DISCOURS
DE M. PRÉVOST-PARADOL
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
9 décembre 1869.
MESSIEURS,
Le premier mouvement de celui d’entre nous qui a le grand honneur de vous présenter le rapport annuel sur ce prix de vertu que nous devons à une inspiration généreuse de M. de Montyon, est de sentir quelque embarras et même quelque confusion au moment de remplir cette noble tâche. On se demande involontairement quel titre on peut avoir à juger la vertu et s’il ne faudrait pas s’être montré soi-même capable de quelques-unes de ces belles actions avant de prétendre à les récompenser. Joindre le modèle au précepte, telle est la loi glorieuse de l’Institut pour tous les autres genres de récompenses qu’il lui appartient de décerner ; et quand cette Académie en particulier couronne quelque heureuse production du génie littéraire, on reconnaît d’autant plus volontiers sa compétence qu’on voit siéger sur ses bancs nombre d’hommes qui ont honoré les lettres françaises par leurs écrits avant de les encourager par leurs suffrages, et qui ont acquis, en donnant des exemples, le droit de rendre des jugements.
S’il en était de même de la vertu, si la compétence à la juger ne s’acquiérait que par la pratique, la tâche d’apprécier les actions vertueuses ne serait-elle pas dévolue à ceux-là même qui les ont accomplies ? ne serait-il pas nécessaire de les réunir pour choisir parmi eux leurs juges et pour décider les uns sur les autres, comme on le fait depuis quelque temps pour le concours annuel des arts du dessin ? Quelle assemblée, Messieurs, que celle de ces serviteurs des infirmes et des pauvres, et combien cette réunion, dominée par l’unique désir de soulager les hommes, ressemblerait peu à celles où l’on se dispute le droit de les conduire ! Si l’on rapproche par l’imagination ces gens de bien qui vivent épars et s’ignorant les uns les autres, si l’on se représente ces bienfaiteurs patients et obscurs tenant en main l’humble attribut de leur saint ministère, le livre usé où l’enfant du pauvre apprend à lire, le morceau de pain que l’indigent porte à l’affamé, si l’on contemple ces visages qui expriment le plus souvent une innocente simplicité et la fatigue d’un constant labeur, niais qui sont éclairés et ennoblis par l’habitude des pensées généreuses, si l’on ressent enfin la chaleur de cette flamme divine de la charité qui se dégagerait, pour ainsi dire, de toutes ces belles âmes, foyers vivants dans lesquels elle ne cesse pas de luire, comment ne pas reconnaître qu’une telle assemblée serait la plus noble que la terre ait jamais vue et la plus capable de faire honneur au genre humain ?
Mais cette assemblée imaginaire serait plus incompétente que nous, Messieurs, pour juger de sa propre vertu, sans qu’il soit même nécessaire d’ajouter qu’elle ne voudrait certainement pas entendre parler de récompenses. La vertu ne peut être appréciée avec justice par des cœurs auxquels elle est si naturelle, tandis qu’elle se montre clans tout son éclat à ceux qui de près la contemplent. C’est par une connaissance plus générale de la nature humaine, c’est par la familiarité que la culture des lettres et la pratique de la vie nous donnent avec les penchants les plus forts et les plus constants du cœur de l’homme, qu’on devient de plus en plus capable de discerner la beauté d’une action et d’en mesurer toute la grandeur. L’instinct naturel qui nous fait juger du bien et du mal existe et se fait jour chez les plus humbles de nos semblables ; mais cet instinct se fortifie et s’aiguise dans un esprit sain, à mesure que cet esprit s’éclaire et qu’il pénètre plus avant dans l’ordre universel. Ce n’est donc pas une mauvaise condition, pour avoir le sens droit en ces matières, que d’être, selon le beau vers de notre ancêtre Boileau, qui parlait cette fois modestement de lui-même :
Ami de la vertu plutôt que vertueux.
Je ne veux pas faire entendre que la vertu n’ait pas de représentant parmi nous, bien au contraire ; mais à coup sûr elle ne compte dans cette enceinte que des admirateurs et des amis, et c’est surtout parce qu’on la respecte et qu’on l’aime qu’on se sent capable de la juger.
En effet, Messieurs, on ressent d’autant plus d’admiration pour la vertu qu’on la regarde de plus haut et qu’on se rend mieux compte de son rôle en ce monde. Montesquieu a dit que la vertu était le ressort des républiques ; il aurait pu dire d’une manière plus générale qu’elle est le soutien des sociétés humaines, quelle que soit leur façon de se gouverner. On sait comment les atomes du inonde physique sont animés d’un mouvement centrifuge qui tend à les disperser dans l’espace tandis qu’au contraire l’attraction les retient et les enchaîne. C’est à peu près l’image des sociétés humaines sans cesse combattues entre la vertu, qui en est le lien véritable, et l’égoïsme, qui tend à les réduire en poussière. Tout sacrifice de l’intérêt particulier à l’intérêt général, tout effort d’abnégation personnelle, toute action, en un mot, que notre conscience déclare digne d’être donnée en exemple à nos semblables, est pour ainsi dire une parcelle de cette somme de vertu qui est indispensable au maintien de l’ordre social, qui contribue à la durée et à la solidité du contrat tacite sur lequel cet ordre repose, de telle sorte que quiconque a bien agi a travaillé pour sa part à l’affermissement de ce magnifique ouvrage. Aussi n’est-ce pas seulement l’impression de la beauté morale, mais encore un mouvement instinctif de gratitude pour le service rendu à la société tout entière, qui nous porte à honorer les grandes actions et les nobles sacrifices. Quand, par exemple, un homme de guerre, sur le point d’atteindre enfin les grandes choses auxquelles l’avait destiné la nature et vers lesquelles le poussait le sentiment public, s’arrête pour rester fidèle à ses croyances, laisse cueillir à d’autres les lauriers qui étaient sous sa main et fait stoïquement passer l’honneur avant la gloire ; quand un éloquent évêque, qui a défendu fermement son Église contre les puissances de ce monde, se dévoue dans cette Église même à la cause trop menacée de la raison, de la liberté morale et de la justice, et sacrifie, sans hésiter, à ce devoir pénible, le repos de sa vieillesse, ne sentons-nous pas, Messieurs, que l’admiration ne nous acquitte pas suffisamment envers de tels hommes, qu’ils ont droit, en outre, à notre reconnaissance pour le secours qu’ils apportent à la conscience humaine, et que nous sommes, dans le sens le plus élevé du mot, leurs obligés ?
Mais ce n’est pas à ces formes éclatantes et un peu fières de la vertu que sont destinées les récompenses de M. de Montyon ; ce genre élevé de vertu tient de trop près à nos luttes, soulève trop de tempêtes et est en même temps entouré de trop de prestige pour avoir rien à démêler avec ces modestes couronnes. Elles sont surtout offertes au dévouement courageux de celui qui hasarde sa vie pour le salut de ses semblables, et plus encore à cette forme douce, patiente et bienfaisante de la vertu qui s’appelle la bonté. La bonté, Messieurs, quand on la considère de près, n’est rien moins que le privilége le plus particulier de notre nature et le trait qui peut-être nous distingue le plus profondément du reste de l’univers. Nous ne sommes plus au temps où les animaux passaient pour des machines ingénieuses, et nous savons tous que plusieurs d’entre eux ont en commun avec nous à divers degrés l’intelligence, le courage et quelques lueurs de cet attachement maternel qui est nécessaire à la perpétuité de l’espèce. Mais, au milieu de toutes les grandeurs du monde physique, des éclatantes beautés qui le décorent, de ses vastes mouvements soumis à des lois inflexibles, au milieu de cet âpre combat pour la vie, auquel tout ce qui existe est condamné, vous chercherez en vain la bonté : elle n’habite que le cœur de l’homme.
Seul entre toutes les créatures, l’homme connaît une autre émotion que celle de sa propre souffrance ; le contre-coup de la douleur d’autrui l’atteint, et, en portant secours à qui souffre, il sent qu’il se soulage lui-même. Bien plus, il sent qu’il s’élève ; il découvre qu’il y a de ce côté dans son âme une sorte de chemin ouvert vers une région supérieure à celle où s’agite tout ce qui l’entoure et où le reste de son être le tient lui-même attaché. Enfin il ne peut se résoudre à se croire le seul être bon dans l’univers et à regarder son cœur comme l’unique sanctuaire où la bonté réside. Il cherche donc à entrevoir, au-delà des rigueurs du monde visible, la souveraine bonté unie à la pleine puissance, et c’est là qu’il met son espoir ou plutôt son recours contre la dureté de la nature et contre les froissements de la vie. Quand les mœurs s’adoucissent, quand l’homme s’améliore, la bonté est le trait qui le frappe et l’attire le plus dans sa conception de la personne divine. Un poëte ancien a dit que la crainte avait enfanté les dieux ; soit, si pourtant c’est le culte de la peur qui a élevé les premiers autels, c’est le culte de la bonté qui les conserve.
On remarquera, cette année comme les autres, que les belles actions auxquelles nous accordons les récompenses léguées par M. de Montyon sont principalement l’œuvre des pauvres et l’œuvre des femmes, et que ce sont des noms de femmes et des noms de pauvres qui s’ajoutent sans cesse à ce livre d’or de la charité. La raison en est bien simple, Messieurs : c’est que la bonté est plus fréquente chez les femmes et plus méritoire chez les pauvres. La charité du pauvre envers le pauvre a quelque chose de plus élevé que celle du riche, non-seulement parce qu’elle coûte davantage à celui qui la fait, puisqu’elle entame le nécessaire au lieu de s’arrêter au superflu, mais encore parce que, le plus souvent, le pauvre n’a rien à donner que lui-même, et que c’est lui-même qu’il donne au prochain quand il accroît pour le prochain son travail et sa peine, quand il élève un enfant, quand il veille un malade, quand il recueille un vieillard. Le bienfait du riche est loin d’être sans mérite, alors surtout que ce bienfait vient de la générosité de son cœur. que ce n’est pas un devoir froidement accepté, qu’on n’y voit pas seulement une des charges de la richesse, et comme une précaution à prendre pour être en règle à l’égard des hommes et à l’égard de Dieu. Mais, si méritoire que soit la charité du riche (et nous en connaissons tous qui sont dignes de tous les éloges), elle ne peut nous émouvoir au même degré que la charité allant jusqu’au dévouement entre les pauvres. Nous avons tous lu quelques récits immortels où sont décrits les désastres d’une déroute ou d’une retraite, comme la retraite des Dix mille, par exemple, ou comme cette retraite de Russie dont le témoin éloquent et respecté siége encore parmi nous ; quelle admiration, mêlée d’attendrissement, nous saisit le cœur, quand, au milieu de ce débordement de l’égoïsme humain que l’extrême péril surexcite, on voit par instants la divine charité se faire jour et quelques-uns de ces infortunés s’élever, par une généreuse pitié pour autrui, jusqu’à l’oubli d’eux-mêmes ! Messieurs, c’est un spectacle semblable et non moins touchant que nous offre la vie de tous les jours, quand la main du pauvre s’étend vers le pauvre. L’existence de l’indigent est une déroute perpétuelle ; il combat au jour le jour, assiégé de besoins et dévoré d’inquiétudes ; les pauvres sont les vaincus et les blessés de la bataille de la vie ; on ne peut trop les honorer ni les seconder quand on les voit se secourir les uns les autres.
Dans cette œuvre de dévouement, les femmes sont toujours les premières ; elles ne veulent pas sans doute qu’on oublie qu’elles ne sont pas nées seulement pour augmenter ici-bas le charme des heures heureuses, mais encore et surtout pour alléger notre fardeau dans les jours d’épreuve. Elles nous sont supérieures en ce point que l’impression que leur laisse la vue de la souffrance est à la fois plus vive que la nôtre et plus durable, et par conséquent plus féconde en bonnes actions. On a dit avec plus d’esprit que de vérité, en faisant allusion aux désordres que les passions produisent dans le monde, que dans toute affaire où le mobile d’un méfait ne se découvre pas tout d’abord, il faut se demander où est la femme. Messieurs, mieux instruits que bien d’autres par l’expérience de ces concours, nous avons pleinement le droit de retourner ici cette injuste parole : c’est lorsque nous remarquons une persévérance laborieuse dans le bienfait, une patience invincible, un art ingénieux à tirer beaucoup de peu ou même quelque chose de rien, une noble témérité à s’engager dans le bien en comptant sur le secours d’en haut, cette délicatesse enfin et cette douceur légère que la main de l’homme ne saurait imiter, c’est alors que la question proverbiale : « Où est la femme ? » nous vient aux lèvres, non plus avec le sens moqueur que le vulgaire lui donne, mais avec une émotion profonde et avec une admiration respectueuse pour ce trésor infini de charité que recèle le cœur des femmes.
Cette année, sur vingt-huit récompenses qu’accorde l’Académie sur les fondations Montyon, Souriau et Lasne, nous rencontrons seulement le nom de deux hommes : l’un, Pierre Lapeyre, qui reçoit une médaille pour avoir donné les soins les plus constants et les plus dévoués pendant plus de vingt ans à des sœurs infirmes ; l’autre, Pierre Guary, facteur rural à Martel (Lot), pour un acte de courage vraiment digne d’admiration. Pierre Guary, taisant un matin sa tournée habituelle, rencontre un ouvrier qui courait vers la ville et allait chercher du secours pour un homme tombé dans un four à chaux. On était à trois kilomètres de la ville et nulle assistance ne pouvait venir à temps. Guary s’approche de cette fournaise, dont sortait une fumée suffocante. Il saisit une échelle, descend et remonte, tenant dans ses bras un malheureux qui respirait encore. Mais, après quelques échelons franchis, il perd connaissance et retombe avec son fardeau. Les secours arrivent alors, on retire un cadavre et un vivant qui ressemblait à un cadavre. C’était Guary privé de sentiment, brûlé et mutilé, mais qui, grâce à Dieu, survit à sa belle action et en reçoit aujourd’hui la récompense. L’Académie a décerné à Pierre Guary un prix de 2,000 francs.
Nous entrons maintenant dans l’ordre des vertus paisibles qui exigent, au lieu d’un mouvement d’héroïsme, un perpétuel effort, et le nom de Mlle Euphrasie Coursault, lingère à Ligueil (Indre-et-Loire), tient à bon droit le premier rang sur cette liste d’honneur. Mlle Coursault a d’abord recueilli deux vieillards pauvres ; puis, cédant sans doute à la douceur de bien faire comme à une tentation irrésistible, elle agrandit cet asile malgré plus d’une critique et plus d’un reproche, et y appela d’autres malheureux qu’elle soutint de son labeur. Ceux-là même qui blâmaient son imprudence ne tardèrent pas à lui amener d’autres infortunés à secourir, et son active charité s’agrandit avec sa tâche. Un négociant chez qui elle avait mis une somme en dépôt fit de mauvaises affaires et l’argent fut perdu. « Ce sont les pauvres qui le perdent, » dit Mlle Coursault, et, la mère de ce négociant se trouvant sans ressources, Mlle Coursault la prit chez elle et l’ajouta à ses pensionnaires. Ce n’est pas tout, Messieurs : l’ardeur du bien qui consume cette belle âme ne se trouve jamais satisfaite, et, en dehors même de son œuvre, Mlle Coursault est toujours là si le médecin du pays a besoin d’aide pour quelque opération importante ou pour quelques soins délicats à donner. L’Académie veut honorer cette belle et utile existence en contribuant par un prix de deux mille francs à la charitable entreprise de Mlle Coursault.
Il y a, Messieurs, dans les belles actions de ce genre qui vous sont soumises, une sorte de monotonie glorieuse qui n’enlève rien à leur mérite, mais qui rendrait difficile de vous en faire le complet récit. On peut trouver, si l’on veut, des différences de degrés, mais non pas des différences de nature dans le dévouement de ces nobles femmes auxquelles l’Académie adresse aujourd’hui ses encouragements et ses récompenses. Il s’agit toujours de belles âmes qui recherchent les misères de la vie avec cette même ardeur qu’on porte ordinairement à la poursuite du plaisir, et qui semblent ne respirer à l’aise que dans la compagnie de la pauvreté, des souffrances et de la mort. On peut cependant diviser, pour ainsi dire, en deux corps cette sainte troupe de la charité, et mettre à la suite de Mlle Coursault celles qui se dévouent au service des pauvres et des infirmes en leur donnant asile ou en leur portant une perpétuelle assistance, tandis qu’on pourrait donner Mlle Madeleine Breteau pour chef et pour patronne dans ce concours à ces serviteurs dévoués qui deviennent souvent les derniers amis et les seuls soutiens de toute une famille.
Nous nommerons donc d’abord, comme des émules de Mlle Coursault, Joséphine Bouttier, sœur de charité, disent les autorités du pays, sous des habits laïques ; Jacqueline Perret, institutrice, qui consacre encore à soixante-huit ans tous les produits d’une école libre à la bienfaisance ; Anne Lansalot, qui recueille des malades, des orphelins, des idiots ; Jeanne Lanaut, toujours charitable et admirable, surtout en temps d’épidémie ; Marie Laurent, Éléonore Voyer, Joséphine Hellandais, Louise Palmier, citées pour les mêmes vertus ; Rose Lachèvre, veuve Annès, garde-malade qui choisit pour ses soins les plus pauvres et qui recueille des orphelins ; Anne Lesprit, qui travaille jour et nuit pour une famille sans ressource ; Antoinette Audibert, institutrice dans la Haute-Marne, garde-malade volontaire des pauvres, providence de tout un pays qui signale son infatigable charité ; Honorée Pouvreau, qui, dans la Loire-Inférieure, est entourée de la même gratitude. Quant à Rose Varaud, Ernestine Massicard, Rose Tison et Louise Paillard, que la fondation Marie Lasne nous a permis de récompenser, c’est principalement la piété filiale, éprouvée par l’adversité, qui les a recommandées à nos suffrages. Le dernier de ces noms, celui de Louise Paillard, éveille un touchant intérêt ; c’est une jeune fille, une ouvrière de Boulogne-sur-Seine, d’une santé délicate, qui s’est épuisée à soutenir par son travail, non-seulement sou père et sa mère infirmes, mais ses neveux et ses nièces, et qui a mis sa vie en péril par l’excès de ce généreux labeur.
Nous disions tout à l’heure que Mlle Coursault est, dans ce concours, comme le chef des volontaires de la charité, en quête d’infortunes à secourir, tandis que Madeleine Breteau y est le modèle et comme le guide des bons serviteurs. Madeleine Breteau, de Lavaré (Sarthe), a soixante-dix ans et a servi pendant cinquante ans des cultivateurs qui ont perdu leur ancienne aisance. Elle a élevé leurs cinq enfants par son travail ; aujourd’hui elle soigne ses anciens maîtres devenus infirmes et gagne leur vie par le labeur le plus pénible. Avec ce goût pour l’économie qui s’allie parfois avec l’extrême indigence, Madeleine Breteau avait réussi à mettre de côté un petit pécule ; elle l’a sacrifié sans hésiter pour racheter du service militaire le dernier enfant de la maison. Le livret qui est imprimé tous les ans à la suite de ces rapports contient le détail des actions que l’Académie couronne ; je puis donc me borner ici à vous dire les noms de celles qui, comme Madeleine Breteau, ont trouvé un noble plaisir à servir l’infortune : Angélique Masson, Marguerite Veber, Jeanne Bouvier, Françoise Le Charpentier, Élisabeth Delmas, Babette Loemel, Marie Bourgoin, Adèle Linart. Ainsi se perpétue parmi nous, grâce au dévouement de quelques cœurs d’élite, la trace de cette ancienne alliance du maître et du serviteur que les mœurs modernes rendent si difficile et si rare, et qui contribuait pourtant à la douceur aussi bien qu’à la sûreté du foyer domestique.
Nous voici parvenu au terme de notre tâche ; il faut dire adieu à tant de vertus touchantes, il faut nous détourner, non sans regret, de ce tranquille et consolant spectacle qui a un instant reposé nos yeux. Nous allons tous rentrer dans le tourbillon de cette grande ville ; nous allons être ressaisis au seuil même de cette enceinte par le courant rapide de ses affaires et de ses plaisirs. L’image de tant de charité aux prises avec tant de souffrances va faire place dans notre esprit à des soucis plus pressants et à des images plus vives ; les noms modestes qui viennent de recevoir notre hommage vont s’effacer bientôt de notre souvenir devant des noms plus glorieux, ou plutôt plus sonores ; mais emportons du moins de ce commerce trop court avec ces âmes bienfaisantes et pures quelque doute sur le mérite de nos occupations ordinaires et sur la valeur réelle des choses que nous avons l’habitude d’admirer ou de poursuivre, en un mot une idée plus modeste de nous-mêmes et une vue plus exacte de ce qui constitue la vraie grandeur et la vraie beauté dans les actions humaines.