Discours sur les prix de vertu 1842

Le 30 juin 1842

Mathieu MOLÉ

Discours

de M. le comte Molé
Directeur de l’Académie française

sur les prix de vertu

Lu en séance le 30 juin 1842

 

 

MESSIEURS,

En voyant l’illustre secrétaire perpétuel de l’Académie française occuper sa place dans cette solennité littéraire, et suspendre l’exercice de ses hautes fonctions politiques pour ressaisir ce sceptre de la critique que tous les amis des lettres lui décernèrent dès ses plus jeunes ans, je le félicitais plus encore que l’Académie, plus encore que cette assemblée avide de l’entendre, de rester si bon juge de sa propre gloire ; je me rappelais l’éclat de ses débuts, les palmes que je l’avais vu remporter dans cette enceinte, où les esprits les plus avares d’éloges, parce qu’ils étaient les plus délicats, répétaient à l’envi que la France aurait, dans ce jeune homme, un critique et un modèle de plus. Après lui, Messieurs, après ce morceau si achevé dont il vous a donné lecture, il eut mieux valu sans doute vous laisser sous le charme salutaire des impressions que vous aviez reçues.

Mais la mission que l’Académie m’a confiée est de celles qui ne redoutent ni préoccupation, ni concurrence ; elle ne demande aucun de ces dons brillants que vous êtes accoutumés à couronner dans l’orateur ou l’écrivain. Me sera-t-il permis, Messieurs, après tant d’illustres confrères qui l’ont si dignement remplie, de dire ici ce que j’en pense, et de la caractériser à mon tour ?

Chaque année, l’Académie distribue les bienfaits d’un homme riche et bon, qui a voulu secourir d’âge en âge, de génération en génération, la vertu malheureuse, ou plutôt le pauvre donnant, au sein même de la misère, l’exemple des plus nobles ou des plus touchantes vertus. Mais cet homme généreux a-t-il voulu seulement tendre une main charitable la vertu unie à l’infortune, ou M. de Montyon n’était-il pas trop éclairé lui-même pour se méprendre sur la véritable origine de sa belle action ? N’appartenait-il pas, par ses lumières autant que par la beauté de son âme, à la philanthropie de cette époque, dont il avait partagé les nobles espérances, je dirai même les illusions ?

Pendant longtemps, il faut bien le reconnaître, le christianisme seul, proclamant non l’égalité de condition, mais l’identité de vocation de la race humaine tout entière, avait montré que tous les hommes étaient appelés à la pratique des mêmes vertus, à la même dignité morale, à mériter une autre vie après celle-ci par les mêmes sacrifices, par les mêmes actions. Principe de sociabilité admirable, qui rend celui qui obéit, et qui doit obéir, respectable aux yeux de celui que la Providence appelle à commander, qui maintient l’égalité avec la hiérarchie, la discipline avec l’indépendance, la liberté avec l’autorité, et répartit entre tous, avec une équité inflexible, abstraction faite du rang et de la fortune, les seuls vrais biens que nous soyons appelés à recueillir, je veux dire l’estime, la reconnaissance de nos semblables, et les récompenses du ciel.

Ces notions si vraies, si simples, quoique si élevées, sur la nature de l’homme et sa destination sur la terre, étaient sorties de l’Évangile ; les orateurs et les moralistes chrétiens les avaient propagées depuis plusieurs siècles, et elles étaient entrées dans le domaine de la raison humaine, où la philosophie, méconnaissant parfois leur origine, s’était emparée d’elles pour s’en enorgueillir. Elles avaient pénétré dans tous les esprits, dans tous les cœurs, et devaient changer, sinon la forme des sociétés, du moins la pratique des différents rapports des hommes entre eux ; elles obligeaient les humbles à s’honorer eux-mêmes, les forts à justifier leurs forces. Le lien commun, évident, entre les uns et les autres, c’était l’identité, l’égalité de vocation, c’était cette vérité révélée pour le chrétien, et démontrée pour le philosophe, que tous les hommes étaient appelés à la même beauté morale, à recevoir les mêmes récompenses, quelles que fussent d’ailleurs les circonstances mobiles, prospères ou misérables, qui accompagnent le passage de chacun ici-bas.

L’œuvre de M. de Montyon porte le caractère de son époque ; philanthropique et libérale, elle a moins pour objet de secourir l’infortune que de faire ressortir ces vertus pratiquées sous le toit du pauvre, et qu’on accusait le passé de n’avoir pas su reconnaître ou découvrir. Ce but a-t-il été atteint ? Je n’hésite pas à l’affirmer. Je n’en voudrais pour preuve irrécusable que la réunion des pièces authentiques qui, depuis vingt-trois ans, vous ont été adressées, et le recueil des livrets rédigés sous les yeux et par les soins de votre secrétaire perpétuel pendant cette même période. La nature, la spontanéité des actions que vous avez récompensées, la simplicité des vertus, l’ignorance bien souvent de ceux qui les exercent, rendraient impossible de croire, même aux esprits les plus chagrins, que la prévoyance de vos encouragements, ou le désir secret de vos récompenses, aient altéré en rien la pureté ou le mérite des actes dont l’éclat de vos suffrages a fait des exemples pour tous. Honorons donc la mémoire du fondateur des prix de vertu. De tous les sentiments, le plus utile à répandre dans les classes inférieures, le plus propre à préserver l’extrême misère de la dégradation morale qui en est trop souvent la suite, c’est le respect de soi-même. Or, je le demande, le pauvre, dont la belle action ou la conduite vertueuse a, je ne dirai pas seulement obtenu le prix, mais mérité d’être racontée dans cette solennité annuelle, n’a-t-il pas une autre conscience de lui-même, ne se respecte-t-il pas davantage ? Assurément, il ne devient pas impeccable ; l’homme, à quelque perfection qu’il s’élève, reste capable de bien et de mal jusqu’à ce qu’il ait rendu sa dépouille à la terre. Mais si celui qui aurait reçu le pur et éclatant honneur de vos suffrages se laissait plus tard entraîner au mal je dirai même au crime, il ne pourrait en supporter la honte, vous lui auriez appris à rougir ([1]).

Je me hâte d’arriver aux faits dont vous m’avez confié la tâche consolante de présenter le récit. Que seraient, en effet, les paroles, même les plus graves et les plus éloquentes, auprès de ces traits qui surpassent l’esprit et saisissent le cœur ? Le bien, le véritable bien est plus cher aux hommes qu’ils ne le pensent eux-mêmes. Racontez-le, exposez-le tel qu’il est, sans ornement surtout, sans le mettre en contact avec l’esprit, tel qu’il sort du cœur, et vous verrez les plus secs s’attendrir, les plus durs s’émouvoir, et s’accomplir sous vos yeux cette belle loi de la Providence, qui a doué d’une sympathie inévitable tout ce qui est bon à imiter. Et d’abord, Messieurs, je commencerai par annoncer, pardonnez-moi le mot, une bonne nouvelle c’est qu’il s’est rencontré deux exemples, que dis-je ? deux vies entières si admirables, que l’Académie, se sentant dans l’heureuse impossibilité de choisir entre elles, leur a partagé le prix.

Dans une commune rurale du département du Rhône, à Saint-Étienne-la-Varenne, naissait, en 1802, un enfant qui reçut le nom de Madeleine Saunier. La famille qu’il venait accroître était déjà nombreuse, pauvre et honnête également. Constatons-le, Messieurs, Madeleine Saunier eut des parents estimables, fut pleine de foi, de religion, dès son berceau ; mais là se bornèrent pour elle les secours visibles de la Providence, à moins de regarder la carrière que vous lui verrez parcourir comme une de ces saintes missions auxquelles il est d’autant plus permis de croire, que jamais ceux qui les ont reçues ou qui les remplissent ne sont tentés de se les attribuer. Madeleine, dans son enfance, s’était consacrée d’elle-même au soutien de ses jeunes frères et sœurs ; les jeux de son âge ne tenaient aucune place dans sa vie ; mais elle s’était réservé des jouissances qu’elle entourait d’un certain mystère, et dont en particulier elle avait dérobé la connaissance à tous ses parents. Emportant chaque jour aux champs sa frugale nourriture, elle en distribuait une portion aux pauvres du voisinage, et ne leur demandait en retour que de lui garder le secret. Cependant le dévouement, le courage n’empêchent pas la nature d’avoir ses droits ; le développement physique de Madeleine eut à souffrir du peu de nourriture ; elle se livrait à des fatigues qui excédaient ses forces. Des infirmités précoces vinrent l’atteindre, mais ne purent ralentir l’essor de son ardente charité. Devenue plus âgée et plus indépendante, le bien qu’elle fit dépassa toutes les limites de la vraisemblance, je dirai presque du possible.

Ne nous lassons jamais d’admirer, Messieurs, cette force, cette puissance surnaturelle que donne l’abnégation de soi-même, l’absolu dévouement. Cet être faible, dont les privations et la misère avaient déjà miné l’existence, franchissait de longues distances pour aller porter ses soins ou le fruit de ses sacrifices à de plus malheureux que ceux qu’elle aurait trouvés auprès d’elle ; et lorsqu’elle avait épuisé toutes ses chétives ressources, lorsqu’elle se voyait en présence de douleurs qu’elle ne pouvait plus soulager, elle s’imposait une tâche plus rude que toutes les autres, celle de fléchir l’insensibilité de l’égoïsme, d’affronter le refus brutal ou glacé de l’aisance sans pitié, pour rencontrer parfois quelque sympathie, et obtenir quelque moyen de secourir ceux qu’elle avait laissés sans espoir. C’est au chevet des malades que nous verrons briller surtout cette physionomie céleste ; c’est là que, surmontant toutes les répugnances naturelles, dépouillant en quelque sorte toutes les faiblesses de la terre, nous allons la voir centupler ses facultés et ses forces pour consoler ceux qui pleurent, soulager ceux qui souffrent, ou les diriger vers le ciel en les faisant mourir en paix. Ainsi, pendant quinze ans, elle a fait vivre le nommé Nesme, aveugle, avec sa fille idiote. Chaque jour elle partait et faisait à pied une demi-lieue pour donner à l’aveugle et à sa fille leur nourriture, et, ce qui était plus difficile, le courage d’attendre et de vivre encore jusqu’au lendemain. Pendant quinze ans, Messieurs, je l’ai relu et constaté avec soin dans les renseignements qui nous ont été transmis ; quinze ans, pendant lesquels se répètent tous les jours des actes dont un seul suffirait pour embellir, honorer toute une vie ; c’est ce que la religion, la foi en Dieu seule explique, l’humanité n’y suffit pas. — Voulez-vous un autre exemple ? À la même distance de la demeure de Madeleine, au hameau des Grandes-Bruyères, il existait une fille infortunée, couverte d’une lèpre si repoussante, que sa famille, hélas ! oui, sa famille l’avait abandonnée. Reléguée dans une étable, Marie Carrichon n’eut, pendant dix-huit mois, que Madeleine pour l’approcher. Un cœur comme celui de Madeleine, il faut le dire, devait battre bien fort à la vue de cet excès de dénûment et de souffrance, à l’idée de cette créature humaine de laquelle toute pitié, toute sympathie s’était retirée. Aussi deux fois par jour elle se rendait auprès d’elle, moins encore pour lui porter le peu de nourriture qu’elle pouvait prendre, que pour rendre moins douloureuses des plaies qu’elle parvenait ainsi à panser plus souvent. Sa vertu reçut ici sa récompense : Marie Carrichon exhala son âme entre les bras de Madeleine, qu’elle bénissait après Dieu, en qui Madeleine lui avait appris à placer toutes ses espérances.

Au mois de novembre 1840, lors des inondations du Rhône, Madeleine faillit périr en traversant un torrent débordé entre Saint-Étienne et le hameau de la Grange-Maçon, où demeurait une autre femme nommée Liottard, à laquelle elle portait des secours quotidiens. On lui reprochait son imprudence Que voulez-vous ? répondit-elle, je n’y étais pas allée hier, je ne pouvais y manquer aujourd’hui.

Je terminerai par un trait qui surpasse peut-être tous ceux dont cette vie presque surnaturelle est remplie. Je l’ai réservé pour le dernier, quoiqu’il ait précédé celui que je viens de raconter. On était au plus fort de l’hiver rigoureux de 1835 ; Madeleine Saunier avait découvert au loin, dans la campagne, une femme appelée Mancel, dont la retraite ressemblait plutôt à celle d’une bête fauve qu’à l’asile d’une créature humaine. La femme Mancel, depuis longtemps malade, voyait approcher son dernier moment. Madeleine, assise à son chevet, ne la quittait plus. C’était vers la fin d’une longue nuit ; une neige épaisse couvrait la terre, un vent glacé soufflait et ébranlait les parois où s’abritaient tant de misère et de charité. Madeleine, pour combattre le froid mortel qui se joignait à tant d’autres souffrances, avait allumé quelques morceaux de bois vert, qui remplissaient la hutte de fumée, et incommodaient d’autant la malade, en proie aux convulsions de la mort, lorsque la porte, fermée seulement par une pierre qui la butait à l’intérieur, s’entr’ouvre et laisse apercevoir un loup affamé prêt à s’élancer sur Madeleine ou à disputer à la mort sa proie. Madeleine, épouvantée, seule eût pris la fuite ; elle s’élance pour défendre le dépôt que la Providence a placé dans ses mains ; elle tient ferme, repousse, contient la pierre et la porte, rassemble quelques autres obstacles, ne cesse de pousser des cris, qu’elle varie pour que l’animal féroce croie avoir affaire à plusieurs personnes à la fois. Ses forces s’épuisaient. Rassurez-vous, Messieurs, le jour paraît et le loup s’éloigne. Quelques heures après, la femme Mancel avait cessé d’exister. Vous croyez que Madeleine se tient quitte envers elle et ne songe qu’à regagner son village ?... non : son respect pour la forme humaine, sa piété envers son semblable, ne lui permettent pas d’abandonner ainsi les restes de cette créature dont elle avait longtemps soulagé les souffrances, et tout à l’heure encore défendu au péril de sa vie les derniers moments. Elle frémit à l’idée du loup revenant dans la chaumière ; elle court au paysan le plus voisin, et le supplie de permettre qu’elle dépose chez lui la dépouille de sa pauvre Mancel. Sa prière est exaucée ; aussitôt elle disparaît, charge sur ses épaules le pieux fardeau, et sa mission providentielle enfin accomplie, tombe à genoux et remercie Dieu d’avoir béni ses efforts. Jugez de son bonheur, Messieurs, lorsqu’elle sut que l’animal contre lequel elle avait héroïquement lutté était revenu la nuit suivante, et que ses pas, imprimés sur la neige et dans la cabane, lui prouvèrent jusqu’à quel point son courage était récompensé !

L’Académie n’avait pas été la première à découvrir l’asile de Madeleine Saunier ; sur le trône, veille une princesse dont la charité pénètre jusque dans les plus obscures retraites de la misère ou du malheur. Invisible comme la Providence, sa main, qu’elle dissimule, dispense d’un bout de la France à l’autre les consolations et les secours. Ce serait la trahir que d’insister davantage ; mais cette identité de vocation, cette égalité devant Dieu, dont je parlais pour tous les hommes, pourquoi le trône ne la réclamerait-il pas à son tour ? Est-il, je le demande, un plus beau spectacle, sur la terre, que celui de la bonté, de la charité, que dis-je ? de toutes les vertus unies au rang suprême, et répandant au loin des exemples qui méritent d’être mis au premier rang des bienfaits ! Ne les voyons-nous pas déjà suivis, Messieurs, ces exemples, autour de celle qui les donne ? Demandez à Madeleine, elle vous parlera d’une autre princesse dont elle a aussi reçu les secours, et que la France aime et respecte en la voyant marcher sur les traces de celle qu’elle a nommée sa mère.

Je passe au second prix donné par l’Académie : c’est encore toute une vie dont j’ai à vous présenter le tableau. Au lieu du dévouement passionné, héroïque et chrétien de Madeleine Saunier à l’humanité souffrante, nous verrons une jeune fille de seize ans, s’ignorant elle-même, entrer au service d’honnêtes époux, s’attacher à eux toujours davantage à mesure qu’elle leur devient plus nécessaire ; les perdre, transporter son attachement à leur enfant, qui ne peut non plus se passer d’elle ; et de génération en génération, retenue toujours par le bien qu’elle fait, se consacrer durant trente-six années à cette même famille, sans que les chances de fortune qu’on lui offre, ni les infirmités qui l’accablent, fassent hésiter un seul instant son dévouement. Marie-Catherine Nainville, surnommée Manette, est née à Sanderville, dans le département d’Eure-et-Loir. Entrée en 1808 chez M. et Mme de Létan, avec lesquels, jusque-là, elle n’avait eu aucun rapport, Manette s’aperçut, au bout de deux années, que la santé de sa maîtresse s’altérait, et que l’aisance de la maison diminuait tous les jours. Elle n’avait que dix-huit ans, et ne savait pas encore que l’instinct le plus impérieux de son âme, sa vocation la plus irrésistible, seraient de s’attacher aux êtres dont elle aurait été le soutien, et de se dévouer à leur personne, avec cette même ardeur que Madeleine Saunier ressentait pour le principe lui-même de toute bienfaisance, de toute charité. Depuis que les souffrances de madame de Létan devenaient plus cruelles, et que le malheur qui planait sur les deux époux se faisait pressentir, Manette se révélait, pour ainsi dire, à elle-même. Non-seulement elle était devenue la garde-malade la plus intelligente, la plus affectionnée, mais ses mains avaient appris à multiplier, à perfectionner leur travail pour subvenir aux besoins de sa maîtresse, qui ne tarda pas à expirer dans ses bras.

M. de Létan, hors d’état de remplir les devoirs d’une petite place, dont le salaire ne suffisait même pas à son existence, se vit non-seulement dans l’impossibilité de rien donner à Manette sur ses gages déjà fort arriérés, mais aussi dans l’impuissance de se procurer pour lui le plus strict nécessaire. Que fait alors Manette ? elle se partage entre la nuit et le jour. Le jour, elle soigne, elle ne quitte pas M. de Létan, dont la faiblesse et le mal allaient croissant ; et la nuit, elle travaille pour le nourrir. Enfin, en 1814, quatre ans après qu’elle avait fermé les yeux et enseveli à elle seule sa maîtresse, elle rendait les mêmes et religieux devoirs à son maître. Les deux époux étaient morts insolvables, et Manette eut la douleur de voir leurs meubles délabrés vendus par les créanciers. Mais il restait une orpheline à laquelle Manette pouvait encore se consacrer. La Providence sembla un moment bénir ses efforts. Un mari se présenta ; M. Lhoste, possesseur d’une modique somme, que le travail pouvait augmenter, épousa mademoiselle de Létan. Puis, ayant risqué et perdu tout ce qu’il avait dans une entreprise industrielle, M. Lhoste se trouva bientôt avec sa femme et son enfant dans la dernière détresse. Il devait à Manette, pour ses gages accumulés, plus d’argent qu’il n’en avait jamais possédé, et celle-ci restait non pas seulement l’unique serviteur du père, de la mère et de l’enfant, mais encore leur soutien, je dirai même leur protection. C’est alors qu’une personne âgée et riche, habitant la même maison, et témoin journalier du dévouement de Manette, eut l’idée sacrilége de l’enlever à ses maîtres infortunés pour se l’attacher. Elle offre d’abord à Manette 10,000 fr. et de bons gages si elle veut la suivre, puis 20,000  r. : singulière illusion de la richesse, qui croit que tout s’achète, et ne s’aperçoit pas que Manette n’eût plus été Manette, si elle se fût seulement sentie hésiter. Au lieu de cela, cette noble fille refuse sans colère, naturellement, simplement, comme on répond à qui se trompe, et redouble d’efforts, de veilles, de privations, pour subvenir à toutes les nécessités de cette famille qui venait de s’accroître encore par la naissance d’un second enfant. Une vie comme celle de Manette fortifie l’âme, mais aux dépens du corps. Déjà elle n’était plus jeune, et sa santé se ressentait de tant de privations et de sacrifices ; telle est cependant la puissance du dévouement véritable, qu’il élève presque toujours les forces de l’être dont il s’empare au niveau du malheur qu’il veut secourir. Ruiné, accablé de cuisants chagrins, M. Lhoste fut tout à coup frappé d’épilepsie. C’est dans les bras de Manette qu’il passait ses horribles accès. Madame Lhoste, tombée elle-même dans un affaiblissement qui s’étendait jusqu’aux facultés morales, était hors d’état de venir en aide à son époux. Et ne croyez pas que Manette eût une de ces organisations impassibles que rien n’ébranle et ne rebute ; loin de là le spectacle hideux qu’elle avait sous les yeux eût été contagieux pour elle, si elle n’eut été préservée par l’ardeur de son dévouement. Seule en face du malheureux épileptique qui la couvrait de son écume, elle le contenait, l’apaisait, et ne s’en séparait pas qu’elle ne l’eût remis, calmé et soulagé, dans son lit. Il mourut, et elle fut seule encore à recueillir son dernier soupir et à s’occuper de sa sépulture.

Souffrante et malade elle-même, la voilà restée avec la fille de ses premiers maîtres, la veuve Lhoste et sa petite fille. Mais, comme si la Providence se fût complu à montrer dans Manette toute la beauté du cœur humain, lorsque le dévouement l’inspire, de nouvelles et plus rudes épreuves l’attendaient. Madame Lhoste, atteinte d’une paralysie au cerveau, tombe en enfance ; le sentiment que Manette lui portait semble alors changer de nature. Il devient celui d’une mère. Même tendresse, même sollicitude dans tous les instants. Elle lève, habille madame Lhoste, la couche, la fait manger, ne lui adresse que d’affectueuses ou compatissantes paroles. Heureuse lorsqu’elle peut ramener le sourire sur ces lèvres, si tristement inanimées, par quelque innocent artifice, ou par un de ces refrains mélodieux qu’elle lui chante et que sa maîtresse aimait autrefois. C’est en portant madame Lhoste dans ses bras et la replaçant dans son lit, que Manette sentit en elle soudainement un craquement, une douleur : elle était estropiée pour le reste de ses jours. Cette pieuse et admirable fille ferma encore les yeux de madame Lhoste : c’était la quatrième personne de cette famille infortunée qu’elle déposait dans la tombe, après lui avoir consacré son existence ici-bas, la quatrième qu’elle rendait à Dieu, et si j’ose le dire, qu’elle n’aurait jamais rendue qu’à lui. Mais sa mission n’était pas achevée. Cette même personne qui avait cru à l’argent le pouvoir d’enlever Manette aux objets de son dévouement, en apprenant la mort de madame Lhoste, crut le moment favorable, et renouvela ses propositions. « Vous êtes libre maintenant, fit-elle dire à Manette. — Libre ! répondit celle-ci : la fille de ma maîtresse n’existe-t-elle pas encore ? Moins que jamais je m’appartiens, puisque je suis son seul soutien. »

Manette se consacra, en effet, à l’éducation de cet enfant, dernier rejeton de deux générations dont elle avait été l’ange gardien. Aujourd’hui encore, et âgée de cinquante-deux ans, elle poursuit cette même tâche ; elle élève mademoiselle Lhoste et dirige son éducation avec un succès que le ciel lui devait bien pour récompense. Me serait-il permis de m’arrêter un moment en terminant ce récit, pour contempler cette série de belles actions, de sublimes vertus, qui pendant trente-six ans ont rempli la carrière d’une pauvre fille obscure et ignorée ? Plus nous chercherons en nous-mêmes, plus nous irons jusqu’au fond de notre nature morale, et plus nous constaterons qu’il n’est pas donné à l’humanité d’atteindre plus haut que Madeleine Saunier et Manette ne sont arrivées par leurs vertus. Et pourtant, Messieurs, sans M. de Montyon sans cette solennité, elles auraient passé inconnues sur la terre ; la bienfaisance particulière eût pu les secourir, mais nous aurions perdu l’édification de leurs exemples, et nous n’aurions pas éprouvé cet attendrissant respect, cette pénétrante admiration que leurs vertus inspirent et qui inclinent les cœurs à les imiter.

M’excuserai-je devant cette assemblée de m’être étendu avec trop de complaisance sur la vie de ces deux filles, entre lesquelles l’Académie a partagé le prix en leur donnant à chacune 3,000 francs ? Je l’avouerai sans embarras, j’étais ému, entraîné, charmé par le spectacle de tant de vertus unies à tant d’indigence, et de la vocation sublime de l’homme se révélant sous le toit du pauvre, dans tout son éclat. Mais je craindrais d’abuser de l’attention de ceux qui m’écoutent, d’affaiblir même les impressions qu’ils peuvent avoir reçues, en reproduisant des récits de même nature, et cependant, je dois le dire, quelquefois aussi touchants. Tant de beaux traits, de vies dédiées au bien, ont été de tous les points du royaume portés cette année à la connaissance de l’Académie, qu’elle a cru devoir distribuer encore sept médailles, chacune de 1,000 fr., et huit de 500 fr. Celles de 1,000 fr. sont données à Marguerite Leymarie, femme Pouyadoux, aux demoiselles Point et Ansart, aux époux Trotot, à Marie Delaforge, et aux nommés Jean-Baptiste Festin et Ignace Quéter, pour des actes de bienfaisance et de dévouement à l’humanité, dont le détail se trouvera dans le livret destiné à répandre de tels exemples dans toutes les communes de France. Les médailles de 500 fr. ont été accordées à Pierre Ruche, Marie Goutelle, Louise Perrin, aux époux Busson, à la veuve Gobin, à Marie Ardaillon, au gendarme Marteau, et à Françoise Colin. Enfin l’Académie a voulu qu’une mention très-honorable fût faite, dans le rapport de son Directeur, des actes de charité chrétienne dont se compose la vie entière de madame Postel, supérieure des sœurs de la Miséricorde, établies à Saint-Sauveur le Vicomte, arrondissement de Valognes, et de la fondation du sieur Lacourtyade, demeurant à Saint-Sever, département des Landes, fondation qui a pour but le soulagement de la classe ouvrière et indigente.

L’Académie, Messieurs, aurait cru qu’elle n’avait pas accompli toute sa mission, celle que M. de Montyon lui a confiée, si elle était demeurée indifférente ou silencieuse en présence du fatal événement dont Paris restera longtemps attristé. Assurément, il n’y a pas de vertu sans moralité. Si le mot virtus pour les anciens voulait dire force, énergie, courage, le mot vertu, pour des chrétiens, ou même aux yeux de la morale éclairée de notre époque, exprime avant tout une idée morale ; et la vertu, pour nous, est inséparable de l’honnêteté. Il n’en faut pas moins encourager, récompenser, et de la façon la plus éclatante, ces traits de courage, de dévouement, ou plutôt d’abnégation spontanée, par lesquels l’homme risque sa vie pour sauver celle de son semblable. L’acte est moral et beau, quelle que soit la moralité d’ailleurs de celui qui s’en montre capable. L’Académie aurait donc méconnu, cela est certain, les intentions de M. de Montyon. si elle ne s’était pas associée au sentiment public en proclamant ici les noms de ceux qui ont acquis le plus de droits à la reconnaissance de tant d’infortunés, dans la catastrophe arrivée au chemin de fer de la rive gauche, le 8 mai dernier. Le premier qui ait attiré ses regards, est celui de Piart, brigadier de gendarmerie à Meudon. Plusieurs fois, et au péril de ses jours, ce brave homme s’est précipité dans la fournaise, et il en a retiré trois victimes qui allaient succomber. Un tel dévouement, Messieurs, se retrouve souvent dans ce corps d’élite, qui rend journellement au pays de si bons services. Mais le roi a, sur-le-champ, donné à Piart la récompense qu’il eût préférée à toutes les autres, la croix de la Légion d’honneur. L’Académie a donné trois médailles la première à Thévenot, ouvrier typographe ; la seconde à Testefort, cocher de madame la duchesse de Talleyrand, au courage, à l’intrépidité desquels plusieurs personnes ont déclaré qu’elles devaient d’avoir été arrachées à la mort ; la troisième au jeune Virieux, qui cheminait sur ce fatal convoi, en revenant de visiter son frère à Saint-Cyr. M. de Virieux, échappé comme par miracle, s’élance au milieu du gouffre embrasé ; il en sort avec une victime qui allait y périr ; mais il en sort pour s’y plonger deux fois encore, et ne peut se séparer de tant de malheureux dont il espère toujours qu’il pourra sauver un de plus. Pourquoi ne rappellerions-nous pas ici, Messieurs, les écrits d’une piété si douce et si éclairée, sortis de la plume de sa mère, et qu’elle dédiait avec toute son existence à l’éducation de ses enfants ? Pourquoi ne signalerions-nous pas, en passant, les fruits de l’éducation tout aussi bien que les dons de la nature ? Je terminerai en nommant le jeune Clarac, élève en pharmacie, qui, tout blessé qu’il était, s’est jeté au milieu du feu, et a sauvé un élève de l’École polytechnique, appelé Guillot l’étudiant en médecine Labat et le jeune Deschaux, qui ont rivalisé tous deux de courage et de dévouement. J’éprouve le regret, je le déclare, que les bornes de ce discours ne me permettent pas de raconter avec plus de détails tant de traits qui honorent l’humanité. Tous les ans le gouvernement publie le compte rendu au roi de la justice criminelle. À côté de ce tableau des crimes commis et des châtiments infligés qui glace d’une horreur et d’une épouvante peut-être salutaires l’âme du lecteur, je voudrais que l’on plaçât le tableau de ces vertus du pauvre, que nous devons à M. de Montyon de pouvoir mettre en lumière. Je demanderais aussi que les vertus du riche ne fussent pas oubliées, et que le pauvre apprît ce qu’il ne sait pas assez : c’est que dans aucun pays du monde il n’existe autant que chez nous de sympathie, je dirais presque de fraternité, entre les différentes classes de la société. Nulle part le riche ne vit plus rapproché du pauvre ; nulle part il ne se souvient autant qu’il est enfant du même Dieu, qu’il marche vers le même but, et que les bonnes actions ne sont pas seulement le chemin du ciel, mais la source des plus grands plaisirs qu’il nous soit donné de goûter sur la terre.

Bossuet, dans son oraison funèbre de la princesse palatine, de cette Anne de Gonzagues « qui réunissait, disait-il, en elle, avec le sang de Gonzagues et de Clèves, celui des Paléologue, celui de Lorraine, et celui de France, par tant de côtés, » croyait ne pouvoir élever plus haut la gloire des ancêtres de cette princesse qu’en faisant ressortir l’immensité de leurs aumônes ; « le duc son père, ajoute-t-il, avait fondé dans ses terres de quoi marier tous les ans soixante filles ; » et Anne de Gonzagues, digne elle-même d’un tel père, écrivait à celui qu’elle chargeait de répandre ses dons : « Je suis ravie que l’affaire de nos bonnes vieilles soit si avancée ; achevons vite, ôtons vitement cette bonne femme de l’étable où elle est et la mettons dans un de ces petits lits ; » et ailleurs « Dieu me donnera peut-être de la santé pour aller servir cette paralytique ; au moins je le ferai par mes soins si les forces me manquent ; et, joignant mes maux aux siens, je les offrirai plus hardiment à Dieu. » Avais-je raison, Messieurs, de m’écrier, le jour où je recevais l’insigne honneur de m’asseoir au milieu de cette illustre compagnie, que la France est le pays de l’aumône ? — Oui, la France de tous les temps, de toutes les époques, a été le pays de la bienfaisance, de la sympathie pour le malheur, de l’égalité devant Dieu avant d’être celui de l’égalité devant la loi puissent notre civilisation et nos lumières ne rien ôter, ajouter même aux qualités du cœur ! puissions-nous dans notre société nouvelle ne former qu’une seule et même famille, où le pauvre sans envie et le riche sans défiance remplissent chacun les devoirs que la Providence leur impose et donnent l’exemple des mêmes vertus !

 

 

[1] Les journaux ont annoncé dernièrement qu’une femme ayant obtenu un des prix de vertu décernés par l’Académie, se trouvait sous la prévention du crime de vol domestique. Cette femme a nié d’abord, avec opiniâtreté, qu’elle fût coupable des faits qui lui étaient imputés, et se voyant ensuite sur le point d’être convaincue, elle n’a pu supporter sa honte et s’est pendue de désespoir.