DISCOURS
DE
M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER.
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
du 16 novembre 1876
MESSIEURS,
Dans notre moderne société française, en butte, hélas comme toutes les communautés humaines, à des reproches trop légitimes, mais exposée aussi, comme toutes les destinées glorieuses, à tant de misérables calomnies, combien de fois n’arrive-t-il pas qu’un trait de courage, de dévouement, d’héroïsme, nous est, tout à coup révélé, sans qu’on sache seulement à qui en rapporter l’honneur ! C’est l’histoire de tous les jours. Vous venez de lire le récit d’une action touchante, ou bien d’un élan de générosité sublime, d’un sacrifice de soi-même accompli sans hésitation et sans réserve ; vous avez tressailli, vos yeux sont mouillés de larmes : qui a fait cela ? dites-vous, et vous cherchez un nom. Il n’y a pas de nom, l’homme de bien s’est dérobé, le héros est rentré dans la foule.
Ce nom, d’ailleurs, supposez qu’on l’apprenne, ce sera presque toujours un nom inconnu, et demain, n’en doutez pas, ce sera un nom estropié, — à moins qu’il ne subisse une transformation naïve, et ne devienne simplement le premier venu des noms du calendrier, Pierre ou Paul, Jacques ou Jean.
Un jour, sur un échafaudage, un ouvrier maçon affronte une mort certaine pour assurer la vie de son camarade. La planche qui les porte commence à plier sous le poids ; si Jean ou Jacques ne se dévoue, tous les deux vont périr. — « Tu sais, Jacques, dit l’un, j’ai une femme, j’ai deux enfants... — C’est vrai, » dit l’autre, et il se lance dans le vide. Or, un poète, grand artiste, mais surtout chantre sincère et désintéressé des humbles, un poète qui jamais ne laissa passer de tels exemples sans les recueillir comme des trésors, se fait un devoir de consacrer en ses vers l’héroïque simplicité de ce dévouement. Une inspiration cordiale et forte ranime pour lui tous les détails de la scène. Il ne se borne pas à raconter le fait ; quelques strophes lui suffisent pour en composer un petit drame, pour nous intéresser aux acteurs, et, quand le dernier mot est dit, quand le sacrifice est consommé, il s’écrie impétueusement :
Ah ! ton nom, ton vrai nom, que ma voix le répande,
Toi que j’appelai Jacques, ô brave compagnon,
Inconnu qui portais une âme douce et grande,
Pour l’honneur du pays, héros, dis-moi ton nom[1] !
Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que ces beaux vers de Brizeux expriment de la façon la plus précise et justifient par l’argument le plus fort la pensée qui nous rassemble ici tous les ans, la fête des dévouements obscurs et des vertus ignorées ?
Il est impossible de ne pas rappeler à ce propos que le fondateur de nos prix, M. de Montyon, avait lui-même donné l’exemple des vertus pour lesquelles il institua ces récompenses. Qui donc a jamais été plus soigneux de cacher le bien qu’il faisait ? Magistrat, publiciste, conseiller d’État, intendant de province, réformateur, modeste émule de Turgot, toute sa vie est pleine de borines œuvres obstinément anonymes, et c’est seulement après sa mort, que le mystère en fut dévoilé. Il ressemblait donc à ceux qui recevaient, ses couronnes, il leur ressemblait par le renoncement silencieux, par le bien accompli dans l’ombre, par le besoin de rester inconnu. La seule différence, c’est qu’il possédait une grande fortune, tandis que ses protégés étaient des indigents, différence qui, à ses yeux, rehaussait encore leur mérite. À le voir, d’année en année, se priver toujours davantage des commodités de la vie et se réduire au nécessaire, on eût dit qu’il était jaloux des charités du pauvre. Il était heureux du moins de se rapprocher de lui, suivant ces belles paroles de l’Écriture, paroles bien connues des hommes du XVIIIe siècle depuis que Vauvenargues les avait développées d’une voix si expressive : « Le riche et le pauvre se sont rencontrés, c’est le Seigneur qui les a faits l’un et l’autre. Dives et pauper obviaverunt sibi, utriusque operator est Doininus. »
Il y a bientôt cinquante-six ans que M. de Montyon rendait le dernier soupir ; il est mort le 29 décembre 1820. C’est alors, — je répète des paroles qui furent prononcées à cette place même, — c’est alors que les secrets de sa bienfaisance sortirent en foule de sa tombe[2]. Parmi tant de libéralités, outre les trois millions légués aux hôpitaux, et sans parler des prix affectés aux sciences et aux lettres, son testament confirmait et augmentait ces récompenses de la vertu du pauvre qui, décernées déjà de 1782 à 1790, avaient été emportées par la folie furieuse de 92. Que de souvenirs pourtant auraient dû protéger cette fondation populaire ! La première fois que l’Académie française avait eu à proclamer ce prix, elle l’avait donné à cette pauvre mercière de Paris qui, un jour, informée par hasard du supplice infligé à un Français par le bon plaisir des puissants, se dévoue à sa cause, s’attache, s’y attelle, s’y acharne, et enfin, après trois ans d’une lutte sans exemple, réussit à le faire sortir de prison. Bien avant 89, c’est un poète encore qui l’a dit, la courageuse femme avait pris la Bastille[3]. Quand la tradition de ces récompenses solennelles fut rétablie au commencement de la Restauration, M. le comte Daru, directeur de notre compagnie, n’hésita point rappeler dans son discours cet épisode extraordinaire, et quand il affirma qu’une société d’élite, en 1784, avait couvert de ses applaudissements le nom de l’humble marchande Mme Legros, vous devinez si les bravos redoublèrent.
Proclamer des actes de vertu, proclamer les noms qui se cachent dans l’ombre, les proclamer pour que le bien encourage le bien, pour que la semence ainsi jetée à mains ouvertes s’en aille germer dans les sillons, voilà certainement la pensée du fondateur. Combien elle est visible, cette pensée féconde, clans la suite de nos annales ! On peut dire qu’aux premiers temps surtout les pages de ce livre d’or en sont toutes remplies[4].
Depuis ces débuts, d’autres questions ont été soulevées. Soit scrupule de conscience, soit désir de réfuter certaines critiques, nos prédécesseurs ont tenu à expliquer ici une contradiction apparente. Comment accorder, en effet, l’éclat d’une solennité académique avec l’obscurité de l’action méritoire ? Comment justifier une récompense qui semble enlever quelque chose à la valeur morale de la personne récompensée ? En un mot, ne faut-il pas craindre que le fond de toute vertu, la modestie, la discrétion, l’humilité, ne soit détruit par l’idée même d’un prix de vertu ? Ce débat, cet examen d’une matière si délicate, cette délibération de conscience en face du public est une des choses qui ont fait le plus d’honneur à l’Académie française. Que de voix persuasives se sont élevées depuis un demi-siècle pour justifier la pensée de M. de Montyon et de ses nobles émules ! Dans cette série d’apologies, c’est un plaisir de voir briller toutes les nuances du sentiment littéraire et moral, c’est un plaisir et un charme de retrouver les meilleures inspirations philosophiques du XVIIIe siècle continuées et rectifiées par l’esprit chrétien du XIX ! Et, par exemple, pour ne citer que les morts, quelle variété d’argumentations de Laplace à Cuvier, de Lemercier à M. de Frayssinous, de M. Laya à M. de Sèze, de Sainte-Beuve ou de Prévost-Paradol à Montalembert, à Saint-Marc Girardin, à Vitet, à Guizot !
Il ne reste rien à dire après de tels maîtres, la discussion est épuisée. On ne conteste plus à une compagnie toute littéraire cette magistrature toute morale. Et si on voulait, sur ce point, revenir à de vieilles chicanes, il suffirait de rappeler le primitif dessein du fondateur, l’idée de mettre en lumière les vertus cachées, l’idée de les faire connaître, de les faire aimer, pour l’encouragement de tous, et aussi pour la défense morale de la patrie. C’est précisément le cri du poète :
Pour l’honneur du pays, héros, dis-moi ton nom !
Il ne le dit pas, ce nom,... ou plutôt ils ne les disent pas, ces noms, car ils ont, tous le même désintéressement ; mais les obligés, les témoins, des notables, des prêtres, des magistrats, des élus de la commune ou de l’arrondissement, ceux-ci par reconnaissance, ceux-là dans un sentiment de sympathie ou d’admiration, s’empressent de nous les dénoncer ; et nous, après un examen attentif, après une comparaison scrupuleuse entre tant de mérites, nous venons prononcer ici les noms qui nous ont paru les plus dignes de ce public hommage, ceux qui font le plus d’honneur à la France et à l’humanité.
Le premier est un pauvre marinier du Midi, nommé Jean Thial. Il a été longtemps patron de bateau, il a été chef de drague au service de grandes entreprises, dans son pays d’abord au canal latéral de la Garonne, puis en Camargue au port Saint-Louis, enfin en Égypte à l’isthme de Suez. Jean Thial, qui a aujourd’hui cinquante-sept ans, habite le village de Cordes-Tolosane, dans l’arrondissement de Castel-Sarrazin. Vous savez ce que dit Montaigne de ces ardeurs subites, de ces élans prime-sautiers qu’il appelle des boutées, des saillies de l’âme. S’il s’agit simplement de saillies aussi fugitives que soudaines, la vertu assurément est bien autre chose : mais que pensez-vous de l’homme chez qui boutées de cœur, saillies de l’âme, inspirations de dévouement, se renouvellent à toute occasion ? Ce qui est explosion pour d’autres est sa nature même. Dès que le danger l’appelle, il y court. C’est un navire qui sombre, une famille en détresse, un de ses semblables déjà saisi par la mort ; il y court sans calculer les chances. La mort ferait son œuvre pendant qu’il hésiterait. Son bateau, ses rames, des cordes, avec cela des bras robustes et des épaules d’athlète, ces armes lui suffisent. Aussi ingénieux que hardi, aussi tenace qu’intrépide, il oblige bientôt l’ennemi à lâcher sa proie. Ce n’est pas seulement le fleuve qu’il combat, ou le canal, ou la mer, ou l’inondation dévastatrice ; il lui arrive aussi de combattre la machine meurtrière. Et, tout cela, encore une fois, le plus simplement, le plus naturellement du monde.
À quelle date commencent ses victoires ? on ne saurait le dire. Ses derniers actes de courage ont eu des résultats si extraordinaires qu’on s’est mis à rechercher les autres. La tâche était malaisée ; Jean Thial est un de ceux, qui, le fléau vaincu, s’éloignent satisfaits et sans bruit. Il fallait bien pourtant qu’une grande partie de la vérité arrivât jusqu’à nous. La liste connue s’ouvre en 1837. Le jeune batelier avait dix-huit ans. Un jour, un équipage de cinq chevaux avec le postillon allait se noyer dans la Garonne ; c’est Jean Thial qui les sauve. En 1841, un jeune homme venait de tomber dans le même fleuve : Jean Thial, qui travaillait comme chef de drague au pont de Moissac, aperçoit le malheureux qui se débat et disparaît ; il se jette à l’eau, plonge, saisit le noyé, le ramène à demi mort et le sauve. En 1850, sur l’étang de Thau, comme il traversait en bateau cette espèce de petite mer, un orage éclate et les flots se soulèvent ; il rentrait au port de Cette, quand il entend des voix déchirantes mêlées au bruit de la rafale. Un bateau chargé de fer était en train de sombrer sous l’assaut des lames. Prisonnière dans sa cabine à demi submergée, la famille du patron poussait des cris de désespoir. Jean Thial aussitôt se dirige sur ce point, arrive près des naufrages, leur rend le courage et l’espoir, déroule ses cordes puis, à force de vigueur, à force d’adresse et au péril de sa vie, faisant une sorte de point, d’appui au bateau qui s’enfonce, il réussit à le maintenir au-dessus de l’eau jusqu’à ce que l’ouragan ait passé. Sur ce même étang de Thau quelques mois plus tard, un bateau remorqueur avait été jeté par la tempête sur un banc de récifs. Affreux spectacle ! il y a là un équipage réduit à l’impuissance, et la tempête redouble. Encore quelques-unes de ces secousses formidables, le bateau sera brisé infailliblement, l’équipage périra. Que fait l’intrépide Jean Thial ? il prend un levier, plonge au bas du récif, fait pénétrer son arme sous la quille du bateau, et de son épaule puissante parvient à soulever la masse. Le bateau se dégage et reprend la mer, l’équipage est sauvé.
Me reprochera-t-on l’uniformité de ces détails ? Oh que ce reproche serait fondé, s’il s’agissait d’une œuvre d’imagination ! Comme tout cela se ressemble ! toujours même conclusion et même refrain. Un jeune homme se noie, il le sauve : une famille est abandonnée à la mort, il la sauve ; un navire va sombrer avec tous ses marins, il les sauve. Quelle monotonie ! oui, je le confesse, et sans nul embarras, car ce n’est pas devant une telle assemblée que je m’en excuserais. La monotonie, en parei1 cas, c’est précisément ce que nous cherchons, c’est constance, c’est l’obstination d’une vertu vraie tournée en habitude. « L’éloquence continue ennuie, » disait Pascal, mais il parlait ainsi des rhéteurs ; la continuité de l’héroïsme dans une âme simple, quoi de plus touchant, Messieurs ? quoi de plus digne de votre sympathie ?
Je poursuis donc sans scrupule, en vous prévenant que vous en verrez bien d’autres. En 1860, derrière l’écluse de Rabastains, au milieu d’un embarras de gros bateaux, l’un d’eux, entraîné par un courant subit, va être précipité sur des rochers. Grave est le péril, car les pilotes de cette embarcation en ce moment-là, ce sont deux jeunes filles. Jean Thial avec son bateau de charbon se met en travers du courant, attire sur lui la colère du fleuve amortit le choc qui menace les deux marinières et, les sauve au risque de périr. La même année, à Alby, il sauve un mousse qui se noyait dans le Tarn. En 1863, à Moissac, par sa présence d’esprit comme par son courage, il sauve un navire et ses quatre hommes d’équipage qui allaient se briser sur un des piliers du pont Sainte-Catherine. Peu de temps après, en Camargue, occupé comme chef de drague aux travaux du port Saint-Louis, il sauve un chauffeur pris dans l’engrenage d’une machine. Ah ! le malheureux, comme il va payer cher sa fausse manœuvre ! Déjà les dents du monstre ont déchiré ses vêtements et mordu sa chair, il est perdu ! non, il se trouve que Jean Thial est à quelques pas de là. La sûreté du coup d’œil, l’adresse des mains, la promptitude et l’autorité du commandement d’arrêt, surtout le courage moral, et, plus encore que ce courage, la passion, l’ardente, l’irrésistible passion de sauver son semblable, voilà la force de Jean Thial. Cette fois encore, la mort est contrainte de lui céder sa proie.
Notez, je vous prie, qu’il est pauvre. Son petit commerce de marin a subi plus d’un revers. Il a des dettes. Va-t-il, comme tant d’autres, invoquer sa détresse et se déclarer insolvable ? Bien loin de lui cette pensée. Ce serait manquer à l’honneur. Le nom qu’il porte appartient à une famille populaire estimée de tous : il a parmi ses parents des prêtres, des religieuses, la supérieure d’une communauté ; son père, un vieux marin de l’État, a reçu jadis une pension de l’empereur Napoléon pour avoir contribué à sauver la corvette la Sirène : son oncle a été couronné ici même en 1844 pour des actes de courage. Noblesse oblige. Il obtient aux travaux de l’isthme de Suez un salaire plus élevé que celui de son pays ; le voilà parti pour l’Égypte, heureux d’avance ou du moins résigné, si ces années d’exil, lui permettent de payer ce qu’il doit.
À peine arrivé, on le retrouve à son poste de combat. Il sauve un jeune Grec qui se noyait, il en sauve un autre qu’une machine allait dévorer. Plus tard, revenu dans son pays, il a le bonheur de préserver des flammes l’église et l’école du village. Monté sur la brèche d’une toiture, il combat l’incendie comme il a combattu la tempête. Que dire enfin de ce qu’il a fait dans la région de Toulouse en 1875 ? Vous vous rappelez ces scènes de désolation, les campagnes submergées, les villages détruits, des quartiers de ville emportés par les eaux. Jean Thial monte dans sa barque, traverse les flots torrentiels de la Garonne, se lance sur la nappe mouvante qui recouvre le pays, s’engage dans une longue et large forêt de peupliers où mille obstacles l’arrêtent, franchit une distance de plusieurs kilomètres et arrive sur le lieu du sinistre. Là, ce sont des maisons qui s’effondrent, des cris de détresse qui retentissent. Il s’en va de mur en mur, de ruine en ruine, relevant les blessés, arrachant à la mort ceux qui n’espéraient plus aucun secours. Savez-vous combien de créatures humaines lui ont dû la vie dans ce grand naufrage ? Il y en a plus de quatre-vingts.
Notre héros a reçu pour ses victoires de 1875 une médaille d’or de sauveteur. Pour nous, ce qui nous intéresse ici d’une façon particulière, c’est que Jean Thial nous appartient, puisque ces grands résultats, les quatre-vingt-une victimes si hardiment préservées nous ont fourni l’occasion de connaître enfin toute une vie qui n’a jamais songé aux récompenses. N’essayons pas de proportionner l’éloge à l’importance des services rendus. Si l’on ne dit pas tout, on semble indifférent et froid ; si l’on veut tout dire, on a l’air de déclamer. Arrêtons-nous, les choses parlent d’elles-mêmes. Il suffit de raconter des faits et de proclamer un nom. L’Académie décerne à Jean Thial un prix de 2,000 francs.
Il y a d’autres manières de sauver ses semblables que de les disputer à l’incendie, à l’inondation, à la roue et, aux dents d’une machine. L’action morale si douce, si pacifique, a ses modèles d’héroïsme autant que l’action audacieuse qui brave la mort en face. Voyez, par exemple, à côté de Jean Thial cette sainte fille nommée Marie-Antoinette-Thérèse Quilliard, et demandez-vous dans laquelle de ces deux existences se révèle le plus de résolution et de hardiesse. Pour moi, je ne saurais le dire. Marie-Antoinette Quilliard, qui est née dans une condition très-humble, a sacrifié son petit patrimoine, son petit capital et sa vie entière au service des jeunes filles indigentes. Seule, sans appuis, presque sans ressources, elle s’est choisi une famille parmi les abandonnées qui ont souffert comme elle. Une même souffrance, c’est un lien de parenté pour cette belle âme. Elle n’est plus seule désormais, voilà ses sœurs, voilà ses filles ; elle les nourrit, les loge, les élève, elle leur donne une profession et les suit dans le chemin de la vie. Où se passent ces choses, Messieurs ? à Paris. Et depuis combien de temps ? depuis quarante-cinq années. En 1872, le président du Conseil municipal, l’honorable M. Vautrain, écrivait au secrétaire général de la préfecture de la Seine : ici une sainte fille, véritable saint Vincent de Paul féminin, qui va être poursuivie pour le payement de ses impôts. Elle ne peut pas les payer maintenant, tant elle a reçu d’enfants pensionnaires gratuites. Que pouvez- vous faire ? » Ce qu’on pouvait faire, on le fit courtoisement et cordialement ; mais n’y a-t-il pas toute une révélation dans cette requête si expressive ? Un saint Vincent de Paul entravé dans son œuvre par les exigences de la loi commune, et protégé tout aussitôt, protégé, autant que la loi le permet, par le premier représentant de la grande cité.
Il y avait longtemps, du reste, que Mlle Quilliard était accoutumée à de telles crises. C’est en 1831 que l’asile-ouvroir Sainte-Marie a été fondé par elle dans une maison de la rue de Béthune. Vingt-quatre ans après, par suite d’une expropriation, elle est forcée de se transporter ailleurs. Elle trouve à louer rue Saint-Jacques une vieille maison abandonnée depuis trois ans, où elle ne peut installer ses petites pensionnaires qu’après des réparations très-coûteuses. Rien ne l’effraye ; rue Saint-Jacques comme rue de Béthune, elle pourvoit à tout. Le modeste avoir que lui ont laissé ses parents est déjà presque entièrement épuisé, le travail y suppléera le travail, l’ordre, l’économie, l’appel à la charité publique et privée en faveur de ses orphelines, l’aident à renouveler incessamment ses ressources. C’est une belle chose que la prévoyance, et pourtant, en de telles conditions, à regarder devant soi le plus fort se troublerait ; Mlle Quilliard se dit simplement : « À chaque jour suffit sa peine, » et cette peine, cette difficulté de chaque jour, chaque jour elle en triomphe, heureuse le soir d’avoir surmonté l’obstacle et résolue à recommencer le lendemain. Voilà quarante-cinq ans que la noble fille accomplit cette tâche : avais-je tort tout à l’heure de vous parler du courage et l’intrépidité ? Vous devinez ce qui l’a soutenue dans ce continuel labeur, c’est la foi en la Providence, c’est aussi la vue de ces pauvres délaissées qui comptent sur elle. Quand elle quitta la rue de Béthune en 1854, elle avait fait vivre, elle avait nourri de son pain et de son cœur les enfants de deux mille familles. Calculez depuis vingt-deux ans le chiffre qui s’ajoute à celui-là. Chaque année, à l’ouvroir Sainte-Marie, les plus avancées de ces jeunes filles cèdent leur place à de plus jeunes. C’est une recrue qui ne s’arrête pas. En vérité, en lisant de telles choses, on est comme reporté au temps des récits miraculeux, on pense à la multiplication des pains. Il est vrai que nos grandes administrations, le ministère de l’intérieur, le ministère de l’instruction publique, la préfecture de la Seine, sont venues plus d’une fois en aide à Mlle Quilliard le miracle ici, c’est la persévérance d’une bonté que rien ne lasse, d’une charité qui se renouvelle et s’accroît avec les nécessités de la misère.
Ici encore, comme pour Jean Thial, c’est le cri public qui nous a signalé toute une vie de dévouement. Faut-il vous citer ses témoins ? J’aurais à nommer tous les notables de deux arrondissements de Paris. C’est le magistrat, c’est le professeur, c’est l’inspecteur primaire, c’est du haut en bas de l’échelle le représentant du pouvoir civil, c’est le vénérable curé de la paroisse, c’est le particulier occupé de bonnes œuvres, c’est quiconque a connu quelque famille au désespoir ou des enfants abandonnés à tous les hasards. Parmi tant de répondants, je nommerai du moins celui qui a été maire du Ve arrondissement aux jours les plus difficiles de ces dernières années, notre cher et éminent confrère M. Vacherot, je ne lui demande pas la permission de citer son nom, je le fais bravement et en toute liberté, dût-il m’en gronder un peu ; il s’agit avant tout d’honorer nos lauréats.
L’Académie, qui décerne un prix de 2,000 francs à Mlle Quilliard, n’a pas la prétention de récompenser comme il conviendrait ce dévouement d’un demi-siècle, elle s’attache d’autant plus à rassembler autour de son nom tout ce qui peut lui assurer la reconnaissance publique.
Voulez-vous une histoire d’un autre genre, mais bien touchante encore ? Il ne s’agit plus d’un peuple de délaissées recueilli par une âme invincible : il s’agit de deux personnes seulement, de deux personnes pauvres, découragées, abattues par une longue suite de revers, qu’une autre personne, pauvre aussi, mais pleine d’une foi juvénile, assiste pendant plusieurs années. Écoutez cette aventure singulière. Deux vieillards clopin-clopant se sont retirés à Vendôme. L’homme a soixante ans, la femme le suit de près. Oh ! la vie leur a été dure. Dans tout ce qu’ils ont, tenté ils ont laissé une part de leur petit avoir. M. Néra, c’est le nom du mari est un soldat des dernières guerres du premier Empire, qui a essayé de fonder une petite pension à Paris. Il a son brevet, il a le goût de l’étude et de l’enseignement ; Mme Néra n’est pas seulement une bonne et active ménagère, c’est une personne instruite qui sera pour son mari un auxiliaire dévoué. Hélas ! le zèle tout seul ne suffit pas toujours aux plus méritants, ii faut un peu de bonheur. Déçus dans leur première tentative, les deux époux tiennent école à Paris pour les enfants du peuple et ne réussissent pas davantage. Seront-ils plus heureux à Vendôme ? Pauvres gens, le même guignon les y poursuit. Or, en 1851, après plus de vingt années d’efforts et de sacrifices, ils étaient là bien tristes, bien abattus, quand arrive au lycée de Vendôme un maître d’études nommé Louis Bellanger. Vous avez lu, Messieurs, les vers qu’un poète, notre confrère, dans un de ses meilleurs jours, a consacrés au maître d’études. Vous vous rappelez les recommandations qu’il adresse à l’enfance moqueuse, à l’âge turbulent et sans pitié : Ne le tourmentez pas, il souffre. Soyez doux, soyez bons. — Et M. Victor Hugo ajoute :
Apprenez à connaître, enfants qu’attend l’effort,
Les inégalités des âmes et du sort.
Respectez-le deux fois dans le deuil qui le mine,
Puisque de deux sommets, enfants, il vous domine,
Puisqu’il est le plus pauvre et qu’il est le plus grand.
Songez que, triste, en butte au souci dévorant,
À travers ses douleurs, ce fils de la chaumière
Vous verse la raison, le savoir, la lumière.
Et qu’il vous donne l’or et qu’il n’a pas de pain.
Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,
Enfants, faites silence à la lueur des lampes !
Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes.
Et qui sait ? sans rien dire, austère, et se cachant
D’une bonne action comme d’une mauvaise,
Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise,
Mal nourri, mal vêtu, qu’un mendiant plaindrait,
Peut-être à des parents qu’il soutient en secret,
Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,
Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,
Et de cette sueur qui coule sur sa chair,
— Des rubans au printemps, un peu de feu l’hiver,
Pour quelque jeune sœur ou quelque vieille mère[5].
Ces vers pleins de cœur ne donnent pas encore l’idée complète de ce qu’a fait le bon maître d’études du lycée de Vendôme. Louis Bellanger ne travaille pas seulement pour une vieille mère, pour une jeune sœur ; il est l’âme d’une famille de neuf enfants qui vit péniblement à Mayenne et qu’il est chargé de secourir. Quand il est nommé maître d’études au lycée de Vendôme, il a une trentaine d’années. Voilà déjà longtemps qu’il est accoutumé à se priver, à s’oublier lui-même pour les autres. Il a besoin d’aimer. Les vieux époux que poursuit la rigueur du sort deviennent immédiatement ses amis. La charité est si prompte dans les nobles aines qu’a façonnées la souffrance c’est le cri si profondément humain de Virgile :
Non ignara mali, miseris succurere disco.
D’abord, faute d’argent, c’est de sa personne qu’il soutiendra ses amis. Il a des heures de repos, des jours de congé ; il les consacre à M. et à Mme Néra, tantôt s’associant à leur travail, les aidant organiser leur école, tantôt les conduisant à Paris et les protégeant de son mieux quand ils essayent une dernière fois d’y trouver un plus heureux emploi de leur activité. Peine perdue, hélas ! il faut revenir au gîte. Grâce à Dieu, Louis Bellanger est toujours là ; c’est désormais leur unique ressource et leur suprême espérance. De simple maître d’études il vient d’être nommé maître élémentaire ; nourri et logé au lycée, il a maintenant un traitement de 100 francs par mois. La somme est bien modeste ; il en fait deux parts, l’une pour sa famille de Mayenne, l’autre pour ses menues dépenses et ses plaisirs personnels. Le premier, ou plutôt le seul de ces plaisirs, c’est de secourir ses vieux amis. Bientôt la condition des maîtres élémentaires est changée, ils ne sont plus ni logés ni nourris et reçoivent par compensation un traitement de 2,000 francs. Louis Bellanger s’arrange aussitôt pour habiter et prendre ses repas avec les époux Néra, se chargeant à lui seul des frais du ménage.
Il y a vingt-cinq ans, Messieurs, que l’humble maître du lycée de Vendôme donne l’exemple d’une si délicate et si bienfaisante amitié. La ville de Vendôme a sans doute attendu pour le signaler à nos sympathies que son œuvre fût terminée. Mme Néra est morte l’année dernière, soutenue jusqu’à l’heure suprême par celui que la Providence avait placé auprès d’elle comme le fils le plus tendre et le plus aimant. M. Néra est âgé aujourd’hui de quatre-vingt-cinq ans ; il ne songe plus à ses malheurs passés, il est presque tombé en enfance, il ne lui reste que le sentiment des soins qui l’entourent, et sa vieillesse consolée s’éteindra doucement, car il sait que Louis Bellanger lui fermera les yeux.
L’Académie française décerne à M. Louis Bellanger un prix de 1,500 francs.
M’est-il permis d’ajouter que l’Académie regrette de n’avoir pu accorder plus tôt cette récompense au maître élémentaire du lycée de Vendôme ? C’eût été pour lui la meilleure des recommandations auprès de M. le ministre de l’instruction publique. Parmi les confrères qui m’écoutent, il en est, je le sais, qui, s’étant trouvés en mesure de témoigner de haut leur sympathie à M. Bellanger, éprouveront, plus particulièrement ce regret d’avoir été informés si tard. De tels maîtres sont l’honneur de l’instruction publique autant que les princes du savoir et de la parole ; en bas comme en haut, et quel que soit le titre, on n’enseigne pas seulement par la doctrine, on enseigne par l’action et par l’exemple.
Je viens de vous retenir un instant à l’ombre du lycée de Vendôme chez les vieux amis du maître d’études ; je vous conduirai maintenant dans une belle habitation construite et pour la vieillesse et pour l’enfance, vraie maison de charité intellectuelle et morale. Si vous faites le voyage de Normandie, quand vous parcourrez le département de la Manche, après que vous aurez admiré Avranches, la grève, le mont Saint-Michel, le promontoire de Granville, et ce bel horizon de mer que découpe de ses fines arêtes l’archipel des îles Chausey, quand vous aurez apprécié les splendeurs guerrières du port de Cherbourg et les délicates merveilles de la cathédrale de Coutances, n’oubliez pas de vous rendre à Sourdeval de la Barre, dans l’arrondissement de Mortain. C’est un simple chef-lieu de canton, avec une population de quatre à cinq mille âmes, mais vous y trouverez une chose que lui envient bien des villes plus considérables. Voyez ce noble édifice construit en pierres de taille d’un granit vert sombre, en moellons granitiques de couleur grise et blanche, et muni d’une solide couverture d’ardoise. L’aspect en est grave, austère, et présente une sorte de majesté. C’est la demeure des vieillards infirmes et des enfants orphelins. Entrez dans le vestibule, parcourez les salles : quel ordre ! quelle propreté ! quelle tenue parfaite ! comme on sent à chaque pas l’action d’une pensée vigilante ! la distribution particulière, comme la structure extérieure, est d’un goût excellent ; ce n’est rien encore auprès de ce qu’on peut appeler l’architecture morale. Tout y est ordonné à souhait, non-seulement pour le plaisir des yeux, mais pour le contentement de l’âme. Voilà, certes, une petite ville bien favorisée. Qui donc a eu l’honneur de cette fondation ? est-ce le département ? est-ce l’arrondissement ? est-ce la commune ? Non, Messieurs, c’est une pauvre fille, Mlle Bonne-Victoire Tolmer, en religion sœur Antoine, de la communauté du Sacré-Cœur de Coutances. Nous décrire les soins, les efforts, les peines, les épreuves de tout genre que lui a coûtés son entreprise, je ne l’essaierai pas ; je vous dirai seulement que tous ceux qui l’ont vue à l’œuvre, l’évêque de Coutances, les sénateurs et députés de la Manche, parmi eux notre illustre confrère M. le comte Daru, et tous les notables, tous les habitants de la contrée, grands et petits, riches et pauvres, d’une voix unanime Font recommandée à nos suffrages.
Beaucoup l’ont aidée, est-il besoin de le dire ? Mais ce qui lui appartient en propre, ce qui était nécessaire au succès, c’est la pensée première suivie pendant vingt-deux ans, c’est une charité supérieure faite d’intelligence et de volonté. Or cette volonté intelligente et forte ne croit pas encore avoir droit au repos ; la maison hospitalière est en train de s’agrandir, la sœur Antoine a résolu d’y ajouter une école, un ouvroir pour les jeunes filles, une boulangerie qui donnera le pain aux pauvres gratuitement et pourra le livrer à prix réduit aux nombreux ouvriers de la commune. Ce qu’a fait depuis vingt-deux ans la bienfaitrice de Sourdeval est un sûr garant de ce qu’elle saura faire jusqu’à son dernier jour.
L’Académie française acquitte la dette de la reconnaissance publique en prononçant ici, avec respect, le nom de la sœur Antoine, et lui décerne le prix de 1,000 francs, de la fondation Souriau.
Jusqu’ici, Messieurs, dans ces œuvres consacrées à des orphelins, à des jeunes filles abandonnées, à des vieillards infirmes, qu’il s’agisse de Mlle Quilliard ou de la sœur Antoine, les bienfaitrices sont des personnes pauvres que leur misère même a rendues plus attentives au sort, des misérables. Voici un exemple d’un autre ordre. C’est la fille d’un notaire de province qui aurait pu vivre dans l’aisance, se marier, élever une famille, mener une existence heureuse, honorée, et qui sacrifie tout, fortune, loisirs, espérances, le présent et l’avenir, pour se mettre au service des vieillards indigents. Je parle de Mlle Félicie Biermant, née à Langeais, dans le département d’Indre-et-Loire. Malgré l’ardente piété qui l’anime, ne voulant pas sans doute se séparer trop complètement de son père, elle n’est pas entrée dans une communauté religieuse ; c’est une sueur de charité laïque. Peut-être aussi a-t-elle voulu essayer pour elle-même et enseigner à d’autres ce qu’on peut faire de bien, ce qu’on peut montrer d’abnégation et de renoncement, sans quitter le monde. Il y a mille manières de servir Dieu et les hommes, in domo patris mei mansiones multae sunt. D’ailleurs cette liberté qu’elle n’a pas sacrifiée tout entière lui permet d’être plus naïvement elle-même dans la pratique de ses vertus. Les lettres qui la concernent, et elles nous sont venues en foule, insistent, sans qu’elle s’en doute, sur un caractère tout particulier : l’extrême délicatesse unie à l’extrême bienfaisance. Le dévouement, même chez les meilleurs, finit quelquefois par s’habituer à des formes un peu banales ; chez Mlle Biermant il y a comme une inspiration de bonté qui se renouvelle chaque jour. Devenue volontairement pauvre, c’est à force de soin, d’ordre, d’économie, de privations, c’est aussi à force d’attirer les sympathies et les secours qu’elle parvient à nourrir cette famille de vieillards réunie autour d’elle. Il y a souvent des heures de gêne, de grande gêne ; souvent aussi parmi les malheureux qu’elle recueille se rencontre des caractères aigris, des volontés exigeantes et grossières ; qu’il faut de force pour traverser les mauvais jours ! qu’il faut de patience et de bonne grâce pour assouplir les natures mauvaises c’est là que se déploie l’autorité charmante de Mlle Biermant, une autorité qui se cache, qui s’insinue, qui s’accommode à chacun, qui suppose enfin comme un perpétuel renouveau de charité intérieure. Un autre trait bien touchant, c’est l’efficacité de l’exemple. Faire le bien constamment, résolûment, c’est une grande marque d’énergie morale ; inspirer à d’autres le désir de le faire avec nous, c’est multiplier nos forces. Mlle Biermant a eu cette récompense. La commission qui a examiné avec tant de soin toutes les pièces de ce concours m’a expressément chargé de prononcer ici les noms de deux courageuses servantes, Émilie Taluau et Anne Vaslin, associées à toutes les œuvres de leur maîtresse. Elles sont là-bas à la peine, elles doivent être ici à l’honneur. Est-ce trop dire ? Je n’ajoute pas un mot, de peur d’inquiéter leur modestie. Qu’elles se résignent pourtant à cette publicité d’une louange qu’elles n’ont ni recherchée ni prévue ; leur courage, elles doivent le comprendre, rehausse la noblesse morale de la personne qui l’inspire et le soutient. Dans une vie toute pleine de vertus charmantes et d’exquises délicatesses, l’Académie ne pouvait dissimuler cet exemple de prosélytisme, sans faire tort à la vérité.
L’Académie décerne à Mlle Félicie Biermant la première des médailles de 1,000 francs.
Trois autres médailles de première classe et de même valeur sont décernées à Madeleine-Rose Eyraud, à Madeleine Faurie, à Mme veuve Machevez. Madeleine-Rose Eyraud, dite Rosette, née à Vorey, dans le département de la Haute-Loire, est une ouvrière en dentelles qui, depuis quarante ans, se consacre au service des indigents et des infirmes avec un zèle infatigable. Elle aussi, elle a sauvé plus d’une famille, et là encore, comme dans ce qui précède, ce n’est pas un acte de vertu, c’est toute une existence que l’Académie tient à récompenser. Madeleine Faurie, du même département, est une gardeuse de troupeaux, à qui son père, en 1830, a laissé, pour tout héritage, une famille composée d’êtres infirmes, disgraciés, incapables de se suffire, des idiots, des aliénés, condamnés d’avance à toutes les tortures de la vie et de la mort. Le père a eu raison de compter sur sa fille Madeleine ; elle seule pouvait travailler, elle travailla pour tous. Ce qu’elle gagne sou à sou dans la montagne, c’est à peine de quoi la faire vivre ; elle le partage avec les malheureux dont le sort lui a donné la garde. Voilà plus de quarante ans qu’elle les soutient, aidée par beaucoup de gens, comme on pense, et inspirant à tout le pays un sentiment d’admiration et de respect. Mme veuve Machevez, née à Vaucouleurs, domiciliée à Saint-Servan, près Saint-Malo, dans le département d’Ille-et-Vilaine, est une personne âgée aujourd’hui de quatre-vingt-trois ans, dont la vie entière a été une suite de sacrifices charitables. Son mari, ancien capitaine, était associé à tous ses actes de bienfaisance. N’ayant pas d’enfants, ils adoptaient des orphelins. La pension de retraite du vieux soldat y passait tout entière. Il la recevait des mains de l’État, il la donnait à de petits déshérités. Il est mort l’an dernier, le bon capitaine, et les deux tiers de sa pension de retraite ont disparu avec lui. Que la courageuse octogénaire, dans sa pauvre demeure de Saint-Servan, reçoive ce témoignage de publique estime ; ce lui sera comme un rayon de lumière qui consolera son deuil et réjouira ses derniers jours.
Et vous, à qui nous accordons trois médailles de 500 francs, Marie-Louise-Jeanne Provost, Marie-Agnès Hardillier, époux Téroute, Delphine Jacquet, Henriette Dupré, Anne-Marie Vala, Marie-Thérèse Bernard, veuve Thierry, Marie-Amélie Dondon, Brigitte Mayso, Mélanie Després, Marie-Henriette Déthouy, Antoinette Grassot, vous dont je ne puis que prononcer les noms, pourquoi n’ai-je pas le loisir de raconter ici en détail les faits qui ont attiré sur vos humbles existences l’attention de l’Académie ? On verrait combien cette France est riche de vertus cachées, quelles ressources de courage, d’énergie, d’héroïsme simple et profond elle tient en réserve pour les mauvais jours !
J’en dis autant de vous, Léon Pommier, Virginie Blondel, Marie-Julie Moreau, Pélagie Lebreton, Louise-Mélanie Buffe, Agathe-Françoise Gazou, Marie-Rose Fabre ; quelle force morale représentent ces médailles de 300 francs que l’Académie vous décerne !
Ce n’est pas tout, Messieurs ; regardons ensemble au delà de ces premiers rangs. Nous venons d’accorder vingt-huit récompenses : deux prix de 2,000 francs, un prix de 1,500 francs, un prix de 1,000 francs, quatre médailles de 1,000 francs, treize médailles de 500 francs, sept médailles de 300 francs ; en tout, 19,100 francs, partagés entre vingt-huit lauréats. Or, savez-vous combien de mémoires, combien de dossiers, remplis des attestations les plus touchantes, nous ont été adressés en vue de ce concours, à l’insu des humbles bienfaiteurs ? Le nombre en est de cent trente-sept, — je dis cent trente-sept pour la seule année 1875. L’Académie n’a pas écarté les cent neuf personnes restées en dehors de notre liste d’honneur, elle a dei se résigner à faire un choix ; mais, parmi ces inconnus, que de vertus encore ! que de nobles actes ! que d’inspirations généreuses Non, la source du bien n’est pas tarie ; le cœur de la France bat comme aux meilleures années de notre histoire il est toujours, ce grand cœur, un foyer d’humanité, par conséquent un foyer de religion. C’est là, en effet, un symptôme que révèle manifestement notre consciencieuse étude : dans tous ces actes de sacrifice, dans presque tous au moins, je puis bien dire neuf fois sur dix, c’est le sentiment religieux qui a été le principe générateur, en sorte que le philosophe impartial et vraiment libre est obligé de reconnaître chez le peuple de France, bien loin des manœuvres de parti, à l’abri des agitations factices et des polémiques irritantes, un fonds sain et solide, un fonds de christianisme indestructible.
Et n’oubliez pas, je vous prie, que dans ce concours il s’agit exclusivement des classes pauvres ; c’est la condition expresse établie par M. de Montyon. Que serait-ce donc si nous avions à faire le même travail à tous les degrés de la société française ! Des calomniateurs intéressés ont dit : La France est en train de mourir. Ardents à exagérer nos misères, incapables de rien comprendre à notre bonne grâce, ils nous appliquent injurieusement le mot de Salvien sur la corruption et la mort de la vieille Rome : Populus romanus moritur et ridet. Grossière déclamation, Messieurs ; la France ne mourra point. J’en atteste d’un bout du pays à l’autre, du nord au sud et de l’est à l’ouest, tant de vertus que le monde ignore ; j’en atteste tant de sérieux esprits restés fidèles à cette parole du sage : Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien !
Le Dieu de la Genèse disait au patriarche : « S’il se trouve cinquante justes dans cette ville, s’il s’y en trouve quarante-cinq, s’il s’y en trouve quarante, ou trente, ou vingt, s’il s’y en trouve seulement dix, je ne perdrai pas la ville pour l’amour de ces dix justes. » Oh ! qu’il y a bien plus de dix justes dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque bourgade de ce pays dont on ose prophétiser la mort ! Combien de libérateurs que Dieu reconnaîtra sur tous les degrés de l’échelle sociale ! que de familles où se conservent les vraies traditions de la patrie ! que de foyers honnêtes ! que d’ateliers laborieux ! Si l’esprit se trouble et s’effraye à considérer les scandales dont aucune civilisation n’est exempte, l’âme se rassure et se fortifie à visiter ces régions saines où palpite le cœur de la France.
Encore un mot et j’ai fini. Quand de brillants écrivains de nos jours s’attachent à peindre ce qu’il y a de plus honteux dans notre société, soit pour en tirer de grands effets dramatiques, soit pour en faire sortir de puissantes leçons, nous leur disons souvent : « Prenez garde ! la haine vous écoute ; la haine, la mauvaise foi, la perfidie, notent déjà tous ces traits comme l’image de la France. Artistes hardis, vous ne vous apercevez pas, dans votre loyauté, que vous fournissez des armes à l’ennemi. Peignez donc le bien à côté du mal ; en face de l’effronterie qui s’affiche, montrez donc la vertu qui se dérobe. » Et, leur rappelant tout ce qu’il y a de sève chez ce noble peuple, tout ce que le bien y révèle de grâce et de force poétique à qui sait le découvrir, nous répétons les vers d’un mélodieux penseur :
La fleur de poésie éclôt sous tous nos pas,
Mais la divine fleur, plus d’un ne la voit pas.
Cette divine fleur, Messieurs, il est ordonné à l’Académie française de la voir toujours et de la montrer au pays. Noble tâche dont elle s’acquitte avec conscience ; mission d’humanité et de patriotisme, qui, répondant aujourd’hui plus que jamais à un grand instinct national n’a plus besoin d’être justifiée.
[1] Brizeux, la Fleur d’or, livre IIe, Jacques le maçon.
[2] Voyez la Notice sur M. de Montyon, par M. Charles Lacretelle, lue dans la séance publique du 25 août 1821.
[3] Michelet, Histoire de la Révolution française, tome Ier, introduction.
[4] Il suffira de citer, entre beaucoup d’exemples, ces paroles de M. Daru : « L’Académie avait dès longtemps cherché à exciter une noble émulation parmi les âmes élevées, lorsqu’elle avait proposé l’éloge de quelques hommes qui ne devaient pas toute leur illustration à de grands talents. Charger l’éloquence de célébrer l’Hôpital, Sully, Catinat, Montausier, Fénelon, c’était sans doute décerner un prix de vertu ; mais, disait l’auteur de la fondation, il n’est qu’un petit nombre d’hommes dont les actions aient de la célébrité et le sort du peuple et que ces vertus restent ignorées. Tirer ces vertus de l’oubli, c’est les récompenser et en faire naître de nouvelles. » Discours de M. le comte Daru, directeur de l’Académie, prononcé dans la séance annuelle du 24 août 1819 en annonçant la fondation du prix de vertu.
[5] Victor Hugo, les Contemplations, livre IIIe, le Maître d’études.