Discours Sur les prix de vertu
de M. Guizot
Directeur de l’Académie française
Lu en séance le 25 août 1859
MESSIEURS,
Nous avons aujourd’hui, et nous venons vous offrir de partager avec nous, un plaisir devenu assez rare, le plaisir de ne voir, de notre société, que ses vertus, et de ne parler de nos contemporains que pour les louer. Ce n’est guère là, de nos jours, la disposition dominante : nous avons vu les hommes à tant et à de si rudes épreuves, nous avons subi, pour eux et sur eux, tant et de si amers mécomptes, que nous en sommes restés un peu enclins au découragement ou au dénigrement. Nous regardons notre temps avec des yeux un peu fatigués et tristes, comme ayant trop attendu de l’humanité et n’en espérant plus beaucoup. Ce n’était pas là, à coup sûr, le sentiment de l’homme de bien dont nous venons ici, chaque année, accomplir les volontés et honorer la mémoire. M. de Montyon avait vécu dans le siècle de la confiance et de l’espérance illimitées pour les hommes ; en même temps qu’il était vivement touché de leurs misères, il avait foi dans leurs mérites et dans leurs destinées ; à ses yeux, ils étaient dignes de tout le bien qu’il voulait leur faire, et c’est parce qu’il croyait à la vertu, qu’il a pris plaisir à fonder, pour elle, ce perpétuel hommage qu’il a chargé l’Académie de lui rendre. M. de Montyon s’est promis de la vertu toujours et partout, dans les lettres comme dans la vie ; il a compté sur des œuvres littéraires morales comme sur des actions vertueuses. Il y a soixante-dix-sept ans que, selon le vœu de ce généreux fondateur, alors anonyme, l’Académie décerna pour la première fois le double prix qu’il venait d’instituer. En l’instituant (quel souvenir, Messieurs, et quelle leçon à la confiance humaine !), il avait placé, sur la tête du roi Louis XVI et du jeune Dauphin son fils, la rente destinée à en couvrir les frais. Ni l’horrible tragédie royale, ni la douleur qu’il en ressentit, car il aimait le roi comme la vertu, n’ébranlèrent dans l’âme de M. de Montyon sa généreuse foi ; après la Restauration, en 1819, près de descendre dans la tombe, il voulut restaurer aussi, mais en lui donnant cette fois une base plus solide que les trônes et les dynasties, sa bienfaisante fondation ; et un homme qui, par son caractère et ses talents, honorait le pouvoir qu’il servait et la compagnie où il siégeait, M. le comte Daru reprit le premier, il y a quarante ans, au nom de l’Académie, la tradition des prix de vertu et de notre hommage à leur fondateur. Elle n’a plus subi aucune interruption. L’interprète que l’Académie se plaît également à entendre dans ses réunions intimes, et à faire entendre, pour elle, dans ses séances publiques, vient de vous rendre compte, avec sa sagacité et son éloquence accoutumées, des ouvrages littéraires qui nous ont paru répondre à la pensée morale de M. de Montyon. J’ai à vous entretenir des actes de vertu qu’il eût certainement pris plaisir à rencontrer et à récompenser lui-même. Vous reconnaîtrez, nous l’espérons, avec nous, que son œuvre est de celles qui peuvent supporter l’épreuve de reparaître, chaque année, devant leurs juges, et que le temps embellit et féconde au lieu de les user.
Nous n’avons pourtant, cette année, à vous raconter point d’action singulière et dramatique, aucune de ces aventures vertueuses qui saisissent et frappent l’imagination en même temps qu’elles touchent le cœur. Les vertus dont nous avons vous entretenir n’ont eu pour occasion ni pour effet aucun événement en dehors du cours ordinaire de la vie d’une part, des misères, des souffrances, des déréglements déplorables ; de l’autre des compassions des sacrifices, des dévouements inépuisables ; les plus tristes aspects de la condition humaine et les efforts aussi modestes que laborieux de la charité humaine, ce sont là aujourd’hui toutes nos histoires, et c’est sans faire appel à votre curiosité qu’elles ont droit à votre sympathie.
Sur quatre-vingt-dix Mémoires et dossiers qui lui ont été adressés et qu’elle a examinés avec soin, l’Académie a décerné trois prix et dix-huit médailles, cinq de première classe, treize de seconde. Elle aurait pu décerner un bien plus grand nombre de récompenses qui toutes auraient été méritées. De presque toutes les parties de la France il lui est venu des récits, des témoignages qui ont porté à sa connaissance des actions dignes des prix que M. de Montyon leur a destinés. Cette fondation d’un homme de bien est devenue populaire dans le pays tout entier ; partout les amis de l’humanité, les honnêtes gens la connaissent et tournent les yeux vers l’Académie pour réclamer sa sympathie en faveur des vertus auxquelles ils assistent. Et ne craignez pas, Messieurs, que ces vertus soient elles-mêmes pour quelque chose dans les désirs dont elles sont l’objet, et que la perspective de vos récompenses ait altéré leurs mérites. Nous avons cherché avec scrupule et nous n’avons trouvé nulle part, dans les Rapports qui nous ont été transmis, la moindre trace de prévoyance personnelle et de préméditation intéressée ; ce sont les témoins du bien les spectateurs de la vertu, le public du lieu, les autorités de toute sorte, civiles, religieuses, administratives, électives, qui viennent à vous, vous racontent ce qu’ils ont vu, et vous demandent, souvent avec une vivacité d’émotion et d’insistance qui les honore, des récompenses qu’ils regardent avec raison comme une incomplète bien qu’éclatante justice. La grande, la complète justice, ne saurait venir de vous, Messieurs ni de personne en ce monde : Dieu seul peut la rendre ; et, en la rendant, il n’est pas, comme vous, obligé de choisir ; il a des récompenses pour toutes les vertus, et des récompenses dignes d’elles.
Deux hommes seulement prennent place parmi les vingt et une personnes sur qui s’est arrêtée cette année l’attention de l’Académie, et c’est à un ecclésiastique qu’appartient le premier des trois prix qu’elle croit devoir donner. Il y a quatorze ans, en 1845, M. l’abbé Halluin était simple vicaire de la paroisse de Saint-Jean-Baptiste à Arras ; dans l’exercice de ses pieuses fonctions, en préparant les familles du quartier à la première communion, il fut douloureusement frappé de l’état d’abandon, de misère, de grossièreté et de licence dans lequel vivaient de pauvres enfants vagabonds livrés tout le jour à eux-mêmes par la détresse ou par l’insouciance de leurs parents, et qu’il voyait dans les rues en proie à leur délaissement et à leurs vices. Il s’intéressa d’abord à quelques-uns, pourvut à leurs besoins, les attira au catéchisme, les plaça en apprentissage chez d’honnêtes ouvriers. Le bien a, comme le mal, sa puissance d’attraction et de contagion ; une bonne œuvre, commencée avec foi, se développe et s’étend rapidement ; celle de M. l’abbé Halluin devint bientôt pour lui une de ces vocations, j’ai presque dit de ces passions vertueuses qui s’emparent de toute l’âme et de toute la vie : deux ans à peine écoulés, en l847, avec l’assentiment de ses supérieurs, il donna sa démission de son modeste vicariat, et se voua complètement aux enfants et aux jeunes gens vagabonds. Il en recueillit une vingtaine, se logea avec eux dans une pauvre maison, vendit, pour les entretenir, presque tout son petit patrimoine, travailla avec eux, invoqua pour eux et attira sur eux la charité pieuse et la sympathie publique. Trois ans après, en 1850, il en avait trente-cinq, établis avec lui dans une maison plus vaste, une ancienne filature, que, de ses mains et des leurs, il avait adaptée à sa destination. Depuis cette époque, les pauvres petits vagabonds sont accourus ; les dons et les legs sont venus ; l’établissement dépense maintenant chaque année près de 40,000 francs, employés avec autant de bonté tendre que d’économie. M. l’abbé Halluin n’a jamais douté de son succès ; quand on lui demandait d’où lui viendraient les ressources qu’exigeait son entreprise, il répondait : « C’est l’affaire de la Providence ; » quand on lui exprimait quelque inquiétude sur l’efficacité de ses soins, « Il n’appartient qu’à Dieu, disait-il, de juger si définitivement l’œuvre est bonne ; en attendant, je tâche qu’elle le devienne un peu plus chaque jour. » Aujourd’hui, cent soixante-dix enfants ou jeunes gens, naguère sans ressource, sans asile, sans état, sans éducation, vivent autour de M. l’abbé Halluin, s’élèvent chrétiennement, se forment sous son affectueuse discipline à des sentiments, à des habitudes, à des professions honnêtes. Plus de deux cents élèves sont déjà sortis de l’établissement, et l’abbé Halluin n’a pas cessé de veiller sur eux. Quand ils restent dans le pays, il les visite, les marie, baptise leurs enfants, leur vient en aide de toute manière. L’un d’eux, au moment de se marier, manquait des objets les plus nécessaires à son petit établissement ; l’abbé Halluin, après les lui avoir donnés, va voir lui-même la chambre du jeune ménage ; il trouve qu’un meuble essentiel, un poêle, y manque ; rentré chez lui, il fait enlever celui de sa propre chambre, et l’envoie aux nouveaux mariés. D’autres, parmi ses élèves, dispersés au loin et dans les diverses voies de la vie, laboureurs, ouvriers, soldats, restent en rapport avec l’abbé Halluin, lui écrivent, le consultent, et lui donnent la plus douce récompense qu’il puisse recevoir en ce monde, le spectacle de leur bonne conduite et le témoignage durable de leur reconnaissante affection.
L’Académie, heureuse d’associer le nom de M. de Montyon à cette œuvre excellente, décerne à M. l’abbé Halluin un prix de 3,000 francs.
C’est à deux femmes, Anne Duré, de Bécherel, en Bretagne, et Marguerite Monnier, femme Thiébaut, de Vic-sur-Seille, en Lorraine, que sont destinés les deux autres prix, de 2,500 francs chacun, qu’a votés l’Académie. Nées toutes deux dans la condition la plus obscure, toutes deux vouées, dans leur pauvre maison et pour leurs pauvres parents, aux plus rudes travaux et aux plus pénibles soins, elles ne se sont pas contentées de remplir, avec un dévouement infatigable, leurs devoirs de fille, de femme, de sœur, de tante ; elles ont porté, hors du cercle de la famille, l’activité de leur âme et de leur vie. La charité a quelquefois ses goûts et comme ses fantaisies particulières ; certaines infortunes lui plaisent et l’attirent plus que d’autres. Anne Duré, visitant, il y a neuf ans, une pauvre vieille femme de sa petite ville, la trouva sur un misérable grabat et complètement dénuée de couvertures et de linge ; elle s’empressa de lui apporter les draps de son propre lit, et l’imagination frappée de ce genre de détresse, elle se mit à quêter partout de vieux draps, du vieux linge, des vêtements de toute espèce ; et recueillant, conservant, réparant tout ce qu’elle pouvait obtenir, elle en remplit deux grandes armoires et un coffre, principaux meubles de sa modeste chambre, et fonda chez elle un véritable bureau de lingerie qui vient en aide, depuis neuf ans, au dénûment des malades, des infirmes, des vieillards de Bécherel et de la campagne environnante. Anne Duré renouvelle chaque année, au premier jour de l’an, dans toutes les maisons un peu aisées du pays, sa quête en ce genre, et elle entretient ainsi ses provisions qu’elle donne ou prête ensuite avec des soins d’exactitude et de propreté qui ajoutent beaucoup à la puissance de sa charité. Elle ne s’est pas inquiétée des vivants seuls elle a porté sur les morts mêmes, sur la décence de leur sépulture, sa pieuse sollicitude elle a dans son magasin du linge spécialement destiné à cet emploi, ainsi qu’une croix et un drap mortuaire qu’elle prête pour l’enterrement des pauvres qu’elle a secourus et soignés. Elle tient elle-même un registre de ceux qui ont reçu d’elle, jusque dans leur obscur tombeau cette persévérante assistance, et, l’an dernier, trente-sept noms étaient inscrits sur cette liste d’inhumations chrétiennes faites avec les ressources et aux frais du petit établissement d’Anne Duré.
La charité de Marguerite Monnier, femme Thiébaut, connue dans le département de la Meurthe sous le nom populaire de la Mayon, a d’autres prédilections et un autre caractère. Encore enfant et à l’école, par un de ces mouvements de bonté instinctive et naïve qu’inspire souvent à l’enfance la vue d’une infirmité qui l’étonné, Marguerite s’était prise d’amitié pour une pauvre mendiante aveugle qu’elle rencontrait dans les rues ; elle s’échappait de chez ses parents pour aller la voir dans son misérable logis, lui faire son lit, son feu, sa cuisine, et regarder, en faisant la conversation avec elle, ses yeux éteints et inutiles. Un jour, à la Fête-Dieu, Marguerite, avec ses compagnes de l’école, suivait la procession près de laquelle marchait aussi l’aveugle Marguerite la voit s’écarter de la route et s’avancer sur une pente qui aboutissait à la rivière ; elle sort précipitamment des rangs, court à l’aveugle, la prend par le bras et la ramène dans le bon chemin, sans écouter les voix qui la rappellent en la grondant du petit trouble qu’elle jette dans la cérémonie. Une autre vieille femme, presque impotente et qui le devint bientôt tout à fait, allait ramasser péniblement, dans un bois voisin, de petits fagots de branches mortes pour son usage ; Marguerite enfant la suivait, l’aidait dans son travail, et rapportait elle-même le fagot pour lui en épargner la fatigue. La jeune fille préludait ainsi à la vocation et à la vie de la femme. Quand Marguerite Monnier fut mariée et en possession de son humble ménage, les misères étranges, les infirmités choquantes, les délaissements absolus, même les dérèglements qui tenaient à de mauvaises habitudes plutôt qu’à des vices de l’âme, devinrent les objets préfères de son activité charitable. Un pauvre idiot, mendiant pieux, errait dans le pays autour des croix et des églises, se prenant pour un pèlerin, et chantant sans cesse des litanies où il énumérait confusément les animaux et les plantes, ce qui le faisait appeler Jean-Jean des Jardins. Marguerite veillait sur lui, s’entretenait avec lui, et c’était auprès d’elle qu’il venait chercher, pour sa personne ou pour ses vêtements, les soins qu’il était incapable de prendre lui-même. Un fou, tranquille d’ailleurs et en liberté, un crétin délaissé, plusieurs paralytiques, de pauvres enfants orphelins, des passants étrangers et sans ressources, et jusqu’à des ivrognes que leur incorrigible habitude jette dans le péril ou dans la misère, ce sont là les clients, et, comme on dit dans le pays, les pensionnaires de Marguerite Monnier. Ils ont en elle une confiance d’enfants, et ils ont raison, car rien de leur part ne la fâche, ou ne la rebute, ou ne la lasse, ou ne l’effraye. Sa charité envers eux est aussi allègre qu’infatigable toujours animée et en train de gaieté, elle les amuse, je serais tenté de dire qu’elle s’amuse en les soignant. Et quand elle n’est pas avec son idiot, son fou, son crétin, ses impotents, ses pauvres passants allemands qui savent à peine un mot de français, elle raconte en riant leurs idées bizarres, leurs propos incohérents, leurs bévues de langage, et répand ainsi pour eux, parmi ses voisins, quelque chose de l’intérêt qu’elle leur porte ; ce qui l’aide à se procurer, pour eux, les secours dont ils ont besoin, et auxquels, malgré son zèle, seule elle ne suffirait pas.
C’est à des actions et à des vertus de même nature, quoique un peu moins saillantes par l’originalité du sentiment et de l’idée ou par les détails de la vie, que l’Académie a décerné cinq médailles de première et treize de seconde classe. Il est difficile de mesurer et de classer des actions vertueuses, car elles ont chacune en soi quelque chose de complet et de parfait qui révèle, dans les âmes dont elles émanent, les mêmes mérites et une certaine égalité morale dans laquelle on hésite à établir des distinctions et des degrés. Quand je ne vous parlerais que des cinq médailles de première classe que nous donnons cette année, je vous retiendrais trop longtemps, Messieurs, si je vous associais à toutes les incertitudes, à toutes les discussions par lesquelles la commission de l’Académie et l’Académie elle-même ont passé avant de les tirer de la foule et de régler entre elles les rangs. C’est un vigneron de Jaucourt, en Champagne, Charles Boiteux, qui a retiré de la rivière de l’Aube ou des étangs du pays dix-huit personnes près de se noyer ou déjà noyées, et qui se trouve toujours là, avec son dévouement et son courage, quand il y a un péril à courir et une créature humaine à sauver. C’est une pauvre fille de Lagniole, dans le département de l’Aveyron, Françoise Cayzac, d’abord bergère, puis servante, qui a été saisie d’un ardent désir de donner aux pauvres comme elle l’instruction dont elle sentait pour elle-même le besoin, et qui, à force d’intelligence et de patience, a acquis presque seule les connaissances nécessaires pour devenir institutrice et ouvrir une école de petites filles à qui elle enseigne depuis quarante ans, gratuitement pour la plupart, ce qu’elle a elle-même si laborieusement appris. A Épinal, dans les Vosges, une personne d’une condition aisée, madame veuve Cottard, a consacré, jeune encore, sa fortune et sa vie à fonder un ouvroir où elle occupe et garde constamment une trentaine de jeunes filles, se préoccupant avec la même sollicitude de leurs besoins et de leur conduite, de leur misère et de leur âme. A Nantes, une autre pauvre fille, tour à tour ouvrière et servante, Honorée Merlet, après s’être dévouée d’abord à sa famille et avoir refusé de se marier pour que le bonheur ne vînt pas la distraire du devoir, s’est faite la servante de tous les pauvres et de tous les malheureux qui vivent à sa portée, et va de maison en maison mendier pour eux quand elle a épuisé tous ses autres moyens de les secourir. A Bourg, dans le département de l’Ain, madame Pallordet, femme et maintenant veuve d’un serrurier qui avait quelque aisance, a fait, depuis trente ans, de sa maison une école où elle enseigne elle-même, un asile pour les enfants délaissés, pour les domestiques sans place, pour les prisonniers étrangers et les pauvres voyageurs sans ressources ; elle est dans sa ville la dame de charité générale, la dame du bon Dieu, comme on l’appelle et c’est en la mettant à la tête de leurs bonnes œuvres que les personnes bienfaisantes de Bourg sont parvenues à fonder plusieurs excellents établissements. Ce sont là nos cinq médailles de première classe, et nous nous bornons à les nommer ensemble, car vous seriez, à coup sûr, Messieurs, aussi embarrassés que nous à leur assigner des rangs. Que serait-ce si je mettais sous vos yeux nos treize médailles de seconde classe décernées, six à des vertus renfermées dans l’intérieur de la famille, quatre à des sœurs de charité isolées qui, sans mission reconnue, sans lien avec les pieuses congrégations de ce nom, se sont vouées à la même vie, deux à des dévouements de servantes envers leurs maîtres, une a la probité scrupuleuse d’une pauvre ouvrière dans le département de la Haute-Vienne Marguerite Deschamps, qui, pendant vingt ans, a doublé son travail et épuisé ses forces pour parvenir à payer les dettes du mari et du fils qu’elle a perdus ? Nous n’avons la prétention, Messieurs, ni de classer, ni de récompenser ces simples et pures vertus M. de Montyon les a prévues ; ceux qui les ont vues nous les ont attestées ; nous les signalons à l’estime publique. II n’y a, pour leurs contemporains, qu’une digne manière de les louer, c’est de les imiter.
Je suis persuadé, Messieurs, qu’elles ont dans notre patrie beaucoup de pareilles, qui sont et resteront inconnues. On a dit souvent que nous ressentirions tous un grand et juste effroi si tout à coup ce monde devenait le Palais de la Vérité, et si tous les cœurs, toutes les vies paraissaient soudain au grand jour. Il y aurait alors en effet bien des spectacles à fuir, et nous aurions bien souvent à détourner ou à baisser les yeux. Mais bien souvent aussi nous les ouvririons avec joie pour contempler une multitude de vertus ignorées, de bonnes actions accomplies loin de tout regard et sans autre but qu’elles-mêmes, des merveilles de bonté, de sympathie, d’amitié, d’attachement au devoir, de dévouement. La nature humaine est à la fois très-faible et très-riche, et la vie humaine abonde en beaux mystères autant qu’en tristes secrets. Nous sommes ici réunis aujourd’hui, nous pour vous raconter, vous pour entendre des actes de vertu bien modestes, bien obscurs, œuvres de simples prêtres, de pauvres femmes qui n’ont jamais pensé à faire prononcer en public leur nom. Il y a quelques jours, tout un peuple se précipitait pour voir rentrer dans la patrie ces bataillons de braves qui l’avaient quittée, il y a quelques mois, pour aller soutenir et porter encore plus haut le nom et l’influence de la France. Combien manquaient à ce grand spectacle, morts pour l’éclat d’une fête où ils n’ont point paru ! Des généraux, des officiers, des soldats, vieux, jeunes, déjà couverts de gloire ou ravis d’en voir briller les premiers rayons, tous également prompts à se dévouer, à sacrifier, ceux-là leur grandeur acquise, ceux-ci leurs belles espérances, prodiguant tous, sans y regarder, le trésor terrestre de l’homme, leur vie Vous le voyez, Messieurs, notre temps n’est point déshérité des vertus qui font l’honneur et l’avenir des nations ; vous pouvez aller dans les lieux les plus divers, parmi les grands et les petits, les riches et les pauvres, sur les champs de bataille ou dans les villages les plus paisibles, à l’armée ou à l’Académie, vous trouverez partout de beaux et salutaires exemples de désintéressement, de courage, de générosité, de sympathie, de sacrifice. Soyons donc clairvoyants et sévères, mais non pas tristes et découragés sur nous-mêmes ayons foi dans l’humanité et dans la France ; leur dignité et leurs droits ont traversé et surmonté, dans le cours de leurs destinées, des épreuves bien aussi graves que celles qui se mêlent, depuis trois quarts de siècle, à leur gloire et à leurs progrès.