Rapport sur les prix de vertu 1893

Le 16 novembre 1893

François COPPÉE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 16 novembre 1893.

PAR

M. FRANÇOIS COPPÉE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

Si, nouvel Epiménide, M. de Montyon se réveillait du sommeil de la tombe, il serait exposé, j’en ai peur, à quelques surprises désagréables ; car il entendrait, à droite et à gauche, dire du mal de la charité. Des gens graves, ayant étudié la question du paupérisme, lui prouveraient que, loin de soulager et de détruire la misère, la bienfaisance privée la développe au contraire et la perpétue ; et, devant la grimace avec laquelle de nombreux pauvres accueilleraient son obole, sans la refuser toutefois, l’illustre philanthrope serait forcé de reconnaître qu’elle n’est pas reçue de bon cœur. Devant le tapis vert des commissions administratives, de savants économistes lui démontreraient que, dans l’intérêt même des misérables, il ne faut leur venir en aide qu’en s’entourant de toutes sortes de précautions et de garanties, et que l’action de saint Martin, voyant un mendiant tout nu et lui donnant, sans enquête, la moitié de son manteau, n’est pas du tout sage. Si, d’autre part, M. de Montyon pénétrait dans un club populaire, il y trouverait sans doute, à la tribune, un orateur au verbe plein d’âpreté, déclarant aux meurt-de-faim qu’ils ont droit au bien-être, que les repus ne font en leur faveur que des sacrifices dérisoires, et qu’ils n’ont pas à être reconnaissants d’une aumône qui les avilit.

De pareils discours causeraient, vous n’en doutez pas, une peine profonde au grand homme de bien. Comment ose-t-on lui parler de sagesse et de circonspection en matière de charité ? Celle qu’il a voulu surtout qu’on honorât, c’est la plus folle et la plus imprudente de toutes, celle du pauvre envers un plus pauvre. Quant à cet odieux paradoxe qui prétend qu’un bienfait irrite et dégrade celui qui le reçoit, il en aurait horreur. Car, fidèle à l’optimisme et à la facile sensibilité de son temps, qui le faisaient fondre en larmes devant toutes les infortunes et lui montraient un ami dans chaque, malheureux qu’il avait soulagé, Montyon ressuscité serait toujours convaincu que les hommes sont naturellement bons. On a donc changé tout cela. Est-il possible que, dans l’espace de si peu d’années, les esprits soient devenus si faux et les cœurs si durs ? il faut le dire cependant, les gens d’expérience, qui pensent que la charité est parfois capricieuse et souvent inefficace et qui étudient les moyens d’atténuer graduellement et même de supprimer l’indigence par des règlements parfaits sur le travail, sur l’épargne, sur l’assistance publique, font une œuvre utile ; et ce ne sont pas tous non plus de dangereux sophistes, ceux qui, révoltés par le spectacle de l’inégalité des conditions humaines, réclament une moins inique distribution des biens de ce monde. Partis de deux points différents, ils vont, les uns et les autres, vers le même but, et ils sont tous poussés par le sentiment de la justice et par l’amour de l’humanité. Leur idéal, en somme, est le même : ils veulent un état de civilisation où l’excès du malheur soit impossible, où la société intervienne comme une sorte d’infaillible Providence. Si la perfection est de ce monde et si le progrès y mène, ils préparent l’avènement d’un nouvel âge d’or. Il n’est pas de plus noble rêve.

Mais le monde est vieux, et ce rêve est aussi vieux que lui. Celui dont la sublime morale avait donné aux hommes le meilleur moyen de le réaliser, Celui qui parlait sur la Montagne, a laissé tomber de ses lèvres cette parole, la plus mélancolique qu’on ait jamais entendue : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Rien n’est venu la démentir, et, deux mille ans après qu’elle a été prononcée, il existe encore des lois — hélas ! probablement nécessaires — qui considèrent et punissent comme un délit l’action d’un malheureux sans pain ni gite, qui tend la main ou qui dort à la belle étoile. Qu’ils ne se hâtent donc pas de faire le procès de la charité, tous les réformateurs, calmes ou impatients, qui rêvent d’abolir la misère. Contre cette maladie sociale, nous n’aurons point, d’ici à bien longtemps, d’autre spécifique. Et, quand même les problèmes qui se posent si impérieusement aujourd’hui seraient résolus, quand même les rapports de celui qui possède et de celui qui travaille, de celui qui jouit et de celui qui souffre, seraient réglés à la satisfaction de tous, quand même un code nouveau, code de prévoyance et de réparation, protecteur de l’enfance, pieux pour la vieillesse , indulgent, pour toutes les infirmités de l’homme, veillerait paternellement sur lui du début à la fin de son existence, il y aurait encore, de par le monde, bien des infortunes et bien des injustices. Les Solons de l’avenir ne pourront jamais inscrire sur leurs programmes et voter dans leurs assemblées le désintéressement et la bonté obligatoires, ni remédier, par décrets, à l’égoïsme des uns et aux faiblesses des autres. Il y aura toujours des pauvres pour nous. Et, grâce au ciel, il y aura toujours des riches qui s’appauvriront pour les secourir, et, spectacle plus consolant encore, des pauvres qui, n’ayant à donner que leur temps, leurs soins, leur dévouement, leur tendresse, les donneront spontanément à leurs frères en indigence et feront apparaître aux yeux de tous la vertu dans ce qu’elle a de plus admirable et de plus touchant.

C’est à ces pauvres au cœur si prodigue que M. de Montyon et ses généreux imitateurs ont légué des récompenses, et c’est le plus honorable et le plus doux privilège de notre Compagnie d’avoir à les leur décerner.

De toutes les œuvres de miséricorde qu’ils accomplissent, les plus urgentes et les plus essentielles sont assurément celles qui s’adressent à l’enfance et à la vieillesse. Rien de plus douloureux que de voir dans le dénuement et dans l’abandon ceux qui ne peuvent pas encore et ceux qui ne peuvent plus gagner leur pain. Ce spectacle a été intolérable pour M. l’abbé Colombier, à Albi, et pour Mlle Marie Danesi, à Bastia. Il s’est dévoué aux orphelins, elle s’est dévouée aux vieillards. En donnant à chacun d’eux un prix de 2 500 francs sur la fondation Montyon, vous ne pouviez rêver de lauréats plus dignes et plus intéressants.

L’abbé Colombier n’a que trente-trois ans, mais ce jeune prêtre a derrière lui un long passé de vertu chrétienne. Pour moi, je ne puis me le représenter que sous les traits du saint Vincent de Paul des images populaires ramassant des enfants tout nus dans l’angle des murailles. Dès 1886, il en recueille un, sans famille, puis un autre, pauvre martyr qu’une marâtre torturait, puis un autre encore, que sa mère, venue de Paris très malade et morte à Albi, laissait sans protection aucune. L’abbé Colombier n’a que de très modestes ressources. C’est déjà pour lui une charge très lourde, pensez-vous, que d’élever trois petits garçons. Mais, comme dit le proverbe, quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre. Aujourd’hui, chez l’abbé Colombier, il y en a pour quatre-vingts. C’est un miracle qui a, sur bien des miracles, la supériorité d’être incontestable.

L’abbé Colombier a commencé par se faire prêter une petite maison ; puis des dons sont arrivés, le nombre des enfants s’est accrû. L’abbé s’adjoignit alors, pour l’aider, d’abord ses parents, puis quatre religieuses, puis un autre prêtre, qui rivalisèrent avec lui de zèle et de dévouement. Un des caractères de la charité, c’est qu’elle est contagieuse. Cela se gagne. L’abbé Colombier l’a donnée à tout le département du Tarn. Vous auriez plaisir à lire les nombreuses signatures qui le recommandent à l’Académie. Vous v verriez pêle-mêle des noms de personnages officiels et de réactionnaires bien reconnus pour tels. Sa petite république d’orphelins ne compte que des ralliés. N’est-ce pas encore un autre miracle ? À sa façon, l’abbé Colombier travaille à l’apaisement politique ; il réconcilie, au moins momentanément, tous les partis dans la bienfaisance. Les enfants d’adoption de ce digne homme possèdent à présent une maison, des terres qu’ils cultivent, des ateliers où ils font leur apprentissage, et Albi, qui n’avait point d’orphelinat pour les garçons, est à présent très fier du sien et peut le donner pour modèle.

À Bastia, c’était un hospice pour les vieillards qui faisait défaut. Comme M. l’abbé Colombier, Mlle Marie Danesi n’a pas mis plus de six ans à combler cette lacune, et, par son initiative, par ses tenaces et constants efforts, elle a doté sa ville natale de l’établissement qui lui manquait. À la mort de son père, Mlle Danesi hérite de 7 000 francs : c’est toute sa fortune. Sans hésiter, elle la consacre immédiatement à la vieillesse sans asile. Tout d’abord, elle loue un appartement de sept pièces, moyennant 18 francs par mois, — nous sommes loin, comme vous le voyez, des prix de l’avenue de l’Opéra, — et s’y installe avec une dizaine de vieux indigents des deux sexes, vivant avec eux, les servant, subvenant à tous leurs besoins.

Ce qu’il y a de particulièrement touchant dans ce genre de bonnes œuvres, ce sont leurs débuts, toujours médiocres et cachés, et l’admirable témérité de ceux qui les entreprennent. Quand on imagine cette excellente fille, dans son étroit logis, soignant de ses mains maternelles sa famille de vieux enfants, certes on est attendri ; mais, si l’on songe qu’elle n’a que 7 000 francs dans son tiroir, on ne peut s’empêcher de se dire : « Cela ne durera pas ! C’est absurde ! » Eh bien, non ! C’est très raisonnable. Car il n’y a pas que le mal qui finisse par se savoir : le bien aussi, poussé à cette limite, est, en quelque sorte, scandaleux. Toute la ville apprit la sublime imprudence de Mlle Danesi. On lui vint en aide. Mais, comme toutes ses pareilles, elle était atteinte du délire des grandeurs. Dès que ses ressources furent augmentées, elle ne se contenta plus d’un appartement et de quelques hôtes : ce fut une maison tout entière, et vingt, puis bientôt trente vieillards qu’il lui fallut. Le croiriez-vous ? Ceux qui l’avaient soutenue jusqu’alors de leurs sympathies et de leurs subsides ne se découragèrent pas. Que dis-je ? Ils partagèrent sa folie ambitieuse, si bien que Bastia possède maintenant un hospice qui compte quarante pensionnaires. Ce n’est encore qu’un pavillon, mais construit de façon à devenir, un jour, l’annexe d’un établissement plus considérable ; et soyez sûrs que l’infatigable Mlle Danesi, qui a créé dans toute la contrée une rivalité de dévouement et de sacrifices, une véritable passion pour le bien, ne perd pas de vue ses projets d’agrandissement. Je ne serais nullement surpris d’apprendre qu’elle n’attendait plus que vos 2 500 francs pour appeler les maçons.

 

J’ai le devoir, Messieurs, de rendre, en votre nom un éclatant hommage à ceux qui mettent au service de la charité leur esprit d’entreprise et de propagande, leur besoin de fonder des établissements durables ; mais je suis peut-être encore plus ému, je l’avoue, et je voudrais vous faire partager mon émotion, devant ceux qui, plus faibles et plus timides, ne réclament, pour faire le bien, aucune assistance, n’y consacrent que leur effort personnel, et qui, pourtant, accomplissent, à eux tout seuls, modestement et discrètement, des actes de vertu d’une beauté suprême. Je vous en citerai quelques exemples.

En 1866, un Wurtembourgeois, du nom de Louis Weisser, vint s’établir à Lonze, dans le département de la Haute-Marne, avec sa femme et quatre filles, et il avait su gagner l’estime de tous par sa douceur hypocrite. Mais, au moment de l’invasion, cet abject personnage, jetant le masque, devint un de ces louches trafiquants qui suivent les armées et partit avec les fourgons allemands, en abandonnant pour toujours sa famille. Quelle situation pour la mère ! Elle est Française, mais mariée à un ennemi, à un espion peut-être : personne ne voudra la secourir. Si fait ! La magnanime pitié habite dans le cœur d’un ouvrier maçon et de sa femme, les époux Confier. Grâce à eux, l’abandonnée, qui tombe malade de chagrin et meurt deux ans plus tard, ne manque de rien jusqu’au dernier jour. Elle laisse quatre orphelines. Sans hésiter, les époux Coiffier en prennent deux, bien qu’ils aient eux-mêmes quatre enfants. Et leur dévoûment ne s’est jamais démenti, car voilà vingt ans de cela, et, l’année dernière, ils mariaient celle de leurs deux filles d’adoption qui vit encore, et qui est devenue une sage et laborieuse personne, à un brave compagnon charpentier qui l’aimait depuis son enfance. J’ai tenu .à vous conter cette émouvante anecdote, entre tant d’autres, parce que j’y trouve une preuve de la générosité de notre race. Voilà ce qu’on a fait, dans un village de France, pour la famille d’un vagabond allemand !

Ce n’est pas seulement au village que fleurit la vertu : nous allons la découvrir, s’il vous plaît, dans une des plus sombres et des plus étroites ruelles du vieux Paris, dans la rue de l’Hôtel-de-Ville. Il y a quelques années, les époux Bourzat, celui-ci infirme, celle-là maladive, avaient ouvert là une petite crèmerie. Tous les flâneurs connaissent bien la physionomie de ce genre d’établissement, avec sa vitrine invariablement ornée de deux grandes terrines, l’une de riz au lait et l’autre de crème au chocolat. Dans la plupart des crèmeries, le chiffre d’affaires est généralement très médiocre. Il était presque nul dans la boutique de la rue de l’Hôtel-de-Ville, parce que les Bourzat, comme on dit vulgairement, étaient trop bons. Ils avaient pour convives habituels des pauvres, des infirmes, des enfants affamés, à qui l’on ne refusait jamais la nourriture ; et le fils de la maison, le jeune Louis Bourzat, qui tient de ses parents les sentiments les plus charitables, leur amenait sans cesse de nouvelles pratiques et augmentait ainsi cette onéreuse clientèle. Ce fut d’abord une vieille femme, puis un vieux professeur qui avait donné à Louis des leçons de grammaire et qui, tombé dans la pire détresse, menaçait de se suicider. L’enfant supplia sa mère de le garder à la maison : on l’y conserva six mois, partageant avec lui le peu qu’on avait. Au vieux professeur succéda une femme aveugle. Louis l’aidait à manger, lui découpait ses morceaux, lui glissait parfois dans la main quelques sous, ses économies d’écolier. On recueillit encore, chez ces bonnes gens. Une pauvre fille à jambe de bois, atteinte d’une maladie incurable. Je n’ai pas la prétention de vous étonner, Messieurs, en vous apprenant que les Bourzat n’ont pas fait fortune ; tout au contraire, ils durent fermer leur crêmerie. Ce fut la misère. Mais, aujourd’hui, Louis a dix-sept ans ; il est menuisier, gagne sa journée. Modèle de piété filiale, il fait vivre ses parents ruinés, tout en restant fidèle à leurs traditions de dévouement et de bonté. Dans ces temps derniers, il a installé dans sa chambre et soigné jusqu’à la dernière heure un de ses camarades, un ouvrier comme lui, à qui jadis il avait appris à lire et qui se mourait de la poitrine. Aujourd’hui, il prend soin du tombeau de son ami.

Ces petits crêmiers de la rue de l’Hôtel-de-Ville qui furent de si détestables commerçants, mais qui soulagèrent tant d’infortunes dans leur voisinage, méritaient, certes, un prix de vertu : vous avez cru mieux faire et les récompenser encore plus en attribuant ce prix à leur excellent fils, malgré son extrême jeunesse. Ces âmes délicates comprendront votre intention. Vous encouragez ainsi ce jeune homme à marcher toujours dans la bonne voie, et vous honorez le père et la mère qui lui ont enseigné de tels principes et donné de tels exemples.

Ne quittons pas encore Paris, notre cher Paris, si calomnié parce qu’il est si charmant. Ses ennemis y viennent chercher des plaisirs, pas toujours innocents ; puis, de retour dans leurs mornes foyers, où désormais ils ne pratiquent apparemment que la vertu, ils ne parlent plus qu’avec une extrême sévérité de ce lieu de perdition. Paris, du reste, ne s’en émeut guère, sachant qu’il en est des villes comme des femmes, que la plus aimable et la plus belle est la plus exposée aux médisances, et que le vice n’est nullement incompatible avec la laideur et l’ennui. Dans le livre d’or où vous enregistrez tant de bonnes actions, votre rapporteur, qui est un vieux Parisien, a eu la fierté de rencontrer le nom de son pays natal sur bien des pages : permettez-lui de vous en lire encore une.

Mme Baube, née Madeleine Poulalion, n’avait que 17 ans quand elle entra au service d’une de ses parentés, Mlle Morand, qui dirigeait un petit pensionnat de la rue Lacépède. C’est, vous le savez, un quartier de très pauvres gens. L’institutrice était âgée déjà, et l’établissement ne prospéra point. Tout de suite, les gages de Madeleine furent supprimés. Loin de s’en plaindre, elle donna tout ce qu’elle possédait, apprit le métier de brodeuse afin de gagner du pain pour deux, puis, l’ouvrage lui manquant dans ce métier, se remit en place ailleurs, sans jamais abandonner sa maîtresse. Un honnête employé, M. Baube, épousa Madeleine. D’accord avec lui, elle prit alors chez elle, dans son très modeste ménage, Mlle Morand, qui venait d’être frappée de paralysie, et lui prodigua des soins incessants. La pauvre vieille s’est éteinte, à l’âge de 84 ans, dans les bras de son ancienne servante, devenue sa filiale amie.

Remarquez ici, Messieurs, ce caractère de persévérance dans le bien que vous exigez avec raison de vos lauréats. Les Espagnols, qui se connaissent en bravoure, disent rarement : « Un tel est brave », mais bien : « Un tel a été brave, tel jour, en telle circonstance. » Ils n’ont pas tort d’être si réservés. Les grandes vertus, le courage comme la bienfaisance, ne valent que si elles durent et si elles sont toujours prêtes. Combien peu sont bons comme le Cid était brave, toujours ! Mais vous pouvez dire de l’humble femme dont je viens de vous parler qu’elle est bonne, parfaitement et continuellement bonne. Son dévouement, qui n’a connu aucune lassitude, aucune défaillance, et qui lui coûte aujourd’hui la santé, a duré pendant vingt-six ans.

 

Au moment où je dévoile devant vous, pour une minute, tant de belles actions cachées, où je résume en trois lignes tant d’infatigable bonté et de patience héroïque, où je consacre le temps que dure une phrase à toute une longue vie d’abnégation, je ne me dissimule pas, Messieurs, combien, malgré sa sincérité, l’éloge est insuffisant que je donne à ces gens de bien, et je me demande aussi ce qu’ils en penseront. La plupart d’entre eux seront, je le suppose, très surpris d’avoir été loués publiquement pour des actes qui leur semblent tout naturels ; et, comme ils ne savent pas, au moins pour la grande majorité, ce que c’est que l’Académie français, ils s’en informeront. On leur répondra que c’est une réunion de lettrés, de savants, de grands seigneurs, et leur modestie sera sans doute confuse que de tels personnages aient daigné s’occuper d’eux.

Car ils sont tous ou presque tous des ignorants. Par exemple, Gasparde Bovagnet, à la Bridoire (Savoie), dont le père est aveugle, la mère folle, dont les trois frères, devenus veufs, sont rentrés à la maison paternelle avec leurs enfants au nombre de dix, Gasparde Bovagnet, qui est la providence de tout ce petit monde, ne lit sans doute que ses prières. Olympe Flajollet, à Audruicq (Pas-de-Calais), dont le père, incorrigible ivrogne, gaspillait son salaire, et qui a passé ses jours et ses nuits à rempailler des chaises au chevet de sa mère, gémissant sans cesse d’une maladie intolérable, Olympe Flajollet pourrait bien ne pas savoir signer son nom ; et Louis-Adolphe Chartier, à Pecqueuse (Seine-et-Oise), pauvre homme d’équipe sur le chemin de fer, qui, bien que chargé de famille, a gardé, élevé, marié un nourrisson abandonné par les parents et qui, encore aujourd’hui, en entretient un autre, Louis-Adolphe Chartier est indifférent, je le crains, à nos discussions sur la réforme de l’orthographe. Quand ils apprendront quelle célèbre et docte compagnie à la mission de les récompenser solennellement, ils trouveront dans leur naïveté, que nous leur faisons beaucoup d’honneur.

Ce qu’ils ne soupçonneront pas, c’est que votre rapporteur, en ce moment même, se demande s’il est digne de les louer, et que beaucoup d’entre vous, devant qui je retrace ces belles existences, éprouveraient, à ma place, le même scrupule. Car ces simples d’esprit possèdent ce que nous n’avons pas, nous, ce que ne peut donner l’art ni le savoir, c’est-à-dire la certitude absolue d’avoir toujours été bienfaisants et utiles. Hélas ! Nous vivons dans un temps de trouble et d’inquiétude, où les fruits de l’arbre de science sont parfois bien amers. Dans tous les ordres d’idées, que d’illusions perdues ! que de rêves évanouis ! Les doctrines pour lesquelles nous nous sommes passionnés, les opinions que nous avons défendues avec tant d’ardeur étaient-elles vraiment bonnes et Salutaires ? Qui de nous se flatte d’avoir atteint l’idéal de vérité ou de beauté toujours poursuivi ? Dans notre œuvre, que d’imperfections et que d’erreurs ! Tel philosophe renie douloureusement ses croyances d’autrefois. Tel écrivain rougit d’une page de sa jeunesse ; et cet homme d’État se frappe en secret la poitrine et s’avoue avec désespoir qu’il a mal servi son pays.

Quelle paix délicieuse, au contraire, chez ces pauvres gens dont chaque journée et chaque heure de la journée furent toujours consacrées à ce qui est incontestablement le devoir. Ils sont sûrs, absolument sûrs d’avoir fait le bien. Et, en les admirant, nous en arrivons à les envier, ces pures consciences que n’assombrit jamais l’ombre d’un regret, d’un mauvais souvenir. Nous les envions... Oui, jusqu’à ces vieilles domestiques qui non seulement ont fait abandon de leurs gages quand le malheur a frappé les maîtres, mais qui les aident dans leur détresse en tirant l’aiguille ou en filant le rouet.

Qu’ils le sachent bien, tous ces êtres qui n’ont jamais vécu que pour autrui, loin de nous croire leurs supérieurs, c’est nous, les hommes d’étude et de pensée, qui sommes honorés d’avoir à saluer leurs vertus, et qui le faisons avec mélancolie : car il nous enseignent que le cœur a le pas sur l’esprit : car nous découvrons dans leur âme ce calme moral que ne nous ont pas donné toutes les ressources de l’intelligence et qu’ils ont trouvé dans le simple exercice d’un instinct.

J’ai prononcé le mot, mais gardez-vous bien de le prendre en mauvaise part. Le propre de l’instinct, c’est d’abord de ne pas raisonner et puis de ne se tromper jamais. Cette définition convient parfaitement à la charité. Je viens de le dire, et j’y insiste. Si l’on consulte la philanthropie ordinaire, elle répond presque toujours par un veto, tout au moins par beaucoup de restrictions, à toute velléité charitable. Elle veut que le soulagement de la misère individuelle soit subordonné à un plan d’ensemble ; elle exige chez les vaincus de la vie tant de qualités que, s’ils en possédaient seulement une ou cieux, comme la tempérance et l’amour du travail, ils auraient remporté la victoire. On pourrait parodier ici la célèbre phrase de Figaro : « À toutes les vertus qu’on exige d’un pauvre, combien peu de riches seraient dignes de recevoir l’aumône ! »

La charité, au contraire, ne fait pas d’enquête préliminaire ; elle ne cherche pas les causes de la souffrance qu’elle rencontre. Elle trouve un infirme, et elle l’adopte, sans se demander si l’inconduite n’est pas la cause première de ses infirmités. Comme ces ménagères pour qui le désordre et la négligence sont des ennemis personnels, el qui, devant un meuble déplacé ou un parquet terni, rangent et brossent avant de rechercher qui, dans la maison, a péché contre la propreté, il y a des natures qui ne peuvent voir la souffrance sans essayer de la soulager. Si vous leur demandez pourquoi, elles vous répondront simplement que c’est plus fort qu’elles. Elles ont raison : une force supérieure les pousse, obscure et divine, comme toutes les forces naturelles. N’essayez pas de discuter avec ces natures-là, de les convaincre qu’elles ont tort de céder ainsi à l’inconnaissable, de leur dire que la raison doit tout dominer et tout expliquer. La raison est courte et la foi est sans limites ; à se mesurer avec certains mystères, l’esprit humain est toujours vaincu.

 

Grâce à la munificence de nos donateurs, nous sommes, comme vous le savez, particulièrement, riches en récompenses pour les vertus de famille. De la lecture des dossiers qui s’v rapportent j’ai gardé l’impression la plus douce et la plus fortifiante. Quelqu’un à qui j’essayais de la faire partager m’opposa quelque résistance. Selon lui, le mérite était mince d’obéir à l’antique commandement « Tes père et mère honoreras », et l’esprit de famille n’avait rien d’extraordinaire. Pourquoi ce témoignage public de satisfaction à ceux qui n’avaient fait, en somme, que leur devoir ? Il me fut aisé de confondre cet homme si difficile à contenter. Je n’ai eu qu’à lui laisser parcourir, entre autres, les notices concernant les personnes à qui vous avez décerné les vingt-sept médailles de cinq cents francs instituées par le testament de Mlle Camille Favre. Il s’agit seulement ici de piété filiale, et les pires détracteurs de l’humanité sont bien forcés de reconnaître que cette vertu est, par bonheur, très commune et très répandue. Mais vos lauréats. Messieurs, en ont donné des preuves si éclatantes et si nombreuses, l’ont pratiquée dans des circonstances si pénibles et au prix de tels sacrifices, que mon austère contradicteur n’a pas pu v tenir. Quand il a bien voulu m’accorder que j’avais raison et que les actions les plus naturelles peuvent être aussi les plus admirables, il avait les yeux humides, et nous avons clos la discussion par le beau vers de Musset :

Mais une larme coule et ne se trompe pas.

Comment, en effet, n’être pas attendri devant la conduite de Martin Luquet ? C’est dans un village perdu des Basses-Alpes, à Estoublon, que cet homme de chétive santé, souvent malade, n’a cessé, depuis l’adolescence jusqu’à l’âge de 26 ans, de travailler afin de soulager ses parents dans l’indigence. Il allait se marier quand son père mourut, et, sur-le-champ, il renonça à s’établir, pour ne pas quitter sa mère, déjà vieille. À force de labeur, il avait amené un peu de bien-être au logis, lorsque, il y a huit ans, sa mère fut atteinte de paralysie générale. Son état exige des soins continuels et répugnants : elle est d’une humeur chagrine, gémit sans cesse, blesse son fils à chaque instant par un reproche injuste, par une parole dure. Mais, toujours travaillant et soignant sa chère malade, ce fils exemplaire ne la quitte que pour aller ramasser du bois dans la forêt ou laver, comme une femme, à la rivière, le peu de linge qu’il possède ; car la paralytique doit très souvent être changée. Elle a maintenant So ans, et son fils en a 41. Dans une masure délabrée, ouverte à tous les vents, où ne brûle, par les plus grands froids, qu’un maigre tison, il reste nuit et jour au chevet de sa mère. Il gagne fort peu, étant continuellement interrompu par ses fonctions de garde-malade. Privé de nourriture et de sommeil, il voit chaque jour ses forces diminuer. Rien ne l’abat, rien ne le décourage. Fier, il ne demande assistance à personne ; modeste, il s’étonne des louanges qu’on lui adresse ; résigné, il ne se plaint jamais. Ce pauvre homme en guenilles est du moins paré de l’estime générale, et, dans la pétition couverte de signatures qui le signale à l’Académie, je relève cette phrase, dont la naïveté vous plaira : « Il n’est pas, dans la commune, jusqu’au plus méchant qui ne lui donne un mot de félicitation. »

Martin Luquet est admirable ; mais que dites-vous d’Adeline Visine, à Haraucourt (Meurthe-et-Moselle), qui n’a jamais voulu qu’on enfermât sa mère folle et qui la surveille et l’entoure de tendresse depuis trente-deux ans ? Que dites-vous de Brigitte Camfranc, à Laruns (Basses-Pyrénées), qui, pendant l’été, est fille de bains aux Eaux-Chaudes, qui, l’hiver, ne gagne que 80 centimes par jour à fabriquer des chapelets, et qui, cependant, avec ces quelques sous, fait vivre depuis vingt-cinq ans sa mère aveugle et sa sœur épileptique et amputée des deux pieds ? Pour se consacrer entièrement au devoir filial, Adeline Visine et Brigitte Camfranc ont refusé de se marier, ainsi d’ailleurs que Mile Irma Bridault, une Parisienne celle-là, qui appartient à une famille d’artistes, et qui, elle aussi, s’est toute sa vie sacrifiée pour les siens.

D’abord elle console la vieillesse de son père, pauvre et infirme. Son frère et la femme de son frère, peu aisés, sont retenus toute la journée hors de chez eux par leur travail : c’est Mlle Bridault qui élève leurs enfants et qui leur tient lieu de mère. L’un d’eux meurt à 24 ans, constamment soigné par elle pendant une longue maladie. Puis, c’est sur sa belle-sœur, devenue impotente et incurablement atteinte, qu’elle veille pendant quatre années. Aujourd’hui, très âgée, Mlle Bridault vient encore de se consacrer à l’éducation de deux des orphelins laissés par le bon aquafortiste Lerat, mort récemment : l’aîné a cinq ans, le dernier dix-huit mois. Avec la confiance des fortes âmes, Mlle Bridault entreprend cette tâche nouvelle. Et elle a 76 ans ! Souhaitons, n’est-ce pas ? que cette noble femme devienne centenaire.

C’est presque au hasard, et je me le reproche, que je vous cite ces noms et ces faits. En feuilletant notre livret annuel, Messieurs, vous y lirez le récit d’un grand nombre d’existences semblables ; vous constaterez qu’elles s’écoulent dans les milieux les plus différents, et vous aurez comme moi, je l’espère, un sourire de sympathie en découvrant, parmi ces cœurs d’or, un brave gendarme.

Les vertus de famille sont pour le gendarme un besoin et une habitude. Dans le mélange singulier de vie de caserne et de ménage qui constitue son existence, entre son brigadier et son cheval, sa femme et ses enfants, il prend facilement le parti d’être le modèle des époux et des pères, comme il est celui des soldats. Le gendarme célibataire est une exception. Voyez ces maisons régulières et propres comme un uniforme qui s’alignent sous le drapeau, à la lisière des villages. Au fond de la cour, dans l’écurie, sonne le piaffement des chevaux ; à la porte, en blouse de toile et en képi, le gendarme, revenu de la « correspondance », astique son harnachement ou sa buffleterie, et, autour de lui, jouent des enfants, beaucoup d’enfants. La dépopulation de la France n’est pas son fait ; au contraire. La femme et l’enfant du gendarme ont leur physionomie. Ils sont propres, bien tenus ; ils ont quelque chose de la rectitude et de l’élégance militaires ; ils reçoivent, dans la mesure de leur sexe ou de leur âge, cette empreinte que donne le « métier ». Donc, nous voyons bien le gendarme époux et père, nous ne le voyons même que comme cela. Il est plus difficile de nous imaginer cet homme mûr comme soutien de vieux parents. Sa solde n’est pas forte ; s’il peut entretenir une famille, comment pourrait-il suffire à deux, celle d’où il sort et celle qu’il crée ?

C’est pourtant ce qu’a fait Dominique-André Suzzoni, maréchal-des-logis, à Avapessa (Corse). Depuis 1858, il a été le fidèle soutien de son père. Ce père est très pauvre ; il a trois autres enfants à élever, et la situation devient un jour si pénible que le fils aîné, qui a déjà 24 ans, prend une résolution héroïque. À cette époque, le remplacement militaire existait encore. Suzzoni, selon l’énergique expression des casernes, vend sa peau pour douze cents francs et part en laissant ce petit capital à sa famille, sans en détourner un écu. Plus tard le père est atteint de rhumatismes, puis de cécité complète. Son fils cadet l’abandonne. Deux filles, qui lui restent, lui sont plutôt une charge qu’un soulagement. Mais l’aîné, soldat d’élite, est devenu gendarme ; il veille toujours de loin sur le vieillard. À force de privations et par des merveilles d’économie, il envoie de temps à autre au pays des sommes dont le chiffre étonne, deux cents francs, trois cents francs, et, grâce à cet excellent fils, l’aveugle, qui est mort, l’année dernière, à l’âge de 79 ans, n’a jamais été dans le besoin.

 

Je ne vous ai parlé .jusqu’ici. Messieurs, que des œuvres de bonté : je ne dois pas oublier que vous récompensez aussi les actions héroïques.

Quelle est la source mystérieuse et sacrée d’où jaillissent l’élan irrésistible, l’impulsion souveraine, qui provoquent ce genre de dévouement ? Il y a là, vraiment, un problème attirant et insoluble. Ni la raison, ni l’analyse psychologique ne parviennent à l’expliquer ; le seul sentiment du devoir n’y suffit pas non plus comme cause. L’homme qui se dévoue, celui dont toutes les forces physiques et morales vont s’appliquer à un si prodigieux effort tante presque toujours un résultat impossible, et il ne réussit qu’en raison même de cette impossibilité. C’est comme un défi de nos muscles débiles aux puissances de la nature, une lutte rapide et triomphante avec la chimère. Le marin qui « nage » vers le navire en perdition, le sauveteur qui monte à travers les flammes vers la fenêtre où une grappe de créatures humaines est suspendue dans le vide, le passant qui se jette à la tête du cheval emporté, ne prennent pas le temps de réfléchir, car, s’ils réfléchissaient, ils ne bougeraient pas ; ils ne consultent pas leurs forces, car elles sont nécessairement inférieures à de tels adversaires, l’eau, le feu, l’élan de la bête furieuse. Non ! le danger exerce sur eux une sorte de fascination, et, sitôt aperçu, ils courent vers lui. Tout les retient : instinct de la conservation, vision d’abandon et de misère pour ceux qu’ils aiment. Un mobile plus fort les pousse en avant : on ne sait quelle ivresse, l’attrait du danger, le besoin de se mesurer avec la mort : et ils ramènent la vie avec eux. Et remarquez. Messieurs, que de telles actions sont le plus souvent individuelles. Elles n’ont pas, d’ordinaire, le soutien puissant de ces forces organisées qui s’appellent un régiment et un équipage, où l’héroïsme collectif est relativement facile ; car un commandement, sur une nature disciplinée, supprime la réflexion. Ici, presque toujours, c’est le courage personnel qui voit et décide en un clin d’œil, c’est une seule volonté qui s’affirme et se déploie.

Un psychologue aujourd’hui fort à la mode, qui fut, chose rare, homme d’action et d’observation, et qui avait été élevé à la plus forte école d’énergie que le monde ait connue, l’armée de l’Empereur, Stendhal, raconte quelque part un de ces petits faits qu’il aimait tant et qui, dans le problème qui nous occupe, apportent sinon une solution, au moins une indication instructive.

Un ancien lieutenant de la Grande-Armée, approchant de la cinquantaine, sortait des Invalides par un froid rigoureux. Il relevait de maladie et trairait le long du quai ses jambes raidies par les rhumatismes, lorsqu’il entend des cris : un homme se noie dans la Seine ! Le lieutenant poursuit son chemin en se disant qu’on va sans doute sauver l’homme, qu’il y a là des gens plus jeunes et mieux portants que lui. Oui, mais il est excellent nageur et fameux comme tel. Sans doute, niais un bain dans la Seine, par cette température, c’est une rechute, six mois à la chambre. Alors, le lieutenant entend distinctement une voix : « Lieutenant Louant, vous êtes un lâche ! » C’était sa conscience qui parlait. Il court sur la berge, se jette à l’eau, sauve l’homme et rentre à l’hôpital. Je ne crois pas que sa conscience ait pris la peine de parler encore pour lui dire : « Lieutenant Louaut, vous êtes un brave ! ».

Voilà bien, ce me semble, Messieurs, sous la forme probante de l’anecdote, une explication de l’héroïsme propre au sauveteur : une voix mystérieuse qui commande, une lutte morale, une résistance rapide comme l’éclair, puis l’acte soudain. De telles natures agissent sur l’ordre de ce qu’il y a de plus noble en nous, le besoin de dévouement. Si elles n’obéissaient pas, ce serait pour elles un remords immédiat ; non pas le remords du mal accompli, niais du bien non tenté.

À défaut de lieutenant de la Grande-Armée, je puis vous présenter, parmi plusieurs intrépides marins, le subrécargue Edouard Levasseur, de Fécamp, à qui plus de vingt‑cinq personnes doivent la vie, et qui, le 29 janvier de l’année dernière, a accompli le sauvetage de douze marins, du capitaine, de sa femme et de son enfant de trois ans, qui se trouvaient à bord du trois-mâts russe le Finland, jeté à la côte sur les rochers. Levasseur est marié, père de quatre petits-enfants, il aide ses frères et sœurs à soutenir la vieille mère : nulle existence n’est plus précieuse que la sienne. C’est une raison de plus pour qu’il la risque au premier signe, et tenez pour certain que le prix Lange, de mille francs, qu’il vient d’obtenir, ne le corrigera pas de sa témérité.

Aimé-François-Joseph Pagnez, à qui vous avez avec justice attribué le prix Gémond, est un homme de la même trempe.

Cet ancien soldat, aujourd’hui très modeste employé à la Chambre des Députés, a positivement l’âme d’un héros, Quand il y a un danger à courir, quand il faut exposer sa vie pour celle d’autrui, Pagnez est toujours prêt. Un cheval prend-il le mors aux dents et répand-il, dans une rue populeuse, le désordre et l’effroi, Pagnez lui saute aux naseaux et se fait traîner par l’animal affolé jusqu’à ce qu’il s’en soit rendu maître. S’il voit des flammes sinistres se tordre dans le ciel, il accourt et se jette au feu, comme il l’a fait lors de l’effroyable incendie de l’Opéra-Comique, où il a sauvé un homme et deux femmes. Il faut dire aussi que, à son point de vue. Pagnez a de la chance : les occasions de montrer son intrépidité se multiplient pour lui et semblent le chercher. En 1886, dans un restaurant où prenait son repas, il a dû lutter contre un fou furieux et lui arracher-le couteau de la main. Plus récemment, dans la salle d’attente du Palais-Bourbon, un aliéné brandissait un bâton, sans doute avec l’intention d’assommer un ministre ou un député qui ne représentait pas exactement sa nuance politique. Pagnez l’a désarmé, mais en recevant lui-même un coup qui lui a brisé le poignet. Félicitons cet homme courageux de s’être opposé, dans la mesure de ses forces, à l’introduction des voies de fait dans nos mœurs parlementaires.

 

Mon devoir est accompli. Captif des étroites limites d’un rapport, je vous ai rappelé, trop laconiquement et en trop petit nombre, quelques-uns des traits de bravoure, de bonté, de désintéressement, que vous avez eu la joie de récompenser. Cependant, au moment où je termine ma tâche, deux pensées me sollicitent : l’une est toute de consolation, car je viens d’acquérir la preuve qu’il est encore bien des grands cœurs ; mais l’autre, je vous l’avoue, est profondément triste, car, afin de vous dire où et comment ces grands cœurs se sont prodigués, j’ai dû remuer devant vous beaucoup de misère, et de misère innocente. Ainsi, malgré tant de mains pieuses qui essaient de la panser et de la guérir, elle n’est pas fermée, la vieille plaie ; elle est toujours à vif et saignante, et, bien des symptômes nous l’indiquent, ceux qu’elle dévore n’ont jamais enduré leurs souffrances moins .patiemment qu’aujourd’hui.

Devant ce spectacle navrant et ces plaintes exaspérées, il est nécessaire de se recueillir.

Nous en avons tous la sensation ; il y a là, un péril. La foule des déshérités du sort, que berçait jadis la prière, et qui s’enivra, du temps de nos aïeux et de nos pères, de gloire et de liberté, a été gagnée — et nul n’a le droit de le lui reprocher — par l’esprit positif de ce siècle qui finit. Loin de moi la pensée que le prolétaire soit désormais incapable de s’enthousiasmer pour une noble cause ou même pour une belle chimère ! Je ne me résignerai jamais à admettre chez le peuple de France la décadence de l’idéal. Mais, pour le moment, les revendications des classes pauvres ont un caractère pratique. Ce qu’elles réclament, c’est, après tout, ce que l’humanité leur devrait : un peu moins de peine dans l’âge du travail, quelque sécurité pour la vieillesse ; et, qu’on y prenne garde, les voix deviennent chaque jour plus impérieuses.

En vain criera-t-on à l’impossible devant certaines réformes qui semblent exorbitantes à nos préjugés et à nos habitudes. Tout arrive. Un courtisan de l’œil-de-Bœuf à qui un prophète serait venu dire, en 1788, que, soixante ans plus tard, le suffrage de son petit-fils ne pèserait pas plus, dans les balances du pays, que le vote d’un rustre ou d’un laquais, aurait levé les épaules en pirouettant sur son talon rouge. Instruite par le passé, la société moderne sera, j’en ai le ferme espoir, moins aveugle et moins légère.

D’ailleurs, soyons optimistes. À l’heure des concessions, les privilégiés de ce monde n’écouteront pas seulement les conseils de la prudence : ils entendront surtout l’appel fait à leur cœur. Déjà il a été poussé, et de tous les côtés, par des bouches éloquentes ; il a retenti à la tribune des assemblées et dans la chaire chrétienne ; il a trouvé un écho chez les croyants et chez les sceptiques, chez les plus autoritaires et chez les plus indépendants. La question de la misère — car il n’y a pas d’autre question sociale — est aujourd’hui solennellement posée, et ce qui est dans tous les esprits ne tarde pas à passer dans les lois. Laissez-moi, Messieurs, le jeter à mon tour, ce cri de pitié ; laissez-moi déclarer bien haut que c’est, pour les gens de cœur, une souffrance aiguë, insupportable, de se dire, chaque fois que la nuit tombe, qu’elle enveloppe de son ombre le désespoir de tant de misérables. Certes, il y aura toujours des infortunes ; mais, si le nombre en diminuait sans cesse, s’il n’en était plus du moins d’imméritées, quelle gloire et quel triomphe pour la civilisation !

Non, nous ne conseillons à personne de céder aux menaces d’en bas ; nous rappelons seulement qu’il y a les pauvres, les pauvres sacrés, ceux que l’Église appelle, par une expression si forte, les membres souffrants de Jésus-Christ. Nous venons de vous en montrer quelques-uns, comme il y en a tant, doux et résignés, s’aimant et se portant secours, partageant entre eux leur dernier morceau de pain. Que leur souvenir et leur exemple exaltent nos bonnes volontés, épanouissent nos cœurs, nous préparent aux sacrifices et nous emportent dans un grand courant de justice et de fraternité !