DISCOURS SUR LES PRIX
QUE L’ACADEMIE Françoise distribue,
prononcé le 25 Août Fête de Saint Louis 1714
par M. HOUDAR DE LA MOTTE, Directeur de l’Académie.
MESSIEURS,
Nous nous sommes aperçus cette année que l’émulation se refroidissait, non par la qualité des ouvrages qui nous ont fait souhaiter d’avoir plus d’un prix à distribuer, mais par le nombre des prétendants, qui s’est trouvé moindre qu’à l’ordinaire.
Dans la place où le sort m’a mis, c’est à moi de ranimer au nom de l’Académie Françoise, cet amour d’une gloire si précieuse à la Nation, si propre à y maintenir l’éclat des talents, plus désirable peut-être que celui des armes ; puisque cette supériorité littéraire ne peut exciter chez nos voisins que des jalousies utiles, & qui loin de troubler le repos des uns ni des autres, ne feraient que hâter les progrès de l’esprit & notre perfection commune.
Heureux ces combats paisibles qui font autant d’honneur à l’homme que les combats sanglants devraient lui causer de honte heureuses ces luttes du génie, où les vainqueurs n’obtiennent qu’une admiration qui les fait aimer, & où les vaincus acquièrent encore de nouvelles forces par les secours qu’ils reçoivent des vainqueurs mêmes
La Paix que la prudence & la victoire se font disputé l’honneur de nous ramener, va rendre aux Muses ce loisir précieux qui leur est si nécessaire. Elles peuvent déformais chanter leur propre repos & en répandre les fruits dans l’Univers. Ce serait peu que la paix ne rendît aux hommes que la tranquillité & l’abondance : ils sont nés pour une félicité plus délicate ; & ils ne sont heureux comme il leur convient de l’être, qu’à mesure qu’ils étendent leurs connaissances & qu’ils perfectionnent leurs talents.
Puisse renaître parmi nous cette émulation qui a donné tant de grands hommes à la France ; qui par tant d’ouvrages célèbres a rendu notre langue si chère aux étrangers, & qui la rendra même nécessaire à la postérité.
Que ne pouvons-nous animer les Auteurs par les plus grandes récompenses Que ne pouvons-nous proportionner les couronnes au mérite, & assurer la fortune d’un Orateur ou d’un Poète par la distribution d’un seul prix nous n’avons presque que de l’honneur à vous offrir ; mais c’est le trésor le plus cher aux belles âmes ; & vous avez du moins cet avantage en travaillant pour vous voir couronnez de nos mains, qu’on ne peut vous supposer qu’un intérêt noble & généreux que la vertu même ne distingue pas du désintéressement.
Rappelez-vous ces jeux si fameux de la Grèce, devenus par leur célébrité l’époque de son Histoire ces jeux où l’on venait de si loin, avec tant de dépense & d’appareil, où les Héros disputaient le prix au nom des Villes entières, & où les Rois mêmes cherchaient à augmenter leur Majesté du titre de vainqueur. Ils ne s’y proposaient qu’une couronne d’Olivier, & les acclamations des Peuples. Nous n’offrons pas de moindres avantages à ceux qui triomphent ici : nous leur promettons un nom, mais un nom autant au-dessus de celui que méritaient ces vainqueurs des jeux olympiques, que la beauté & les lumières de l’esprit sont au-dessus de la vigueur & de la souplesse du corps.
Les Sujets que nous proposons ne doivent-ils pas encore exciter votre ardeur ? L’Éloquence y travaille pour la Religion : l’Orateur en méditant son sujet en doit devenir plus vertueux, & en le traitant avec zèle il communique aux autres les vérités salutaires qui l’ont pénétré. Quelques gens aimeraient mieux une morale toute humaine & indépendante du Christianisme : ils pensent que l’esprit en aurait occasion de briller davantage, & que les fleurs de l’Éloquence s’y assortiraient mieux qu’à l’austérité Chrétienne.
Vain préjugé qui ne prouve en eux que l’ignorance de l’éloquence & de la morale même. Ils ignorent l’Éloquence s’ils ne savent pas que c’est la vérité & l’importance de fa matière qui fait fa plus grande force, & ils ignorent la morale s’ils ne savent pas qu’elle n’a de ferme fondement que la Religion, qu’elle demeure sans règle & sans motifs, si la Religion ne l’éclaire & ne l’anime, & qu’elle ne serait jamais qu’une spéculation froide de l’esprit, si la connaissance d’un Législateur secourable, qui est lui-même le modèle & la récompense de la vertu qu’il commande, n’en faisait, pour ainsi dire, la passion dominante du cœur.
C’est à cette nécessité de connaître la Religion que se réduisent tous nos Sujets. Nous prenons la morale dans fa source ; & nous donnons lieu ainsi à l’Éloquence Françoise de mériter le nom de divine à plus juste titre que celle des Cicérons & des Demosthènes.
Si nous sanctifions l’Éloquence, nous ne laissons rien de profane à la Poésie. Nous voulons qu’elle nous aide à payer ce tribut d’éloges que nous devons à notre auguste Protecteur : mais ces éloges mêmes font religieux, & l’encens qu’elle brûle pour LOUIS, elle le peut brûler jusques sur l’Autel. Autant d’actions qu’elle célèbre, autant d’exemples de vertu qu’elle propose aux hommes, autant d’hommages qu’elle rend à Dieu qui en est le principe & la fin. Elle loue un Héros, mais un Héros Chrétien, un Roi qui n’est puissant que pour la Justice, qui n’applaudit qu’à des vertus pures, & qui couvre la valeur même d’infamie, quand elle n’est qu’orgueil & que vengeance ; un Roi qui rejette tout pacte avec l’erreur, qui étend le règne de la vérité jusqu’aux Isles lointaines, & qui ne connaît de politique que le zèle prudent de la Religion ; un Roi qui supérieur aux prospérités, sait s’arrêter au milieu de ses conquêtes, quand le repos du monde veut qu’il cesse de vaincre, & qui supérieur au disgrâces, sait rappeler la victoire à force de fermeté, quand l’intérêt de son Peuple veut qu’il vainque encore ; un Roi enfin en qui tout est grand, parce qu’il se dépouille de fa grandeur devant celui dont il la tient. Voilà le Tableau que les Poètes, ont à tracer. La matière croît à mesure qu’ils y travaillent : loin d’être réduits à rien répéter, ils ne sauraient même tout dire. Ils n’ont qu’un Héros à représenter, mais il faut peindre en lui toutes les vertus.
Que le génie s’échauffe donc d’une nouvelle émulation ; qu’il satisfasse de toutes ses forces à ce double devoir de Religion & de justice ; qu’il prouve sans cesse qu’il n’y a point de véritable vertu sans piété, & qu’il en propose sans cesse un exemple dans le Monarque dont nous jouissons ; non pour le rassasier d’une louange qu’il ne cherche pas, mais pour laisser à la postérité des monuments de notre zèle, & pour apprendre aux Rois à venir ce qu’ils doivent être.
Quelquefois les Auteurs assez courageux pour l’entreprendre, se trouvent embarrassez dans l’exécution : ils ne savent pas, disent-ils, quel est notre goût, ni à quelle espèce d’Éloquence ou de Poésie nous laissons emporter nos suffrages.
Nos principes font simples. Nous voulons dans l’Éloquence, que l’Orateur établisse clairement ce qu’il doit prouver, qu’il marche ensuite de preuve en preuve, sans perdre le tems à des beautés étrangères, & que croissant toujours en raisonnement, jusqu’à ce qu’il ait épuisé son sujet, nous nous sentions convaincus, avant que nous réfléchissions, qu’il nous a su plaire.
Ce n’est pas que nous nous contentions d’une sécheresse dogmatique, qui éclaire inutilement, puisqu’elle ne touche point. L’Éloquence doit aller au cœur, & flatter même l’oreille, mais ce ne doit être que pour donner plus de force à la vérité. Il faut que le raisonnement prenne toutes fortes de formes, mais sans cesser d’être pressant ; il peut même se cacher quelquefois pourvu qu’il se fasse toujours sentir, & que dans le même temps qu’il intéresse le cœur par la passion, & qu’il flatte l’imagination par les tours, il saisisse l’esprit par une liaison d’idées & par une force de conséquences qui arrache son consentement.
Il y a deux pièges qui, tout connus qu’ils font, n’en font guère plus évitez. Quelques Auteurs, pour vouloir être sublimes se perdent dans des idées confuses, qui n’ont souvent d’élévation que- leur obscurité : ils ne développent point aux autres ce qu’ils n’ont point démêlé eux-mêmes : & trop charmez de quelques termes éblouissants, ils ne s’embarrassent guère que le sens même soit lumineux. Les autres contents d’un vrai trivial & d’une clarté trop familière, ne disent rien qui ne paroisse plutôt le fruit de leur mémoire que celui de leur réflexion. Cela n’est-il pas vrai, disent-ils ? Ne m’entend-on pas ? Oui, mais nous voulons un vrai de recherche, qui nous instruise ; & une clarté élégante qui nous fasse voir un grand sens dans toute fa dignité.
Nous avouions encore que la pureté de la langue nous est chère. L’Académie ne souffre point qu’on viole des règles qu’elle doit maintenir : mais cependant nous les subordonnons au génie & au jugement & nous pardonnerons toujours quelques fautes de langage, quand la solidité du sens & la beauté des tours demanderont grâce pour elles.
La Poésie n’est qu’une Éloquence plus amoureuse de la fiction & plus hardie, quoique plus contrainte ; mais fa hardiesse ne l’affranchit pas de la raison : fa contrainte ne la dispense pas de l’exactitude ; & elle ne doit feindre que de l’aveu & au profit de la vérité.
Nous voulons donc que les Poètes prennent l’essor, mais un essor sage & qui ne les fasse pas perdre de vue : nous n’approuvons que les hardiesses heureuses ; & comment peuvent-elles être heureuses que par la convenance des tours avec les sentiments, & par celle des expressions avec les pensées ? Celui qui pense d’une maniéré neuve, s’exprime aussi avec un tour original : il étend la langue sans multiplier les termes, & l’alliance nouvelle qu’il fait des mots, dans la nécessité de rendre des pensées singulières, y fait apercevoir un sens fin & délicat, qui nous échappait auparavant, mais qui nous paraît naturel, dans le temps même qu’il nous étonne.
Voilà le génie que nous demandons dans les Poètes. Qu’ils ne s’imaginent pas que les fougues & les écarts en puissent tenir lieu. Nous voyons quelquefois des odes qu’il semble qu’on n’ait nommées Pindariques que pour en excuser le désordre & la bizarrerie.
Pourquoi faire cette injure à Pindare, de penser que tout son Art fût de n’en point avoir ? c’était au contraire, par une ressource de l’Art même, qu’il savait joindre au fonds stérile de ses Sujets les beautés qui en étaient les plus voisines. Tout ce qu’il dit appartient à ceux dont il parle, ou à ceux devant qui il parle. La Grèce assemblée n’était pas moins son objet que les vainqueurs des jeux olympiques : on découvrait alors, dans les choses une liaison que le lointain des temps nous dérobe ; & en un mot, ses prétendus égarements ne pouvaient plaire qu’autant que l’on en sentait les raisons & la convenance.
Quand il serait vrai que le Poète Thébain serait tombé à cet égard dans quelques excès, la raison réclamerait contre son autorité. C’est une maxime indépendante de tout exemple, que rien n’est beau qu’à fa place ; & l’Académie déclare qu’elle mesurera toujours à cette règle toutes les beautés des ouvrages.
Que la Poésie ne se fasse jamais de fa contrainte un prétexte de relâchements & de licences. Les règles des vers n’ont été inventées que pour flatter l’oreille ; & elles ne se font affermies & perfectionnées que par une expérience suivie de ce qui la charmait davantage : mais il faut toujours se souvenir que l’oreille n’est point flattée, si le jugement n’est d’accord de son plaisir ; & que l’harmonie la plus parfaite demeure sans effet, si la raison n’en est le plus grand charme. C’est à les concilier l’une avec l’autre que consiste la perfection de l’Art. Le bon Poète est celui-là seul qui sait tourner toutes les difficultés à l’avantage de la raison, qui ne rime richement, que pour s’en exprimer mieux, qui n’est fidèle au repos du vers, que pour en être plus clair, & qui n’emploie les mots nobles, qu’afin que le sens en soit plus fort & plus élevé.
Quant à la fiction qui doit régner dans la Poésie, il est à propos de développer ce principe qui faute d’être bien connu, jette souvent les Poètes dans une erreur grossière. Ils s’imaginent qu’il faut toujours des fables & des prosopopées : ils refuseront le nom de Poésie à une Epitre élégamment raisonnée parce qu’il n’y aura pas de fiction, selon l’idée qu’ils s’en forment. Qu’ils apprennent cependant qu’il y a une fiction de détail & renaissante à chaque instant, plus précieuse que ces fictions générales dont la plupart des Poètes se contentent. Ils prennent pour un chef-d’œuvre poétique, d’avoir inventé quelque action insipide entre la Paix & la Victoire, entre Mars & Minerve ; & pour en avoir fait des personnages d’un Poème froid d’ailleurs & souvent froid par la fiction même, ils se flattent fièrement d’être au-dessus de ceux qui ont traité le même sujet sans fable.
Nous estimons les fables ingénieuses tout ce qu’elles valent : mais nous ne les jugeons pas absolument nécessaires dans la Poésie : ce qui nous y paraît indispensable, c’est une fiction régnante, une fiction de figures & de tours, qui donne de la vie à tout, qui mette la raison même en Images, qui fasse agir & raisonner les vertus & les vices, & qui en peignant les passions fasse quelquefois sentir d’un seul mot de génie, leur principe, leurs stratagèmes & leurs effets. C’est cette forte de fiction qui fait le Poète : l’autre n’est qu’un premier effort de l’esprit, celle-ci en est un effort continué sans relâche ; elle est la source d’un plaisir toujours nouveau pour les Lecteurs, & ce n’est que par là qu’on peut maitriser leur attention...
Il est difficile sans doute de suivre invariablement ces principes ; nous savons par nous-mêmes ce que le beau coûte à trouver ; nous n’ignorons pas qu’il échappe quelquefois aux plus habiles, que les vers mêmes excellents ne font pas irréprochables ; & si le prix ne se donnait qu’à la perfection, l’Académie elle-même ne se flatterait pas de le mériter. Ainsi ne craignez pas que nous soyons sévères jusqu’à l’excès ; nous n’excluons les ouvrages que quand les endroits heureux n’y rachètent pas suffisamment les faiblesses. Nous ne remettons jamais 1e prix qu’à regret, & quand la compensation la plus favorable des beautés & des négligences n’a pu justifier assez les Auteurs.
Instruits qu’ils font à présent de nos préceptes, qu’ils travaillent avec confiance & avec émulation. Le moyen le plus sûr de perfectionner leurs talents, c’est d’aspirer à un prix que des Juges éclairez dispensent, & de le disputer à des concurrents qu’on doit toujours supposer redoutables. Cette double vue de Juges qu’il faut satisfaire & de rivaux qu’il faut surpasser, fait faire à l’esprit tout l’effort dont il est capable ; un Auteur qui sans concurrence, abandonne un ouvrage au Public, se contente d’ordinaire de le trouver bon ; celui qui dispute un prix veut que son ouvrage soit le meilleur. Son ambition est un censeur qui ne lui pardonne rien : elle étend ses lumières ; elle soutient fa vigilance ; elle l’avertit sans cesse qu’il n’a pas assez bien fait s’il peut faire mieux : & la crainte d’être vaincu par un autre, fait pour ainsi dire, qu’il se surpasse lui-même.
Vous avez cette consolation que l’Académie est aussi attentive à juger équitablement que vous pouvez l’être à travailler avec succès. Elle sent toute l’importance de l’honneur qu’elle distribue ; elle en voit toutes les fuites, & nous savons qu’en couronnant un Orateur ou un Poète, nous décidons quelquefois de fa fortune, & même de son mérite à venir.
Oui, cette première réputation que nous donnons, enfante quelquefois dans la fuite les meilleurs ouvrages. Rien ne soutient plus les Auteurs, qu’un nom déjà acquis. Ils ne veulent point déchoir du rang où ils se font élevez ; & devenus plus sensibles à la gloire par l’essai même qu’ils en ont fait, ils redoublent leurs efforts pour accroître encore celle dont ils jouissent. C’est peut-être à ces premiers succès que nous devons, & la tragédie de Penelope, où la passion sert si bien la vertu, & cette traduction généreuse des Philippiques qui semble avoir ranimé Demosthènes, & cette fameuse pluralité des mondes, ouvrage moins singulier encore par fa matière profonde & épineuse que par ses ornements inespérés.
Que de motifs pour nous rendre précautionnez dans nos jugements ! Ajoutez que par là nous nous préparons des confrères, & qu’autant de couronnes qu’on remporte ici, font autant de droits qu’on acquiert à une place qui fera toujours l’ambition des gens de Lettres.
Voilà, MESSIEURS, tout ce que nous envisageons en décidant du prix. C’est un devoir sacré pour nous de ne le donner qu’au mérite ; & quelques lumières qu’on doive supposer à l’Académie Françoise, il lui arrivera plutôt de se tromper, que de se relâcher sur l’attention qu’elle doit à la Justice.