Discours sur la vertu
Il était une fois un vieux cauchemar. Bien cruel, bien humiliant, bien ennuyeux. Vous avez reconnu sa famille : un cauchemar scolaire. Je croyais l’avoir écrasé sous le poids des années, je croyais l’avoir égaré dans tous mes voyages, je croyais l’avoir intimidé par ce bel habit vert-jaune. C’était mal connaître la nature indestructible de ce malveillant compagnon.
Après un été pluvieux, septembre 2000 ne s’annonçait pas vilain. La séance du dictionnaire venait de s’achever sur le mot « ministre ». Un rayon de lumière pâle frappait doucement, presque tendrement, l’épaule de Jacqueline de Romilly. Avec mes voisins, François et Jean-Marie, nous évoquions nos graves sujets habituels : l’audace des femmes mariées et les tracas de la République. Bref, un jeudi comme les autres, de très bonne compagnie. Rien n’annonçait l’épreuve.
Soudain, dans l’air tiède de l’automne, une voix s’éleva, féminine et perpétuelle :
— Et qui va prononcer, cette année, notre éloge de la Vertu ?
Un autre mot fondit sur moi, tel un vautour, via ma mémoire : « solénoïde ». Souvenez-vous. Le professeur de physique vient d’annoncer une interrogation orale. La classe se tait, terrorisée. Chacun pique du nez et contemple comme jamais les œuvres d’art gravées sur son pupitre. Le tortionnaire sort sa liste. S’il est vicieux, son œil circule longtemps parmi les noms des candidats au supplice. S’il est paresseux, il s’arrête au A. C’est l’une des raisons qui m’ont fait changer de patronyme.
Cette malheureuse réminiscence écartée, j’envisageais la suite, ce jeudi-là, avec sérénité, protégé que je me croyais par la première lettre de mon pseudonyme. O. Quatorze la précèdent. Onze la suivent. Parfait anonymat.
Puisque me voici, à ce haut bureau, vous avez deviné que notre Perpétuelle a su déjouer mes pauvres ruses. Et que désormais pour moi, « vertu » s’ajoute à « solénoïde » dans la poubelle des mots abhorrés, avec « problème », « interface », « traçabilité » et « mise en examen ». Situation très courue, dans laquelle je me trouve aujourd’hui, désarmé, devant vous.
Vertu, décidément mauvaise nouvelle !
Quand, dans une vie, vient l’heure de s’en préoccuper, c’est généralement qu’il est presque trop tard. Avant le grand déménagement vers l’au-delà, on s’achète à la va-vite un visa en cultivant la repentance. Et notre Compagnie ayant quelques ressemblances avec un ordre, je ne serais pas étonné que notre Mère supérieure, par ailleurs Perpétuelle, connaissant mes péchés, leur gravité et leur diversité, ne m’offre, dans son affectueuse bienveillance, l’occasion du repentir, degré nécessaire, comme l’on sait, vers le salut éventuel.
Touché, au fond du cœur, par ce souci que cette Perpétuelle a de mon éternité, je vais tenter ce parcours si généreusement imposé. Non sans vous avouer ma constatation désolée : on ne change pas les rayures du zèbre. Et aussi ma conviction obstinée : la seule façon de préparer la mort, c’est vivre. Vivre encore et toujours. Vivre jusqu’à plus soif. Vivre sans économie ni repos. Vivre au risque de la faute, au délice même de la récidive.
Rarement plus piètre vertueux — et mes parents, ici présents, ont les dossiers — rarement plus piètre vertueux vous aura entretenu de la vertu. Maintenant que vous voilà prévenus de l’imposture, le spectacle peut commencer.
Il était une fois Paul Morand, désolé par ces deux syllabes, Vertu.
« Il est difficile, pour des écrivains, de représenter et d’animer la Vertu. La Vertu attend la majuscule, provoque la sécheresse du singulier, les vices foisonnent sous l’exagération magique du pluriel. »
On comprend Morand.
Indigeste concept, pesant Commandeur, que cette Vertu-là. Incarnation du Bien, mâtinée de viril courage. Moins de la morale que de la statuaire. On prend la pose. On se la joue belle âme et donneur de leçons, en se moquant des conséquences. Ainsi de l’ingérence, trop souvent, dont on ne mesure pas les suites ni l’enfoncement dans les profondeurs du Temps. Ainsi des blocus dits démocratiques, comme à Cuba, comme en Irak. Rien de plus efficace pour affamer les peuples et conforter les dictateurs.
Vertu !
Je me méfie, comme de la peste, des gens qui n’ont qu’un seul mot à la bouche. Leur obsession fait ventre de tout, y compris des arrangements les plus indéfendables.
À ces monopoles malsains, comme tous les monopoles, je préfère, en lecteur de plus en plus admiratif de Montesquieu, l’affirmation et la confrontation de quelques principes forts et de quelques fonctions claires. À tout pouvoir, contre-pouvoir. À toute certitude, sa part de doute et de respect. La liberté de la presse ? Bien sûr ! Mais aussi, et en même temps, le secret de l’instruction ! Quelle est cette vertu, qui, sur la foi d’informations illégalement transmises, traîne dans la boue en première page et ne consacre au non lieu éventuel qu’une brève hypothétique ?
Ce n’est pas parce qu’une pantalonnade, la cohabitation, caricature la politique qu’il faudrait oublier que l’équilibre des forces, garantie par le Droit, est le seul cœur possible de la physique sociale. Mais, vous le voyez, vous l’entendez, à traiter de Vertu, on emploie vite le ton vertueux, celui de la grandiloquence. Laquelle tient table ouverte, comme chacun sait, au Café du Commerce.
Revenons vite à Paul Morand.
Et d’autant plus joyeusement qu’il a tort. Trop gourmand de voyages et d’univers nouveaux, il n’a pas pris le loisir de s’apercevoir que la famille Vertu a autant de rejetons que la famille Vice.
Une telle découverte apaise.
Un autre monde paraît, dont l’atmosphère étouffe moins, et dont les catégories sont plus utiles à qui veut donner à sa vie plénitude et saveur.
Les ouvrages spécialisés, dans lesquels je me suis promené avec profit et volupté ces derniers jours, distinguent une grosse vingtaine de vertus, dont, je vous le rappelle, les trois théologales (la foi, l’espérance et la charité), ainsi nommées car considérées comme surnaturelles, cadeau gracieux du Très-Haut. Et les quatre cardinales, dont l’appellation indique qu’elles soutiennent toutes les autres : la justice, la prudence, la force et la tempérance.
Ce bourgeonnement vertueux me suggère de prolonger la noble idée du conseiller de Montyon, inventeur en 1783 de notre tradition du discours. Chaque année, chaque académicien aurait pour tâche d’exalter une vertu particulière. Si bien qu’au lieu de les regarder suivre, comme aujourd’hui, plutôt goguenards, mon propos, vous les verriez, vous nous verriez tous côte à côte, derrière une table nettement allongée, célébrer un à un, et non sans contradictions, tous les pilotis moraux de notre société.
Avouez que la France, qui manque tant de repères, y trouverait son compte.
Il était une fois une mèche et un souffle. Il était une fois un professeur qui, à peine assis, inspirait, ouvrait la bouche et ne la refermait et puis n’expirait que sonnée la fin du cours. Pendant ce temps, tout ce temps, des expressions lumineuses voletaient dans la salle, comme des papillons insaisissables et venaient nous picoter l’intellect et nous réveiller le cœur. Pendant ce temps, tout ce temps, la mèche tombait et retombait, comme pour battre la mesure de cette merveille de musique verbale.
La mèche, le souffle et le professeur portaient le même nom. Vous avez reconnu Vladimir Jankélévitch.
Ainsi, au lieu de discourir sur le mot, nous retrouvons la volonté même du conseiller de Montyon, celle de récompenser l’auteur d’un acte de vertu, « homme ou femme », qui ne pouvait être « d’un état supérieur à la bourgeoisie » et, si possible, choisi « dans le dernier rang de la société ».
Je ne sais quel « rang » social on aurait pu attribuer à Vladimir Jankélévitch. Mais ses quarante années de voyages incessants au pays de la morale méritent, à l’évidence, d’être honorées.
Tout part de Bergson, tellement oublié aujourd’hui alors qu’il est l’un des deux ou trois fondateurs de la pensée moderne. À sa suite, au lieu de combiner sans fin des concepts pour élever un système, son système, Jankélévitch va s’intéresser aux expériences personnelles. Comment surgit, en soi, la conscience ? Et toujours fidèle à Bergson, grand philosophe de la durée, au lieu de figer la morale dans le marbre de l’éternité, il va l’éprouver dans la temporalité, c’est-à-dire le mouvement, la fragilité, la contradiction. Rien n’est fait, au royaume de la morale, aucune rente, jamais. À peine fait, tout se défait et reste toujours à faire. Le temps est l’essence de l’Être. Voilà pourquoi c’est la musique, fille du temps, incarnation même de l’éphémère, qui sans doute parle le mieux de l’Être. C’est le « je ne sais quoi », cette part, si fugace, du divin dans l’être humain qu’il s’agit de retrouver, seconde après seconde, et ainsi, à force de vigilance, bâtir son existence, d’instant en instant, comme on saute de pierre en pierre d’un gué.
Pas de plus exigeante que cette philosophie-là, sous ses apparences de légèreté, et pas de plus fraternelle, pas de plus nécessaire à la vie de tous les jours. Combien de fois, affronté à des douleurs ou à des bonheurs trop vastes, ne me suis-je plongé et replongé dans cette mine d’or qu’est le Traité des Vertus ?
Jankélévitch nomme, c’est-à-dire distingue, et, ce faisant, crée. Selon la bonne vieille méthode de la Genèse. Qu’est-ce que le courage, la fidélité, la modestie ? Quelles sont les relations de famille entre humiliation et humilité ; gratitude et gratuité ; vaillance et endurance ; pitié, bonté, justice et charité ? Quelles différences opposent le vous du respect au tu de l’amour ? Comment se développe en soi l’empire du mensonge ?
Il faut se plonger dans Jankélévitch comme dans un livre d’heures. Il faut le consulter comme un plan, au fil du parcours. Cette morale est de la géographie, cette philosophie de la cartographie. Une cartographie qui réussit le prodige d’allier exactitude et mouvance, rigueur et liberté. Et ainsi surgit, peu à peu, texte après texte, le portrait de la conscience. Ainsi se précise le chemin déjà tracé par Saint-Augustin : « Aime et fais ce que tu veux. »
Un autre professeur me fut donné, un jour de décembre, j’avais dix-sept ans.
Il était une fois Georges Perros, précédemment acteur, compagnon fraternel de Gérard Philippe, réfugié à Douarnenez pour aimer mieux et mieux lire dans le silence, pour guetter la mer et les jours. Lui aussi nommait, comme on balise. Je me souviens d’une distinction, dont il me fit cadeau. « Dans la volonté, on serre les dents. Dans l’énergie, on plonge au fond, on arrache la cause du malheur et l’on remonte en surface pour vivre. » Papiers collés, Poèmes bleus, Une vie ordinaire sont, comme le Traité des vertus, autant de manuels à ne jamais quitter. Ils prouvent, s’il en était besoin, que la morale est lexique et grammaire. Et que toute grande langue porte en elle les outils du métier de vivre. Et que, par voie de conséquence, la mort d’une langue est un déclin de l’humain.
Je me souviens des toutes dernières semaines, décembre 1977, à l’hôpital Laennec. On lui avait retiré la moitié de la gorge. Lui, l’homme des plus riches et généreuses conversations, ne pouvait plus articuler un mot. Il inscrivait ses phrases sur l’ardoise magique des enfants. Comme je m’inquiétais de savoir si, pour calmer la peur et la douleur, on lui donnait les pilules ad hoc, ses yeux me reprochèrent ma faiblesse et mon imbécillité. Il écrivit ces mots, qui restent comme une devise.
« Je n’accepte rien ; la fin, c’est trop intéressant. »
Cette leçon, je ne l’ai pas oubliée : il y a aussi de la chevalerie dans la vie quotidienne.
Soyez remerciée, Madame notre Secrétaire perpétuel et Mère supérieure. Non pour mon espoir de salut qui, j’en ai peur, n’a, malgré l’appui de Vladimir et de Georges, guère progressé depuis dix minutes. Mais rien de tel qu’un éloge de la Vertu pour redonner envie de retrouver au plus vite un pays qui m’est plus naturel : roman. N’était la politesse, qu’a tenté de m’inculper, pardon, je voulais dire inculquer, ma mère, je vous planterais là. Tous. Pour retrouver mon ébauche de chapitre VII où l’héroïne, justement, la cède, une fois de plus et pour pas cher, sous le soleil de l’Afrique et le regard complice d’une gazelle de Grant, sa vertu.