RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 22 novembre 1894.
PAR
M. LUDOVIC HALÉVY
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS.
C’est en 1782 qu’un anonyme — qui était M. de Montyon — offrit à l’Académie les moyens de récompenser, tous les ans, une action vertueuse. L’Académie devait faire l’éloge public de cette action, et le rapporteur chargé d’écrire et de prononcer ce discours avait, aux termes de la fondation, droit, pour son propre compte, à un prix de vertu. M. de Montyon, en effet, considérant, sans doute, dans sa bonté, que ce rapporteur serait, lui aussi, digne d’intérêt et de commisération, avait voulu que le montant du prix annuel fût partagé entre l’auteur de l’acte vertueux et l’auteur du discours également vertueux. Cette condition ne fut naturellement pas acceptée, et l’Académie n’a jamais célébré la vertu que pour le plaisir et l’honneur de la célébrer.
Quels furent les actes de vertu récompensés, il y a plus de cent ans ? Absolument les mêmes que ceux que nous honorons aujourd’hui : des actes de courage, des actes de charité, des actes de piété filiale. Je copie les phrases de nos premiers rapporteurs ; les prix étaient décernés à des personnes courageuses qui, au péril de leur vie, avaient secouru des naufragés ; à des domestiques fidèles qui ennoblissaient leur état, en devenant les soutiens de leurs maîtres tombés dans l’indigence ; à des enfants qui s’honoraient par leur sensibilité filiale. Il y eut, cependant, en 1790, un acte de vertu tout à fait unique dans son genre : il fut accordé à une marchande mercière de Paris qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille. Elle assistait à la séance publique et on lui fit une ovation enthousiaste.
M. de Montyon, qui avait tout réglé, tout précisé, voulut que l’action vertueuse fût louée dans un discours en prose ne durant pas plus d’un demi-quart d’heure. Il n’y avait alors, Messieurs, qu’un prix de vertu. Nous en accordons, cette année, quatre-vingt-dix-huit, et si je devais consacrer à chacun d’eux le demi-quart d’heure de M. de Montyon, mon rapport, à la vitesse de huit actes vertueux à l’heure, durerait douze heures un quart. Véritablement j’aurais mérité, pour avoir eu à écrire un tel discours, et vous mériteriez, vous surtout, Messieurs, pour avoir à l’entendre, une part des libéralités de M. de Montyon. Mais, rassurez-vous, nous ne pouvons plus les raconter toutes, ces touchantes et nobles actions. Un prix, avant la Révolution ! quatre-vingt-dix-huit prix, après tant et tant de révolutions ! Y aurait-il donc plus de vertu dans le monde ? Il n’y en a très probablement ni plus ni moins ; seulement nous sommes plus riches, beaucoup plus riches. Aux douze mille livres de l’anonyme sont venues s’ajouter les largesses posthumes de M. de Montyon et les fondations de ses très nombreux imitateurs. Et il me semble qu’il y a justice à citer clans ce rapport leurs noms trop peu connus. En même temps que les prix Montyon, l’Académie décerne aujourd’hui les prix Honoré de Sussy, Camille Favre, Marie Lasne. Souriau, Gémond, Letellier, Lelevain, Robin, Lange. Buisson, Laussat, Peltier et Boutigny.
Il y avait, Messieurs, une pensée tout à fait nouvelle dans l’œuvre de M. de Montyon, et tous ceux que je viens de nommer ont bien compris ce qu’il avait voulu faire, car ils ont fait exactement la même chose. M. de Montyon avait fondé — et ils ont fondé — des prix pour la bonté, pour le dévouement, pour la piété liliale, pour la charité. Mais quelle charité ? La charité faite aux pauvres par des pauvres, c’est-à-dire l’aumône faite par de braves gens qui n’auraient eu absolument rien à donner s’ils n’avaient eu à se donner eux-mêmes. « Vous irez. a dit M. de Montyon, vous irez chercher ceux que vous récompenserez dans les rangs les plus humbles de la société... » et l’Académie, depuis plus d’un siècle, a fidèlement obéi aux intentions de M. de Montyon.
Une question se présente ici, et peut-être est-il bon, Messieurs, de la traiter publiquement avec une pleine sincérité. Nous n’ignorons pas qu’on parle souvent avec un peu d’ironie de nos prix de vertu. On nous dit : « Des prix de vertu... c’est fort bien... Mais comment les donnez-vous, ces prix de vertu ? Comment la découvrez-vous, la vertu ? La vertu, la véritable vertu doit se cacher, se dérober, se faire toute petite, s’ignorer même, et ne pas savoir qu’il y a une Académie française décernant des prix à ceux qui ont été charitables et pitoyables à la souffrance humaine. Vous nommez, paraît-il, tous les ans, une Commission, et, sur une grande table, elle trouve classés, catalogués, étiquetés, légalisés, quatre ou cinq cents dossiers, toute une montagne de vertu ! On vous demande des prix de vertu... qui donc vous les demande ? Les auteurs des actes vertueux, peut-être !
Oui, Messieurs, oui, quelquefois... il faut bien l’avouer, mais bien rarement, et ceux-là sont immédiatement suspects qui ont fait, eux-mêmes, le bilan de leur vertu, et qui nous disent : « Tel jour, à telle heure, en telle circonstance, devant tels et tels témoins, j’ai été charitable ou héroïque. »
Une autre catégorie de demandes est traitée avec une impitoyable rigueur : ce sont généralement de vieux messieurs de province qui écrivent : « J’ai une servante admirable, qui, depuis de longues années, se contentant des gages les plus modestes, me prodigue les soins les plus tendres. Si elle venait à me quitter, je ne sais ce que je deviendrais, jamais je ne pourrais la remplacer. Donnez-lui, je vous en prie, Messieurs, un petit prix de vertu. » L’Académie ne tient nul compte de ces demandes, considérant que M. de Montyon et ses imitateurs n’ont pas mis, tous les ans, à sa disposition une cinquantaine de mille francs pour être agréable à de vieux messieurs qui ont probablement dit à leurs servantes : « Allons, soyez raisonnables, ne me demandez pas d’augmentation : je vais vous faire avoir un prix de vertu. »
Mais à côté de ces demandes inadmissibles, — vingt ou trente peut-être sur cinq cents, — les autres requêtes qui sont adressées à l’Académie se présentent, presque toutes, sous la même forme et sous la forme la plus touchante et la plus persuasive. Je vais en prendre une, et je vous assure, Messieurs, que je peux la prendre au hasard, car toutes se ressemblent. Elle a été envoyée d’Albaret-le-Comtal, un petit village de quelques centaines d’habitants dans la Lozère. On a choisi évidemment, pour l’écrire, la plus belle main du village, et le copiste s’est appliqué. Il a pris une grande feuille d’un papier réglé un peu grossier, acheté chez le petit détaillant d’Albaret-le-Comtal, et cette feuille est toute froissée, toute tachée, pour avoir passé par bien des mains, par des mains d’ouvriers et de paysans qui tous ont voulu signer. Et voici le résumé de cette longue lettre :
Angélique Paran a 60 ans, et, depuis quarante-sept ans, sa vie n’est qu’un long exemple de sacrifice et de dévouement. Elle était fille de très pauvres gens, la huitième de douze enfants ; bonne et courageuse ouvrière, elle n’a jamais voulu quitter ses parents. En 1847, elle soignait ses trois petits frères atteints de la petite vérole. Elle avait alors 13 ans. En 1854, elle adoptait une jeune nièce dont la mère venait de mourir ; puis, pendant vingt ans, nuit et jour, elle a travaillé pour nourrir ses parents infirmes. Et lorsqu’elle est restée seule au monde, sans famille, elle aurait bien eu le droit de se reposer, de vivre, enfin, un peu pour elle-même ; mais elle avait pris l’habitude de se dévouer, de se donner ; elle ne pouvait plus faire autre chose, et elle s’est consacrée tout entière aux pauvres et aux malades. Angélique Paran est, la providence de notre commune et des villages voisins. Partout où il y a quelque infortune à secourir, quelque maladie contagieuse à soigner, elle est là, la première, toujours. Voilà ce que nous pouvons attester, nous, les anciens du village.
Et le curé signe, puis le maire, puis les membres du conseil municipal, puis cinquante habitants de ce petit village... un tel, menuisier ; un tel, charron ; un tel, sabotier... C’est toute une suite de signatures gauches, maladroites, tracées par des mains pour lesquelles les outils du laboureur et de l’artisan sont moins embarrassants et plus légers qu’une plume.
C’est, en somme, tout un village de France qui nous dit : « Il y a parmi nous une créature parfaite, qui a toujours vécu sous nos yeux, et que nous admirons, et que nous aimons tous. Accordez-lui un de vos prix de vertu. Nous en serons tous bien heureux, et l’argent, que vous lui donnerez ne restera pas longtemps entre ses mains : il ira tout de suite à ses seuls amis : les pauvres et les malades. »
Des centaines de villages français nous adressent, tous les ans, des lettres semblables, et l’Académie décerne des prix à Angélique Paran, à Jeanne Brosseau, à Élise Auriac, à Madeleine Balouzet, à Marie Turquais, à Valentine Gautier, à Mathilde Robineau, à Léonie Juillet, à Caroline Tinnier, et à trente ou quarante autres de ces humbles et nobles filles qui sont appelées dans les campagnes des garde-malades volontaires, et qui représentent souvent, à elles seules, toute l’assistance publique de tout un village. Leur histoire à toutes est la même et peut se dire en quelques mots : se donner aux autres, toujours, toujours, toujours. Pauvres, elles vivent, parmi les pauvres et pour les pauvres. On a dit qu’on avait toujours assez de force pour supporter le malheur des autres : cette force leur a manqué. Elles travaillent, et tout ce qu’elles gagnent appartient à ceux qu’elles ont adoptés. Elles comprennent que la meilleure manière d’adoucir leur souffrance, c’est de la partager. Et comme elles sont payées de tant de bonté ! À se réfugier ainsi dans la misère des autres, elles échappent, en quelque sorte, à leur propre misère, ne la sentent plus, n’ont pas le temps d’être malheureuses pour leur compte, et ne s’aperçoivent pas qu’elles mènent une existence aussi triste et aussi dure que ceux dont elles soulagent la détresse.
M. de Montyon a demandé pour les actes de dévouement une durée de deux années, et c’est depuis vingt, trente, quarante ans, que ces femmes consacrent leur vie au soulagement de la pauvreté et de la souffrance. Pascal a dit que la continuité dégoûtait en tout. Non, pas en tout ; car elle ne dégoûte pas ces âmes courageuses et simples, qui ne sont à l’aise que dans le bien. Ces êtres excellents ont trouvé, sans le chercher, par l’unique instinct du devoir le vrai secret de la sagesse humaine, le seul moyen d’échapper à toute tristesse intérieure, et qui est de vivre pour les autres dans un complet oubli de soi-même. Ils ignorent cette science nouvelle, la culture du moi, qui n’est guère que le culte de soi ; ils nous démontrent victorieusement que la vertu sans argent n’est pas un meuble inutile, et se donnent le plus noble des luxes, le luxe de la bonté, seul trésor véritablement inépuisable, puisqu’il se renouvelle et même s’accroît à mesure qu’il se dépense.
L’Académie ne récompense que des vertus chroniques, invétérées, incurables, et même héréditaires, car elle décerne, cette année, un des prix Honoré de Sussy à la survivante d’une admirable famille qui s’est vouée tout entière, pendant près d’un demi-siècle, à une grande œuvre de charité.
En 1849, l’Association française de bienfaisance de Saint-Pétersbourg chargeait Mme Marguerite Jambon de la direction de la maison d’asile fondée pour les vieillards et les orphelins. Mme Jambon mourut en 1855, et fut remplacée par sa fille, Mlle Marie Jambon, alors âgée de 23 ans. Assistée par ses deux sœurs Thérèse et Catherine, Mlle Marie Jambon consacra le reste de sa vie aux soins de ces pauvres vieillards et à l’éducation de ces petits orphelins dont elle était adorée et qui l’appelaient l’Ange de la maison. Elle mourut en 1880 ; sa sœur Thérèse ne lui survécut que d’une année, et Catherine Jambon recueillit l’héritage de ces vaillantes filles qui vivaient et mouraient dans l’exil pour le soulagement des malades et des abandonnés. Mlle Catherine Jambon est encore aujourd’hui, seule, à la tête de cette maison, qui, grâce à son activité et à son dévouement, est tout à fait digne de la France charitable. Quand elle prit la direction de l’asile, les bâtiments en bois et fort délabrés, occupés par nos pensionnaires, étaient devenus insuffisants. Le Comité décida d’élever, à Saint-Pétersbourg, une grande construction en pierre où seraient réunis l’asile, une chapelle, un lazaret, une école et un refuge. D’une santé délicate et déjà âgée, Mlle Jambon sut cependant mener à bien cette grande entreprise avec une énergie que seul peut donner l’esprit de charité. Mlle Jambon, qui a aujourd’hui plus de 70 ans, est toujours l’âme de cette maison, où elle est aimée et admirée de tous pour sa courageuse bonté. C’est la première fois que l’Académie accorde un prix pour des actes n’avant pas été accomplis en France, mais nous avons pensé, et nous sommes certains que tout le monde pensera comme nous, qu’une récompense décernée à la directrice de l’Asile français de Saint-Pétersbourg pouvait, aujourd’hui, ne pas être considérée comme une récompense donnée à l’étranger.
À côté de nos garde-malades volontaires, il faut placer nos servantes volontaires, et ici encore, Messieurs, que de noms à vous dire : Thérèse Truel, Marion Amblard. Henriette Juré, Marie Lacarrigue, Nathalie Refrégé, Rosalie Galtier, Françoise Vaillant, Marie Bouvier, et vingt autres encore Les faits sont partout les mêmes, et le courage et la bonté partout aussi les mêmes. Je voudrais pouvoir vous dire les choses aussi simplement qu’elles nous sont dites par les braves gens qui nous demandent des prix pour ces généreuses femmes. L’aisance était dans une maison, et la misère y est entrée. Le maître dit à la servante : « Je n’ai plus rien, ma pauvre fille : il faut nous séparer ! — Nous séparer. Pourquoi ? — Puisque je n’ai plus rien. — Je veux rester. — Sans gages ? — Sans gages ! » Et ce Sans gages, comme le Sans dot de Molière, ce Sans gages est l’invariable refrain de ces touchants récits signés par tout un village. « J’ai mes petites économies, dit la servante. — Mais elles sont à toi ! — Non, elles sont à vous. ». Et quand il ne reste plus rien de ces petites économies, la servante, très souvent, s’en va travailler au dehors pour faire vivre son maître... Car elle dit toujours : Mon maître, et veut toujours rester la servante. C’est à se demander, en vérité, si, pour avoir de parfaits serviteurs, il ne suffirait pas de n’être plus en état de leur donner des gages. Ce serait là, cependant, Messieurs, une expérience qu’il ne faudrait pas peut-être pousser trop loin.
Elles sont très admirées, ces singulières femmes qui s’obstinent à servir pour rien, pour moins que rien, puisqu’elles donnent au lieu de recevoir, très admirées et aussi un peu persécutées. Les épouseurs ne leur manquent pas. Je ne parle pas d’aujourd’hui : elles ne sont plus précisément à l’âge des amours : la plus jeune de celles que l’Académie récompense est tout près de la cinquantaine. Je parle de longtemps, de très longtemps. En voici une, par exemple, celle que j’ai nommée la première, Thérèse Truel. Elle était déjà vertueuse, en 1840, très vertueuse et, en même temps, très jolie—ce qui ne diminuait pas son mérite ; — elle fut demandée en mariage, et très souvent : « Non, répondait-elle toujours à ceux qui la voulaient pour femme : ma pauvre maîtresse est très malade, elle a besoin de moi ; je ne puis la quitter. » Et aujourd’hui, après cinquante-deux ans de service dans la même maison, avec la même tendresse et le même désintéressement, Thérèse Truel veille, comme une mère, sur le fils de son ancienne maîtresse, très malade et devenu, lui-même, un vieillard.
Lorsqu’elles ne sont plus ni jeunes ni belles, ces excellentes filles ont d’autres persécuteurs. Tout le monde voudrait les avoir pour servantes ; on leur offre des places, de bonnes places, où elles gagneraient : elles refusent, considérant que ces places où l’on ne gagne pas sont les vraies bonnes places. Et l’une d’elles répondait à l’un de ceux qui la tourmentaient : « Laissez-moi donc tranquille, je ne gagne rien, mais j’y trouve mon compte tout de même. »
Jusqu’ici je n’ai cité que des noms de femmes : c’est qu’il faut bien le reconnaître, Messieurs, en toute humilité, c’est aux femmes que va, cette année, comme à l’ordinaire, et à juste titre, la plus large part des récompenses accordées par l’Académie. Des hommes, cependant, méritent d’être nommés : Sylvain Aizat, Julien Bougeard, Jean Cadilhon, qui, avec une tendresse et une douceur presque féminines, ont accompli des actes merveilleux de dévouement charitable et de piété filiale. Nous avons aussi les sauveteurs, qui ont toujours leur place sur la liste des prix Montyon. Ils s’appellent, cette année, Alphonse Progin, Jean Poëncet. Rémond, Robin, Marie Quesnel, et ce dernier est tout particulièrement digne d’être honoré. De 1870 à 1892, Quesnel, marin pilote au port de Granville, s’est, à dix reprises, illustré par des actes de dévouement héroïque. Je ne citerai qu’un fait. Dans la nuit du 10 novembre 1892, une violente tempête avait jeté à la côte le navire Égalité. L’équipage était épuisé par les misères de la traversée et la fatigue d’une nuit passée dans la mâture. M. de Kertanguy, capitaine de frégate, commandant la station navale de Granville, mit une embarcation du Cuvier à la disposition de Quesnel, et celui-ci, par son courage, au milieu des plus grands dangers, sauva soixante-quinze personnes. Le Gouvernement avait donné à Quesnel tout ce qu’il pouvait lui donner : médailles d’argent, médailles d’or, croix de la Légion d’honneur, et presque au lendemain du jour où l’Académie, à son tour, lui accordait un prix, la mort est venue prendre celui qui lui avait disputé tant d’existences humaines.
L’Académie, Messieurs, décerne, cette année, sa plus haute récompense au curé d’un petit village d’Eure-et-Loir, pour avoir poursuivi et accompli, en ces vingt dernières années, avec une admirable persévérance, une œuvre de piété et de patriotisme.
À la fin des manœuvres de la Beauce, le général de Galliffet adressait à ses troupes un très touchant et très éloquent ordre du jour :
« Les grandes manœuvres de 1894, leur disait-il, n’ont pas été seulement une école de guerre, elles nous ont permis d’accomplir sous les armes un patriotique pèlerinage aux champs de bataille de 1870 que vos pères et vos frères ont si généreusement arrosés de leur sang. »
En effet, quelques jours auparavant, une de nos brigades d’infanterie avait, en traversant le village de Loigny, rendu les honneurs militaires devant une église bâtie, en mémoire de la bataille du 2 décembre 1870, par l’abbé Theuré, curé de ce petit hameau. L’abbé Theuré a 60 ans. En 1870, il était, depuis huit ans déjà, curé de Loigny : il est encore, il sera toujours curé de cette église de village, glorieuse entre toutes.
Pour savoir ce que fut, dans la plaine de Loigny, cette nuit tragique du 2 décembre 1870, il faut lire l’admirable volume de Mgr Baunard sur le général de Sonis. Se jetant, sous les balles, en pleine mêlée, l’abbé Theuré, par son intrépidité et son sang-froid, a sauvé la vie à plus de cinq cents blessés français et allemands qui allaient être massacrés dans l’effroyable désordre de ce combat de nuit. Le lendemain, il y avait plus de mille blessés dans son presbytère et dans son église. C’est là que M. le chirurgien-major Dujardin-Beaumetz établit son ambulance ; c’est là qu’assisté de M. de Belval, son aide-major, et de M. l’abbé Theuré, il coupa la jambe au général de Sonis. Avant l’opération, le général lui avait dit : « Tâchez de m’en laisser assez pour que je puisse encore servir la France. » M. Dujardin-Beaumetz lui en laissa assez. Douze années après, le général de Sonis, inspecteur général de huit régiments de cavalerie, était encore au service de la France, et voici quel hommage il a rendu à l’abbé Theuré, lui qui, mieux que personne, se connaissait en courage et en héroïsme : « Le dévouement de ce vrai prêtre a été au-dessus de tout éloge ; jour et nuit, dans nos ambulances, il donna tout, il se donna lui-même il sauvait les âmes et les corps. »
Le curé de Loigny avait, en effet, abandonné aux blessés sa chambre et son lit ; il couchait dans sa cave, sur la paille. Et l’abbé Theuré, après la guerre, considéra qu’il n’était plus seulement le pasteur des quelques centaines d’habitants de sa petite cure, qu’il était, aussi, et qu’il devait rester, toujours, le pasteur de ceux qui étaient venus mourir pour la France autour de son église. Il conçut le projet d’élever à Loigny une église commémorative ; mais les communes voisines lui disputaient ces morts auxquels il voulait consacrer ses prières et sa vie. Grâce à l’intervention de Mme la maréchale de Mac-Mahon et de M. Jules Simon, alors ministre de l’Intérieur, et dont le nom est associé à tant d’œuvres généreuses, un décret fut rendu, qui donna à M. l’abbé Theuré tous les morts de la plaine de Loigny. Il commença alors une véritable croisade de charité, recueillit une somme de 240 000 francs et bâtit cette église où reposent ensemble, aujourd’hui, douze cents Français, officiers et soldats, fils des plus humbles et des plus grandes familles de France.
L’Académie décerne à M. l’abbé l’heure un prix de de 2 500 francs. La souscription de M. de Montyon au mausolée de Loigny aidera M. l’abbé Theuré à payer les derniers mémoires des constructeurs de l’église. L’Académie offre, en male temps, une médaille d’or à M. Louis Fouquet, qui, maire de Loigny depuis 1877, a été le dévoué collaborateur de M. l’abbé Theuré dans cette œuvre de piété nationale.
Il se donnait lui-même, a dit le général de Sonis en parlant de l’abbé Theuré. En quelques mots, c’est toute la vie de celle dont j’ai encore à vous parler. Fille d’un menuisier de Nancy, Mlle Berthilde Bertrand s’est donnée et continue à se donner. Elle resta seule au monde avec un petit héritage de 12 000 francs. Cette somme, tout ce qu’elle possédait, elle voulut, en souvenir de ses parents, la consacrer à une œuvre de bienfaisance. Elle offrit ses douze mille francs aux Petites-Sœurs des pauvres pour la fondation d’une maison ; mais douze mille francs, ce n’était pas assez. Alors, Mlle Bertrand acheta à Arles, pour vingt-quatre mille francs, les restes du monastère de Saint-Césaire, situés sur les remparts de la ville, et les Filles de Notre-Dame-des-Douleurs se chargèrent de créer là un asile de vieillards. Mlle Bertrand était heureuse ; elle connaissait ce riche appauvrissement qui se fait par l’aumône. Et ce n’était pas seulement l’appauvrissement : sa petite fortune de douze mille francs s’était brusquement changée en une grosse dette de douze mille francs. Mais Mlle Bertrand était si estimée, si aimée à Nancy, qu’on y accepta les billets à ordre de cette noble femme, qui n’avait plus rien, rien que des dettes. Les fabricants de Nancy lui confièrent des broderies, des dentelles, des guipures, qu’elle s’en alla vendre par toute la France, au profit d’abord de ses créanciers, puis de ses vieillards. Il ne suffisait pas de les avoir abrités, il fallait aussi les vêtir et les nourrir. Et encore aujourd’hui, Mlle Bertrand, qui a soixante-trois ans, continue ce dur métier de marchande ambulante de dentelles. Tous ses bénéfices appartiennent à sa maison d’Arles. Elle vit dans un tel dénuement qu’elle aurait le droit d’obtenir une place dans l’asile qu’elle a fondé, et que les Petites-Sœurs des pauvres lui viennent en aide comme à la plus misérable de leurs bonnes vieilles.
C’est grâce à la générosité de cette pauvresse que, dans cet asile créé il y a dix-sept ans, sont logés et entretenus soixante-dix vieillards. Le curé de Saint-Trophime, l’aumônier de l’asile, le maire et tous les habitants d’Arles parlent avec le même respect de l’admirable dévouement de Mlle°Bertrand. Elle a eu, d’ailleurs, pour répondant auprès de l’Académie un poète, un très grand poète, dont le touchant appel ne pouvait nous trouver indifférents. Voici ce qu’il nous écrivait : « Si un prix est décerné à Mlle Bertrand, la somme totale sera certainement consacrée à l’amélioration de l’œuvre à laquelle cette sainte fille a voué sa vie. Et comme cela se trouvera bien ! Le jour même où la supplique des Arlésiens était adressée à l’Académie, le plafond de la salle des vieillards, dans laquelle se trouvaient une vingtaine de lits, s’effondrait. Si l’Académie daigne accorder à la fondatrice de notre hospice une de ses plus hautes récompenses, elle fera coup double : couronnement d’une véritable vertu, aide inespérée à de pauvres vieillards. »
Celui qui parle ainsi est Mistral, et nul témoignage ne pouvait avoir pour l’Académie plus de prix et plus d’autorité, car le poète de Mireille et de Calendal, qui n’a jamais quitté son village de Maillane, sait, mieux que personne, quelles sont les misères et quelles sont les vertus de ces petits et de ces humbles parmi lesquels il a toujours voulu vivre. L’Académie décerne à Mlle Berthilde Bertrand, pour son dévouement et pour sa bonté, un prix de deux mille francs.
Un des plus illustres, des plus aimés et des plus regrettés parmi nous, présidant, il y a une quinzaine d’années, notre séance annuelle, a commencé son discours par cette phrase : « Il y a un jour dans l’année, Messieurs, où la vertu est récompensée. » Cela était bien spirituel, — et le mot fit fortune, — mais cela n’était pas tout à fait juste. Nous n’avons pas la prétention de récompenser, au sens strict du mot, des actions qui sont au-dessus de toute récompense. Les prix accordés par l’Académie ont une plus large et plus haute signification. Ceux à qui nous les décernons ne sont pas avides de gloire. Le charitable aime le silence et l’ombre ; il n’a qu’un seul désir, une seule passion : trouver des ressources pour que son œuvre puisse toujours s’entretenir et s’étendre. Mais il nous est permis de faire, un instant, violence à ceux que nous honorons, et ils nous seront reconnaissants de travailler au succès de leur cause, si nous prenons prétexte de leurs actes pour rendre un hommage public à la Charité. Cela n’est pas sans utilité et sans importance, surtout dans les temps où nous vivons. La Charité a besoin d’être louée, car elle commence à être tenue en suspicion, la libre et imprudente Charité. Il se trouve même des gens qui ne veulent plus prononcer son nom, et qui ont cherché une définition positive de la Charité. Ce joli mot : Charité, ils l’ont remplacé par un très vilain mot, qui déchire les lèvres : altruisme ; il a été inventé, je crois, par Auguste Comte, qui n’a pu faire une morale que par une transposition scientifique de la morale chrétienne.
On dit, Messieurs, que la Charité choque l’égalité, qu’elle humilie la misère. On annonce un nouvel ordre de choses, un régime de stricte justice, un État-Providence appelé à rendre inutiles et à faire disparaître toutes ces humbles petites providences, qui font tant de miracles et, créent un peu de bonheur avec beaucoup de bonté. Le système est très simple : tout ce qui est du domaine de la Charité, la Justice s’en empare ; à l’État, tous les devoirs et toutes les responsabilités ; à l’individu, tous les droits et toutes les libertés. Je crois que, sous un tel régime, il n’y aurait bientôt plus que des pauvres, et que l’État serait, en peu de temps, lui-même, plus pauvre que les millions de pauvres qu’il aurait à faire rechercher, visiter et assister par une armée de fonctionnaires.
Quoi qu’il arrive, d’ailleurs, je ne suis pas inquiet sur le sort de cette sublime folie de la charité. On peut s’abandonner, sans crainte, à des spéculations de ce genre, se demander, par exemple, si la science n’exterminera pas l’art et si la justice n’exterminera pas la charité. L’art est éternel et n’a rien à craindre de la science, et, de même, l’éternelle charité, rien à craindre de la justice. L’homme se tirera toujours des problèmes les plus embarrassants dans leur rigueur logique et des questions sociales les plus insolubles en apparence. L’homme est un animal raisonnable, sans doute ; mais je ne sais quel nom il faudrait lui donner s’il n’était que raisonnable et s’il n’y avait pas place dans sa nature pour l’émotion et la passion. La justice peut et doit progresser dans la société, mais les ressources de la charité seront les mêmes, et elle n’aura jamais à céder le pas à la justice triomphante.
La charité vient comme une maladie, et elle est bien une maladie s’il faut considérer (tant de personnes le disent) comme anormal tout ce qui est exceptionnel. Mais elle est, par bonheur, de ces maladies dont le caractère est de s’accroître et de gagner sans cesse. Le voleur le plus ingénieux est moins habile lorsqu’il s’agit de trouver à voler que le charitable lorsqu’il s’agit de trouver à donner. Et donner, pour lui, c’est vivre. Il est riche, il se ruine ; il est ruiné, tant mieux : cela le rapproche de ceux qu’il console. Il ne peut plus donner, il se fait mendiant. Il n’a plus de pain pour lui-même ; il accomplit, chaque jour, le miracle de la multiplication des pains. Et il a trouvé pour s’enrichir une méthode qui étonnerait bien des gens : elle consiste à donner sans cesse. Non, jamais le charitable ne sera sans office et sans bonheur dans le monde. Lequel, je vous le demande, voudrions-nous prendre pour compagnon et pour ami dans la vie, le juste ou le charitable ? Je vous le demande, Messieurs, mais, quant à moi, je ne me le demande plus, depuis que j’ai vécu, pendant six mois, avec ceux que j’ai eu le grand honneur de signaler à votre reconnaissance et à votre admiration.