir, de temps à autre, d’émettre un avis. Son âge, sa mission, sa composition l’invitent à être, quand de nécessaire, une conscience.