Discours sur les prix de vertu 1845

Le 11 décembre 1845

André DUPIN

Discours de M. Dupin
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 11 décembre 1845

 

 

MESSIEURS,

Ornari res ipsa vetat, contenta doceri.

Un auteur italien du siècle dernier, Beccaria, inspiré par les idées de réforme qui fermentaient au sein de la société française, venait de publier son célèbre Traité des délits et des peines, lorsqu’un de ses compatriotes (Dragonetti), persuadé que la tâche n’était qu’à moitié remplie, fit paraître un Traité des vertus et des récompenses.

Plus d’un publiciste, en effet, dissertant sur les institutions positives des sociétés, ne craint pas d’assigner à ces institutions une double mission celle d’organiser dans l’État, à côté de la justice pénale, une justice rémunérative.

Ce serait certes une noble magistrature, celle qui aurait pour charge de rechercher l’existence de tous les actes vertueux, comme on recherche celle de tous les délits ; d’en rassembler, d’en débattre toutes les preuves ; d’en juger, d’en récompenser les auteurs. Ces causes seraient de nature à reposer les juges, les orateurs et le public des tableaux affligeants de nos assises criminelles, et de ces circonstances atténuantes à l’aide desquelles on s’efforce quelquefois d’excuser les parricides !

Mais ne sommes-nous pas en pleine utopie ? Une telle rémunération est-elle possible ici-bas ?

Un de ces publicistes dont je viens de parler, auteur anglais qui a pris pour unique base du droit et de la morale l’utilité à qui l’on ne peut refuser toutefois l’originalité et souvent la profondeur des aperçus, a écrit, avec la puissance d’analyse qui le distingue, une Théorie des peines et des récompenses[1]. Or, il s’est trouvé, à la suite de toute cette analyse, que l’auteur avait tracé des règles pour récompenser, non pas les vertus, mais les services.

En effet, on peut récompenser les services ; on peut rémunérer les talents, le savoir, le mérite dans tous les genres, et les œuvres qu’ils ont produites. Mille moyens se présentent pour acquitter cette partie de la dette publique ; il n’est pas de gouvernement qui ne s’en préoccupe ; le plus difficile, l’essentiel pourtant, est de faire en sorte que la justice, et non la faveur, préside à cette dispensation. — Mais comment récompenser la vertu ? — La vertu, qui ne consiste que dans l’abnégation et le sacrifice ! et qui cesserait d’être vertu, du moment qu’elle aurait l’intérêt ou l’ambition pour mobile !

Comment soumettre, pour la constater, à des investigations, à un examen, à des débats publics, la vertu qui ne cherche point « un plus ample ni plus riche théâtre, pour se faire valoir, que sa propre conscience » ; qui ne marche que couverte d’un voile, et dont la pudeur souffre et se sent blessée chaque fois que ce voile vient à être soulevé ?

Enfin, quelle sorte de loyer donner à la vertu ? — Ne faut-il pas tenir pour maxime, avec l’auteur du livre de la Sagesse, « que le fruit des belles actions est de les avoir faites, et que la vertu ne sauroit trouver hors de soy récompense digne d’elle[2] ? »

Lors donc que l’Académie française distribue, comme elle va le faire aujourd’hui, les prix fondés par M. de Montyon, elle n’a pas la prétention d’exercer cette haute justice rémunératoire à laquelle les institutions humaines ne sauraient atteindre. Pour quelques traits qui lui sont signalés, si éclatants et si méritoires qu’ils soient, combien qui restent ignorés !

Elle n’a pas non plus la prétention de payer les auteurs des actes qui ont mérité son suffrage. Ces hommes de courage providentiel, ces pauvres femmes de dévouement angélique, ont mis leur récompense ailleurs.

Simple exécuteur testamentaire, l’Académie française ne fait que leur délivrer un legs pieux qui leur a été destiné. Elle proclame en même temps, à haute voix, leurs actions ; elle se plaît à en répandre la connaissance au dehors, non pour leur procurer une vaine satisfaction d’amour-propre, mais pour servir d’instruction aux autres hommes ; pour émouvoir ceux qui en liront le simple récit, et faire naître dans tous les cœurs l’amour du bien, et le désir de les imiter.

Les philosophes, souvent, se sont montrés embarrassés pour définir la vertu, pour assigner ses caractères et la diviser en plusieurs classes. L’Académie n’y met pas tant de subtilité. Elle prend de préférence entre les vertus, quand il s’agit de déterminer ses choix, celle qui les contient, qui les inspire toutes ; celle où nous voyons l’homme, faisant abnégation de soi, employer tour à tour l’intrépidité, la force d’âme, la patience, le travail, le dévouement et toutes les richesses morales que Dieu lui a départies ; celle dont le propre est de se résoudre en bienfaits Cette vertu, qui dépasse la bienfaisance des anciens, qu’il ne faut pas non plus confondre avec la philanthropie moderne, et qui, née du sein de la morale évangélique, n’a trouvé son véritable nom que dans le vocabulaire du christianisme : cette vertu, c’est la charité.

L’Académie n’oublie pas non plus que la vertu, pour nous servir des expressions de Montaigne, « présuppose de la difficulté et du contraste ; » qu’elle refuse la facilité pour compagne, qu’elle est l’apanage d’un être souvent faible de sa nature, mais fort par sa volonté.

« Tant s’en faut, écrit le disciple de Montaigne[3], tant s’en faut que l’honneur soit deu à non mal faire, qu’il n’est pas deu à tout bien faire ; mais seulement à celuy qui est utile au public et où il y a de la peine, de la difficulté, du danger. »

Lorsqu’il s’agit de bienfaits surtout, nous admirons ces êtres secourables, qui, n’ayant rien, si ce n’est leurs cœurs, leurs bras, ont trouvé le moyen de devenir la providence des autres ceux qui, dans l’unique désir d’être agréables à Dieu en se rendant utiles à leurs semblables, ont donné tant qu’ils ont pu, et même au delà, « de ce qui faisoit de besoin ou estoit le plus cher ; » de ce qu’ils enlevaient à leur propre nécessité, pour subvenir à la nécessité d’autrui[4].

Voilà comment le legs que nous sommes chargés de leur délivrer, en même temps qu’il est un hommage à leur vertu, se tourne en de nouveaux bienfaits, et va, le plus souvent, dans leurs mains, servir à soulager de nouvelles infortunes. S’il est quelqu’un en qui brille, à un degré éminent, le mérite d’avoir beaucoup donné, quoique ne possédant rien, certes c’est JEANNE JUGAN.

Née à Cancale, Jeanne Jugan vint chercher à se placer comme servante, il y a plus de vingt-cinq ans, dans une petite ville de l’arrondissement de Saint-Malo, à Saint-Servan. Elle entra en dernier lieu dans une maison où l’on peut dire qu’elle était à l’école des bonnes œuvres. Sa maîtresse étant venue à mourir, Jeanne, dit naïvement la notice bretonne, se retira à sa part, c’est-à-dire, à sa part de charitables actions, à sa part de sollicitude pour les malheureux, à sa part de secours et de consolations à prodiguer. La maîtresse est morte ; la servante, qui n’a rien, la remplacera.

Or, voici ce que cette résolution, cette sorte de vœu a produit :

Une vieille aveugle, infirme et dans la misère, venait de perdre sa compagne, son unique soutien, une sœur âgée et dans la misère comme elle ; l’hiver de 1839 allait commencer. Comment un aveugle se passerait-il d’un appui où celle-ci trouvera-t-elle le sien ? Jeanne Jugan la fait transporter dans sa demeure. La voilà avec quelqu’un à nourrir et à soigner.

Une servante s’était dévouée à ses maîtres ; elle les avait servis d’abord fidèlement dans la prospérité, puis sans gages dans la détresse, puis en les nourrissant des fruits de son labeur et de ses propres épargnes ; l’âge, les infirmités, l’incapacité du travail, enfin l’isolement, étaient venus pour elle-même ses maîtres étaient morts ; elle était sans abri Jeanne Jugan l’emmène chez elle ; elles seront trois. La maison est petite, les ressources aussi la Providence y pourvoira.

D’autres malheureux viennent frapper à la porte de cette pauvre demeure, devenue comme une maison d’asile. Les vieillards abandonnés sont nombreux à Saint-Servan c’est une population de marins ; les flots et les fatigues d’un rude métier emportent brusquement l’homme tort de la famille, celui dont le travail fournit aux besoins de tous. Lui mort, les enfants, les vieux parents restent sans ressources ; Jeanne veut bien leur venir en aide, mais il lui faudra chercher une maison plus grande : elle trouve cette maison, elle la loue, elle déménage avec ses pauvres, elle s’y installe le 1er octobre 1841 ; un mois après, la maison est pleine ; douze pauvres gens y ont un abri.

Alors on en parle dans la ville, dans les classes aisées ; on va voir ; on admire et l’ordre et les soins, et les moyens ingénieux qui servent à une simple femme dénuée de tout bien à nourrir, à entretenir, à tenir content tout son monde ; on veut s’unir à cette bonne œuvre. Une maison plus spacieuse est acquise, on la cède à Jeanne ; mais on l’avertit bien c’est tout ce qu’on fera ; on ne peut contribuer à la dépense ; qu’elle y prenne garde, c’est elle seule que cette dépense regarde qu’elle ne multiplie pas trop son personnel : — « Donnez, donnez la maison, dit-elle ; si Dieu la remplit, Dieu ne l’abandonnera pas. »

Bientôt, au lieu de douze pauvres, elle en a vingt ; et aujourd’hui elle compte autour d’elle une famille de soixante-cinq malheureux des deux sexes, tous vieux ou infirmes, ou estropiés, ou atteints de maux incurables, tous arrachés à la misère dans leurs greniers, ou à la honte de mendier dans les rues, ou soustraits aux vices que le vagabondage traîne après soi.

Excitées par son exemple, trois personnes sont venues se joindre à Jeanne pour le service, vouées à toutes les occupations de l’intérieur le travail est organisé dans la maison, volontairement, selon l’aptitude et les facultés de chacun ; un médecin y visite gratuitement les malades ; il y a élevé une petite pharmacie en un mot, Jeanne Jugan a doté d’un véritable hospice la ville de Saint-Servan !

Messieurs, le plus grand nombre des hospices a été fondé par des communes ou par l’État. D’autres établissements du même genre l’ont été par des hommes riches, par des dispositions testamentaires, par des appels à la bienfaisance, à l’aide de souscriptions ou même de loteries savamment organisées l’hospice de Saint-Servan a été fondé par une pauvre servante qui n’avait pour richesses que sa charité.

Massillon a dit, en parlant des grands, que « la Providence se décharge sur eux du soin des faibles et des petits » : ici elle s’est déchargée sur le pauvre du soin des pauvres et des affligés.

Il faut voir comme Jeanne Jugan recrute les habitants de son hospice ! Il n’y a pas là de bureau, de registre, de pétition, de formule administrative.

Jeanne apprend qu’un vieux marin de soixante-douze ans est délaissé dans un caveau humide, couvert de quelques haillons, sur un lit de paille brisée, avec quelques morceaux de pain noir pour nourriture ; elle y court, elle le fait transporter chez elle : il sera l’un de ses commensaux.

Une petite fille vient de rester orpheline, sans parents aucuns ; elle n’a que cinq ans, elle est estropiée, personne n’en veut elle sera pour Jeanne Jugan.

Deux enfants de neuf à dix ans, qui manquaient de pain dans la maison paternelle, ont fui du fond de la basse Bretagne ; ils sont parvenus jusqu’à Saint-Servan ; ils errent dans les rues, frappent à toutes les portes au milieu de l’hiver, par un froid rigoureux, à l’entrée de la nuit ; tout reste fermé, nulle part on ne les recueille, partout on les renvoie. « II faut les conduire à Jeanne ! » s’écrie une voix, et Jeanne les prend, et les nourrit jusqu’à ce que, par les soins de l’administration, ils soient reconduits à leur famille. Et cette jeune fille de quatorze ans que ses parents, en fuyant de la ville à l’improviste, y ont abandonnée, qui ne sait que faire, qui ne sait où aller ! Déjà l’on s’en est emparé Rassurez-vous Jeanne Jugan est là ; elle l’arrache à des mains impures, elle ouvre un asile à sa vertu.

Une femme de mauvaises mœurs, fille dénaturée, s’est lassée de sa vieille mère sa mère coûte à nourrir, sa mère est dévorée par un ulcère horrible ; elle n’en veut plus ! Elle la dépose dans la rue en face de la maison de Jeanne, comme pour dire à celle-ci : Tu la prendras, si tu veux. Jeanne la prend en effet.

Mais il reste un problème qui se présente sans doute à l’esprit de chacun de vous : Comment est-il possible que Jeanne puisse suffire aux dépenses d’une telle maison ? Que vous dirai-je ! la Providence est grande, Jeanne est infatigable, Jeanne est éloquente, Jeanne a les prières, Jeanne a les larmes, Jeanne a le travail, Jeanne a son panier qu’elle emporte sans cesse à son bras et qu’elle rapporte toujours plein[5].

Sainte fille ! l’Académie dépose dans ce panier la somme dont elle peut disposer ; elle vous décerne un prix de 3,000 fr.

Maintenant, Messieurs, l’humanité va prendre une nouvelle forme.

Pierre Plaignaud, fils d’un cultivateur né à Manle, département de la Charente, est un brave militaire qui appartient à la gendarmerie de la marine, et dont la conduite, comme soldat, a toujours été louée par tous les chefs sous lesquels il a servi.

Le 23 juillet 18420, il se trouvait en surveillance à Libourne sur les bords de la rivière de l’Ile. Un enfant de treize ans, nommé Dumon, qui s’était hasardé sur une gabare, tombe à l’eau ; Plaignaud s’élance après lui un courant rapide entraînait la victime ; Plaignaud livrait une lutte désespérée pour la lui arracher ; le père de l’enfant courait éperdu sur la rive, en proie à des alternatives d’espérance et de terreur ; mais lorsqu’il eut vu le nageur plonger, replonger, recommencer encore, s’obstiner de nouveau, toujours en vain, sans pouvoir s’attacher même à un cadavre ; lorsqu’il le vit enfin, perdant ses forces, revenir, se jeter tout épuisé sur la berge, le père désespéré ne veut pas survivre à son fils, et se précipite lui-même dans le fleuve. À cette vue, Plaignaud se ranime ; sa vigueur lui est revenue, il est encore au milieu de l’eau cette fois, il n’a pas même à lutter contre les flots, mais à se débattre contre un homme qui repousse son secours plus heureux, toutefois, pour celui-ci, il le ramène, malgré lui, à la vie.

Le 12 janvier 1843, la Dordogne avait débordé, ses eaux avaient envahi plusieurs communes un villageois, aux approches de la nuit, accourt en hâte au bureau du port une maison dans le palus d’Arvayres est presque engloutie, les habitants réfugiés sur le toit appellent du secours ! À ce récit, Plaignaud s’émeut il se jette seul dans une frêle yole, et, malgré l’obscurité profonde malgré la tempête qui sévit avec violence, il arrive au but et ramène au rivage ceux qu’il avait été recueillir.

Pendant cinq jours et cinq nuits, il n’a pas quitté ces lieux de désolation, se portant sur tous les points d’où partaient des cris de détresse, sauvant à la nage une femme infirme âgée de soixante-trois ans, oubliée dans son lit ; un mari avec sa femme ; un père avec son petit-fils, plusieurs autres encore. Les personnes que dans ce désastre il a ainsi préservées d’une mort presque certaine, sont au nombre de sept[6]. L’Académie accorde à Pierre Plaignaud, que d’autres vertus privées recommandent encore à son choix, un prix de 2,000 fr.

Un troisième prix est donné à Suzanne Bichon, née à Bourgneuf, près la Rochelle, département de la Charente-Inférieure.

Entrée en 1823 au service des époux de Butler, Suzanne Bichon avait reçu de tout le voisinage le nom de la bonne Suzette. La famille qu’elle servait, riche autrefois, mais frappée par les événements de Saint-Domingue, n’était pas dans l’aisance. En 1830, M. de Butler ayant perdu une petite place de percepteur, qu’il occupait, la gêne de la famille devint extrême. De nombreux enfants, nul bien à soi, plus d’occupation lucrative, il fallut renoncer à l’unique serviteur que l’on eût, à la bonne Suzette. Madame de Butler, le désespoir dans le cœur, se mit elle-même à lui chercher une place, et on lui déclara qu’il fallait se séparer on n’avait plus le moyen d’acquitter les gages.

Se séparer ! quitter ses maîtres ! quitter ses chers enfants ! et pourquoi ? Qu’est-il besoin de gages ? Suzette n’en veut pas ; elle ne sera pas à charge à la famille, elle travaillera au dedans, au dehors s’il le faut ; elle conjure qu’on la garde, et lorsque enfin la délicatesse des époux de Butler, vaincue par cette insistance, a cédé, la bonne Suzette remercie en versant des larmes, comme si on venait de lui accorder un bienfait.

Dès ce moment, elle redouble à la fois de respect et de dévouement. Elle devient, dans des jours de cruelles épreuves, la seule ressource de cette maison et lorsque plus tard, témoin secret de tant de vertus, un honnête artisan veut s’acquérir ce trésor ; lorsqu’il presse Suzanne d’accepter l’intendance de son petit ménage, jetant sur lui un regard de regret et laissant échapper un soupir, Suzanne refuse : Il vous sera facile, dit-elle, de trouver une autre femme, « mes maîtres pourraient-ils se procurer une autre servante ? »

Nous ne la suivrons pas dans toutes les vicissitudes d’espérances déçues et de malheurs croissants qui, depuis quinze années, ont frappé ceux à qui elle avait lié son sort. De la Rochelle à Paris, de Paris à un village de la Manche, de ce village à Paris, elle est toujours la servante respectueuse, la providence tutélaire. Au moment où M. de Butler venait d’être réintégré comme percepteur dans l’administration des finances, en 1843, il mourut, laissant sa veuve et six enfants dans la plus profonde détresse, mais avec Suzanne Bichon.

Alors commença entre ces deux nobles femmes un combat de courage et de générosité. Madame de Butler résolut de se placer et de gagner à son tour, s’il était possible, le pain de sa famille. Suzanne s’y opposait ; son cœur se révoltait à l’idée de voir une personne qui lui était si chère descendre ainsi du rang qu’elle avait jusqu’alors occupé ; elle avait des espérances mensongères, elle avait des ressources supposées, elle avait mille ruses ingénieuses pour retarder chaque jour le parti que sa maîtresse voulait prendre. Enfin, la mère l’emporta madame de Butler devient dame de compagnie, et Suzanne, retirée aux Batignolles, prit pour elle la charge des petits enfants.

Son amour pour les orphelins décuplait ses forces ; mais que de peines ! que de privations ! Elle les renfermait en elle, elle les cachait à la mère ; la position de celle-ci ne lui permettait guère de venir à leur secours ira-t-elle briser son courage, augmenter ses chagrins, déjà si cruels ! Suzanne faisait argent de tout, elle vendait tout, jusqu’à ses vêtements puis elle souriait, et tout paraissait aller bien, quand la pauvre mère venait les visiter.

« Au moment où nous traçons ces lignes, dit la notice envoyée à l’Académie, si vous pénétrez dans une modeste chambre aux Batignolles, vous trouverez dans leurs berceaux trois orphelins ; autour de ces berceaux, deux femmes ; l’une verse des larmes en les contemplant, inquiète qu’elle est de l’avenir ; l’autre, en étendant sa main vers le ciel, lui dit d’espérer ! » — Et celle-ci est Suzanne Bichon[7].

L’Académie lui accorde un prix de 1,500 fr.

Les actes de vertu auxquels l’Académie a décerné trois prix, se reproduisent sous des formes analogues, quoique avec des détails variés, et ont déterminé la distribution de dix-sept médailles huit de 1,000 fr. neuf de 500 fr.

Le courage qui affronte le danger, qui lutte contre les éléments, et qui se présente à nous avec une liste de plusieurs vies arrachées aux flots, nous le trouvons chez Louis-Henri Panier, dit Henriton, marinier de Saint-Mammès, que la société générale des naufrages pour toutes les nations a décoré du brevet honorable de Sauveteur-maître.

Le long dévouement domestique à des maîtres accablés par la mauvaise fortune, nourris dans la détresse, soignés dans les infirmités, consolés, soutenus, et toujours servis avec respect, nous est offert par sept pauvres femmes, qui toutes, lorsqu’il est question de les proposer pour un des prix Montyon, conjurent qu’il ne soit fait aucune mention d’elles, et n’y consentent que sur l’idée que ces prix pourront les aider à adoucir les privations de ceux à qui elles ont dévoué leur existence.

La bienfaisance qui se prodigue à tous les êtres souffrants, qui les accueille, va les chercher, et choisit de préférence ceux que tout le monde abandonne, fait l’objet de trois de ces médailles, accordées à des femmes pauvres elles-mêmes, en qui se justifie bien cette vérité que « le bienfait et le mérite n’est pas proprement ce qui se donne, se voit, se touche, ceci n’est que la matière grosse, la marque, la montre ; — mais c’est la bonne volonté. — Le dehors est quelquefois petit et le dedans est très-grand »

Les sentiments affectueux de la famille sont des inspirations si naturelles à l’homme, que les soins donnés à des proches ne sont ordinairement que l’accomplissement d’un devoir. Cependant, il est un point où ces sentiments et ces actes arrivent jusqu’à la hauteur du sacrifice, jusqu’à l’énergie des efforts qui constituent la vertu. L’Académie consacre deux médailles à les récompenser. L’une de ces médailles est destinée à Catherine Lafage. — « Qu’allez-vous faire à l’hospice ? disait-on à cette vertueuse fille ; est-ce que vous voudriez y placer votre mère ? » — « Non, certes ! répondit-elle ; j’espère que Dieu me conservera la santé, et que mon travail pourra continuer de la nourrir ; mais je vais voir comment les sœurs de la charité soignent les malades pour apprendre à les soigner comme elles. » Et pendant plus de vingt ans, elle a mis ces leçons en pratique auprès de ses parents infirmes et malheureux[8].

Enfin, de tous ceux dont la misère provoque nos secours, quels sont ceux dont la voix, quoique la plus faible, résonne le plus dans nos cœurs ; sur lesquels la compassion douce et tendre se repose avec le plus de complaisance pour qui les caractères réputés les plus rudes perdent soudainement leur apparente insensibilité ? Ne sont-ce pas ces créatures innocentes, pauvres petits êtres abandonnés ou restés seuls, prêts à s’appuyer sur la première main qu’ils peuvent saisir, à qui l’on ne peut rien reprocher de leur infortune, et qui ne peuvent rien contre elle ; car ils ne la comprennent même pas !

L’Académie décerne quatre médailles pour des orphelins recueillis, pour une paternité d’adoption qui est venue réparer les torts ou la perte de la paternité véritable.

Parmi les personnes à qui ces médailles sont accordées, il en est pourtant deux que je veux vous signaler particulièrement.

L’une est la veuve Clément : c’est ainsi qu’on la nomme, quoiqu’elle n’ait jamais été mariée.

La veuve Clément est une fruitière qui a commencé son état en promenant le matin quelques paniers de fruits dans la rue Saint-Honoré, de l’église Saint-Roch au Palais-Royal, et qui a fini par avoir pour magasin, au n° 290 de cette rue, une porte cochère achalandée de tout le voisinage.

Si l’on demande son origine, je dirai que, fille d’un chirurgien de Paris, elle perdit de bonne heure sa mère, puis son père, frappé de démence par ses revers et placé d’autorité à Bicêtre. Sa jeunesse se passe à soigner ce père qui n’avait pas même assez de lueur de raison pour reconnaître sa fille. Quand elle l’eut perdu, il ne lui restait, de la position où sa naissance semblait l’avoir appelée, rien, pas même l’éducation.

Après avoir vécu dix-sept ans dans la domesticité, au chevet d’une nouvelle malade, qui fut sa première, sa seule maîtresse à qui elle ferma les yeux, Marguerite Clément voulut se faire une manière d’exister moins dépendante ; ce fut alors qu’elle devint revendeuse de fruits par la rue, et finalement fruitière sous une porte cochère.

Un jour, un pauvre petit de cinq ans à peine était accroupi près de son étalage il regardait d’un œil d’envie tantôt les paniers, tantôt le déjeuner qu’elle s’apprêtait à prendre, et il pleurait : — Qu’as-tu donc à pleurer, mon enfant ? lui dit-elle. — L’enfant avait faim : elle partagea ses vivres avec lui, et bientôt, ranimé par un repas frugal, le voilà qui veut se rendre utile, qui cherche à ranger les paniers sur le trottoir, et fait le guet contre les maraudeurs. Dans la journée on devint bons amis ; à la nuit, il ne voulait plus s’en aller ; alors vinrent les confidences.

Sa mère était morte ; son père avait pris une autre femme qui avait elle-même un enfant ; celui-ci avait la préférence, les mauvais traitements étaient pour l’enfant du premier lit ; le soir on le recevait mal ; on le battait à la maison et dès le point du jour, presque tous les matins, on le mettait à la porte avec un ou deux sous, en lui disant : « Va chercher ta vie ! »

« Eh bien ! dit la bonne Marguerite, viens ici tous les jours, tu mangeras avec moi. » — Une semaine ne s’était pas écoulée, qu’elle avait été trouver le père ; elle en avait obtenu l’autorisation de se charger de l’enfant ; elle l’avait amené, installé près d’elle ; en un mot, Louis Riquet, c’était son nom, était devenu son fils d’adoption.

Ce n’est pas tout de vouloir être mère ; il faut savoir en remplir la sainte mission. Ce devoir, vous l’avez compris, bonne Marguerite ! vous l’avez accompli avec sollicitude, avec tendresse, avec simplicité, avec le sentiment religieux que réclame un pareil titre, sans vouloir rien usurper sur ce que le fils doit toujours à son père par le sang et voilà plus de douze ans que cela dure ! Vous avez songé au présent et à l’avenir de votre enfant adoptif, en veillant sur son instruction, sa religion, sa conduite, son initiation à quelque gagne-pain futur.

Dieu a béni vos efforts ; la Société des Amis de l’Enfance a joint son adoption à la vôtre ; vos bonnes semences ont fructifié dans l’âme de Louis Riquet ; aujourd’hui adolescent, pourvu bientôt d’une profession utile, il promet à la société un honnête homme et à vous un fils toujours reconnaissant[9].

L’Académie a décerné à Marguerite Clément une médaille de 1,000 francs ; nous sommes bien sûrs qu’il en reviendra quelque chose à l’établissement de Louis Riquet, qui est sur le point de terminer son apprentissage de ferblantier.

À côté de la veuve Clément, je placerai Anne le Scars, femme le Taridec, brave fermière de la commune d’Ergué-Armel, dans le département du Finistère. La ferme n’est pas grande ; le revenu n’est que de 80 fr. par an.

Là, Anne le Taridec a reçu successivement de l’hospice civil de Quimper des enfants abandonnés à nourrir. Les prix alloués par l’administration varient, suivant l’âge du nourrisson, de 5 à 7 fr. par mois. Passé douze ans, il n’est plus rien payé.

Mais quoi ! du moment qu’Anne le Taridec a emporté un de ces orphelins, il est son enfant ; elle ne peut plus s’en séparer ; elle les nourrit, les habille, les élève, les voit grandir ; elle les place, les marie et les dote, et ne cesse de les regarder comme siens. — Elle en compte déjà seize. N’est-ce pas aussi là une ferme modèle ?

II faut la voir lorsqu’elle va à l’église ou qu’elle se présente à l’administration environnée de cette famille filles et garçons, depuis l’âge de vingt ans, dix-huit ans, jusqu’à l’âge où ils marchent à peine, tous proprement, tous bravement vêtus, la santé, le contentement répandus dans tous les traits, se pressant à l’envi autour d’elle, sans qu’aucun d’eux paraisse se douter qu’elle n’est pas sa véritable mère[10].

L’Académie lui a attribué une médaille de cinq cents francs.

J’aurais encore, Messieurs, beaucoup d’autres faits à vous raconter, puisque l’Académie a donné dix-sept médailles. Mais, pour soutenir l’attention dans ce long détail, il faudrait avoir le talent de l’ingénieux écrivain[11] qui, l’an dernier, remplissait le même devoir. Heureux à faire naître l’intérêt sur la scène pour des sujets fictifs et de pure imagination, quel secours son art, devenu plus puissant, ne trouvait-il pas dans la vérité même, lorsqu’il exposait, dans cette enceinte, ces actes de vertu comme autant de petits drames, dont le dénoûment était toujours couronné par des applaudissements

Moins habile, je dois me restreindre. Je veux seulement terminer par une réflexion.

Les pauvres seuls sont couronnés dans ces solennités, et je vois déjà la malveillance toute prête d’en conclure que les pauvres seuls méritent apparemment cet honneur !

Ce serait à la fois une erreur et une injustice. Il est des vertus de toute sorte ; il en est dans tous les rangs, dans toutes les classes de la société. Si quelques-unes sont révélées, beaucoup restent dans l’obscurité et produisent le bien sans apparaître, semblables à des feux qui répandent leur chaleur et ne s’environnent pas de lumière. Pour ceux-là, en si grand nombre, dont les bienfaits et le mérite demeurent cachés, j’invoquerais quelque chose d’analogue à ce culte mystérieux que les anciens réservaient aux dieux inconnus !

Toutefois, parmi les actes de bienfaisance que la reconnaissance publie, on conçoit que l’opinion attache plus de prix aux charités des pauvres qu’à celles du riche. Le riche est censé ne donner que son superflu ; en cela, il remplit un devoir ; on ne se croit point tenu de lui en savoir gré. Le pauvre, au contraire, ne peut être charitable qu’aux dépens de son nécessaire là commence l’effort, et par conséquent la vertu.

Et pourtant, sous d’autres points de vue, les bienfaits du riche ont aussi leur côté vertueux. N’en est-il donc point parmi eux qui donnent, pour ainsi dire, jusqu’à épuisement ? On les croirait avares, si en les voyant sordides pour eux-mêmes au sein de l’opulence, ceux qui partagent leur intimité ne savaient qu’ils ne se refusent tout à eux-mêmes que pour donner davantage aux malheureux.

La manière de donner n’ajoute-t-elle pas aussi à la valeur de ce qu’on donne ? Le riche qui distribue ses dons avec amour, avec intelligence, ne trouve-t-il pas, dans sa supériorité même, de puissants moyens de consolation, de soulagement propres à relever le courage, à soutenir l’espérance du pauvre ? Les soins personnels, les visites, l’accueil bienveillant, les secours qu’on distribue soi-même, les conseils dont on les accompagne, l’éducation quelquefois procurée, tout cela n’est-il pas d’un prix infini, d’un prix supérieur peut-être à l’acte matériel de partager le morceau de pain qu’on a avec le pauvre qui n’en a point ?

Les femmes surtout, lorsqu’elles s’adonnent à la bienfaisance, n’ont-elles pas mille moyens ingénieux de la multiplier et de la rendre plus touchante et plus féconde ? Entourées chez elles des recherches d’un luxe délicat, souvent elles ne craignent pas de s’en séparer pour aller dans l’asile du pauvre surmonter la répugnance qu’inspirent une extrême misère ou de dégoûtantes infirmités. Partout on les voit s’intéresser aux institutions que le génie du bien suscite pour le soulagement de l’humanité. Les pauvres femmes, les orphelins, tous les êtres faibles, sont l’objet de leur prédilection et ne dois-je pas aussi une mention spéciale à cette récente fondation des crèches, qui, à peine créées[12], viennent, par le concours des dames, de recevoir tant de précieux encouragements ?

Dans ce concours angélique d’âmes généreuses et compatissantes adonnées à toutes sortes de bonnes œuvres, n’avons-nous pas déjà nommé au fond de nos cœurs Celle qui donne à la France l’auguste exemple de toutes les vertus chrétiennes, et qui nous offre le modèle le plus parfait de cette charité noble, active, ingénieuse, infatigable, exercée avec une sollicitude qui peut bien quelquefois, dans l’immensité des dons qu’elle répand, se voir surprise ou trompée, mais qui prend toujours ses inspirations dans l’amour du prochain le plus pur et le plus vrai, comme elle puise sa force dans le sentiment, modeste et sincère, du pieux patronage que la Religion commande aux grands de la terre d’exercer envers les faibles et les malheureux[13] ?

Enfin, ne dirons-nous rien de cet homme de bien, dont nous distribuons ici les bienfaits ; lui qui a trouvé le moyen, en soulageant la misère, d’inspirer la vertu et de créer l’émulation au sein de la charité ?

M. de Montyon[14], riche magistrat du dernier siècle, s’était de bonne heure signalé par d’ingénieuses fondations. La révolution en interrompit le cours lui-même se vit forcé d’émigrer ; heureusement sa fortune avait pris les devants, il la trouva en pays étranger. Là, ses premières largesses furent pour ses compagnons d’infortune le pain qu’il leur donnait n’était pas amer comme celui de l’étranger ! Rentré en France, il reprit le cours de ses bonnes œuvres avec une intelligence qui annonçait, si l’on peut parler ainsi, son progrès dans l’art de faire le bien.

Il rajeunit ses anciennes fondations, il en institua de nouvelles. D’abord, c’est un prix pour récompenser l’ouvrage le plus utile aux mœurs ; puis un autre pour récompenser les actes de vertu ; il consacre des fonds pour le rachat des effets déposés par les pauvres aux Monts-de-Piété ; il accorde des encouragements aux enfants de troupe ; il dote richement les hospices, et non content de songer aux pauvres malades, il étend sa sollicitude jusque sur les pauvres convalescents. Toute sa fortune, de plusieurs millions, est consacrée à ces nobles emplois. Pendant sa longue vie, il avait été le bienfaiteur anonyme des lettres et de l’humanité ; son testament seul a divulgué l’étendue de ses bienfaits.

La vie d’un tel riche. Messieurs, ne fut-elle pas aussi une vie vertueuse, une vie dont les actes ne sauraient être récompensés par une médaille ou par un prix vulgaire, mais dont le souvenir mérite d’être consacré par les âges futurs, et qui doit rester entourée de cette vénération profonde et sincère que la postérité doit surtout garder à la vertu !

 

[1] Bentham.

[2] Charron.

[3] Charron.

[4] In beneficio hoc suscipiendum quod alteri dedit, ablaturus sibi, utilitatis suae oblitus. — Sénèque, de Beneficiis, liv. V, ch. 2.

[5] (Faits attestés par le maire, les membres du conseil municipal, le curé de Saint-Servan et le sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Malo.

[6] Faits attestés par le président du tribunal, le procureur du roi, curé, plusieurs autorités maritimes, et un grand nombre d’habitants notables de Libourne.

[7] Faits attestés par madame de Butler et par un grand nombre de personnes recommandables de la Rochelle.

[8] Voyez dans la notice, n° XVI.

[9] Faits attestés par le propriétaire et plusieurs locataires de la maison, rue Saint-Honoré, 290 par le curé de Saint-Roch ; par le directeur des frères des Écoles chrétiennes ; par le chef d’institution chez qui l’enfant a été placé ; par son chef d’apprentissage et divers membres de la Société des Amis de l’Enfance, etc., etc.

[10] Faits signalés par la commission administrative de l’hospice civil de Quimper, par le conseil général et par le préfet du Finistère.

[11] M. Eugène Scribe.

[12] L’idée de cette institution est due à M. Marbeau, avocat, adjoint au maire du 1er arrondissement.

[13] S. M. la reine tient à honneur d’être la première Dame de chanté de France. Elle est PROTECTRICE de la Société de charité maternelle de France, et spécialement Présidente de celle de Paris. Ces sociétés, partout où elles sont établies, ont pour but de secourir les pauvres femmes en couches, de pourvoir à leurs besoins, et de les encourager à allaiter elles-mêmes leurs enfants. — Viennent ensuite les dons à domicile, les secours aux veuves, aux orphelins, les éducations des enfants pauvres et délaissés, surtout dans les familles des marins, des militaires.

[14] Né en 1733, mort en 1820, à 87 ans.