Discours sur la vertu
Nos lectures ont, sinon toujours du moins souvent, le pouvoir de venir à notre secours au moment où nous ne les attendions pas. Peut-être imprudemment engagé dans ce qui sera mon troisième discours sur la Vertu, j’ai, par hasard, rouvert les Carnets de Samuel Butler dans la traduction idéale de Valéry Larbaud. Je croyais être loin de mon sujet alors que j’y étais en plein. On ne lit plus beaucoup Butler en France comme en Angleterre, pour des raisons que nous nous expliquons mal ou, peut-être, devons-nous concéder que les moralistes ont bien des difficultés à survivre aux temps modernes. Quelle joie d’en voir un qui apporte, avec grâce et humour, la lumière recherchée
« La Vertu, écrivait Butler à la fin du XIXe siècle, n’a jamais encore été dépeinte convenablement par aucun des hommes qui ont eu quelque droit à être considérés comme vertueux. Ce sont ceux qui sont un peu vicieux qui comprennent le mieux la Vertu. Que les vertueux se bornent donc à décrire le vice — et, du reste, ils y réussissent assez bien. »
Voilà qui explique, en partie, la délicate interrogation posée cet après-midi, peut-être pour la deux ou trois centième fois depuis que notre Compagnie invite à tour de rôle ses membres à honorer la Vertu en cette séance qui clôture — ou presque — nos travaux à la fois modestes et ambitieux. Oui, comment traiter le problème si bien cerné par Samuel Butler alors que la société contemporaine préfère le contourner ou le renvoyer aux lendemains plutôt que de l’affronter ?
Parce qu’un romancier vit sa vie un pied dans le réel, un autre dans l’imaginaire, on le croit trop bien renseigné dans un domaine où le moraliste est amené à froidement dresser le tragique constat du naufrage des croyances et des civilisations traditionnelles. Et est-ce qu’un peu du problème ne serait pas de savoir si la Vertu est ou non une idole qui voile une infinité de vertus trop modestes pour s’afficher ? Si elle se survit sans le secours d’une protection transcendante ou laïque, doit-elle se cacher, jouer les modestes et souhaiter qu’on ne la mentionne plus sous son ancien nom... ?
Allons-nous — je dis « nous » l’Académie française dans son formalisme qui nous reste cher —, allons-nous à coups de baguette magique, avec des discours éphémères rendre leur noblesse aux bons sentiments avec lesquels, disait déjà André Gide au début du XXe siècle, on ne fera jamais de bonne littérature, rejoignant en cela la sage observation de Samuel Butler ? Ou baisserons-nous les bras et accepterons-nous de partager, fictivement, le monde en deux éthiques, l’une frileuse, l’autre suspicieuse, qui s’ignorent ou se font sournoisement la guerre avec des tonnes d’hypocrisie ?
Dès que l’on a prononcé le mot Vertu, on ne sait plus ce que l’on peut encore en dire qui n’ait été répété cent et mille fois, probablement à raison de la confusion qui règne dans la nébuleuse des vertus amphibologiques et souvent même antinomiques. Vient un moment où l’on doute de la pureté des sagesses antiques. La Probité est-elle une vertu innée, ou acquise, grâce à la peur du gendarme et de la prison ? La Chasteté sacrifie-t-elle à l’unicité de l’amour ou est-elle une sage précaution contre les mauvaises maladies ? La Charité serait-elle moins désintéressée qu’elle n’y paraît et donne-t-elle, trop facilement, bonne conscience aux possédants ?
On n’en finira pas de trouver, à l’exercice de la Vertu, des raisons cyniquement raisonnables ou simplement prudentes qui ne sauront pas nous faire oublier la Vertu spontanée jaillie du cœur, enivrante pour celui qui s’y adonne comme pour celui qui en cueille les bienfaits.
Quatre ans avant qu’une balle allemande le couche, selon un avertissement célèbre, « froid et sanglant sur sa terre mal défendue », Charles Péguy écrivait en 1910 :
« De tous les sentiments qui, ensemble, poussèrent notre jeunesse, une vertu était au cœur et c’était la vertu de charité. »
Peu avant de mourir, Péguy avait publié son plus beau livre, un poème à la gloire des vertus théologales : La foi, l’espérance et la charité. Parce que devant la défaite militaire et morale de juin 1940, la France s’est tournée vers ceux de ses poètes et de ses penseurs qui avaient toujours cru à l’origine divine des vertus, la parole inspirée de Péguy devint la référence obligée de l’État. On en abusa tant — ou du moins on abusa tant de ce qui allait dans le sens de la Révolution nationale, négligeant la partie irrédentiste de son œuvre — que Péguy, victime d’une réaction aveugle, disparut dans une noire oubliette d’où l’on a encore quelque mal à tirer cet imprécateur catholique que rien ne trompait et qui voyait, avec effroi, se dresser les temps dits nouveaux :
« C’est, disait-il, une fort grande idée que d’avoir pensé, dès 1792, qu’il venait de naître dans le monde une deuxième tartuferie qui serait proprement celle de l’Humanité. »
En fleuretant avec la Vertu, la politique a des occasions — rares, il est vrai — de se grandir. Ma génération encore couvée par l’enseignement secondaire en compagnie de quelques maîtres admirables qui ouvraient nos esprits en leur découvrant le grand passé littéraire de la France, ma génération apprenait par cœur la célèbre harangue de Gargantua aux vaincus rossés et humiliés de l’armée picrocholine. Je n’hésite pas à citer le magnifique général et le politique avisé que fut Gargantua :
« Du plus loin qu’on se souvienne, nos pères et nos ancêtres ont préféré, tant par bon sens que par un penchant naturel, perpétuer le souvenir de leurs triomphes et de leurs victoires en érigeant leurs trophées et leurs monuments dans les cœurs des vaincus, en les graciant plutôt qu’en faisant œuvre d’architecte sur les terres conquises. Car, ils attachaient plus de prix à la vivante reconnaissance des hommes gagnés par la générosité qu’aux inscriptions muettes des arcs de triomphe menacés par les intempéries et la malveillance du premier venu. »
La malveillance du premier venu ? Il y avait donc déjà des tagueurs du temps de Rabelais pour ne lui laisser aucune illusion sur la pérennité des monuments. Comme on aimerait que les quelques mots du vertueux Gargantua sur la grandeur et la virilité du pardon aient été entendus depuis six siècles et figurassent aux frontons des hautes écoles fréquentées par ceux qui se destinent à gouverner les hommes. Parmi les nations communément considérées comme se situant à la pointe de ce catoblépas qu’on appelle le Progrès, le goût du Pardon n’a pas été leur point fort. Il a fallu des siècles à ces nations pour qu’elles oublient leurs humiliations de vaincus ou leurs joies sadiques de vainqueurs, et goûtent enfin aux ivresses des vertus de la paix.
Encore n’est-ce que pour découvrir que ladite paix est un plat moment à passer. Pour distraire une génération qui s’ennuie, on porte la guerre hors du club.
Montaigne montre une roublarde prudence quand il aborde l’idée de Vertu. D’après lui, elle ne s’enseigne ni ne s’apprend. Contente d’être elle-même, elle apparaît nue et rougissante comme la Vérité sortant du puits : « ... sans discipline, sans discours, sans effets. » Il se satisfait d’une mise en garde : « ... dans un État profondément corrompu, elle est dépourvue de pouvoir. »
L’expérience ne nous permet pas d’en douter.
Montaigne — toujours lui, il est inépuisable et parce qu’il a tout dit et même le contraire, ce qui est le privilège des beaux esprits — Montaigne a encore ces mots magnifiques sur les principaux bienfaits de la Vertu. Elle permet, assure-t-il, de mépriser la mort, mépris qui assure à notre vie et à nos sens une molle tranquillité. Il ajoute même qu’elle nous donne de la mort « un goût pur et aimable sans lequel il n’y aurait pas d’autres voluptés ».
Il y en a d’autres heureusement, on n’est pas forcé de partager ce sentiment si montaignolâtre soit-on.
Dans le génial pêle-mêle des Essais, Montaigne est sans cesse d’une exquise humeur. C’est notre ami, un bavard enchanteur qui parle de tout et de mille petits riens : quelques savoureux potins, des pensées sur le déclin des mœurs, une sage prudence sur les questions de la Foi dont on devine bien qu’il ne lui accorde guère crédit sans prudemment se mettre à dos les puissances tutélaires de l’Église et de la monarchie, usant de la langue française avec gourmandise, se réclamant élégamment d’Ovide quand il s’agit de l’amour et de cocuage dont, dit-il, « un sot, Lapidus, fut le seul à mourir d’angoisse ».
Ce n’est pas à Montaigne que nous demanderons un catéchisme rigoureux. Le doute est là, lancinant, mol oreiller de plumes, heureux d’être le doute et s’en vantant sans modestie. Le plaisir de notre auteur est de partager les fruits de son immense savoir avec un lecteur imaginaire. À chaque page, l’envie prend de poser un instant les Essais sur la table, de marquer la page d’un signet et de se livrer à ses propres songeries. Très incidemment, Montaigne traite de la Vertu. Le peu qu’il en dit est tout ce que le bon sens suggère à un homme trop bien élevé pour lui chercher querelle ou la disséquer sur la table d’opération au risque d’en tarir la fécondité.
De cet ami, de ce confident des jours de soleil comme des jours de pluie, passer sans transition à La Rochefoucauld, est une sensation qui correspond tout à fait au brusque passage sous une douche glacée.
« Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. »
Avec l’intérêt, La Rochefoucauld pense détenir l’explication de toute chose, la clé de la conduite en société comme en politique. Il y revient plusieurs fois avec rage :
« On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt. »
Ou, afin que nous ne nourrissions vraiment plus la moindre de ces illusions dont la seule idée l’exaspère :
« Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des plus grands remèdes de la médecine ; la prudence les assemble, elle les tempère, elle s’en sert utilement contre les maux de la vie. »
Ailleurs, il accuse encore plus directement la Vertu d’être pure hypocrisie, couverture de nos vices les plus déréglés. On se dit : Dieu que ce grand Seigneur a dû être malheureux dans sa vie politique et amoureuse. Il trouve de l’intérêt jusque dans l’amitié, l’amour, le courage de ceux-là mêmes qui lui veulent ou lui souhaitent du bien. Rien n’y fit. Sa passion était de tout mépriser et, en particulier, les hommes que tente la vaine gloriole de la vertu.
À trois siècles d’écart, un extravagant dialogue se noue entre La Rochefoucauld et Cioran.
La Rochefoucauld : La honte, la paresse, la timidité ont souvent toutes seules le mérite de nous retenir dans notre devoir pendant que notre vertu en a tout l’honneur.
Cioran : On ne peut éviter les défauts des hommes sans fuir par là même leurs vertus.
La Rochefoucauld : On hait souvent les vices, mais on méprise toujours le manque de vertu.
Cioran : Lorsqu’on n’a pas eu la chance d’avoir des parents alcooliques, il faut s’intoxiquer toute la vie pour compenser la lourde hérédité de leurs vertus.
La Rochefoucauld : Il semble que c’est le diable qui a tout exprès placé la paresse sur la frontière de plusieurs vertus.
Cioran : Pour avoir rangé l’intelligence parmi les vertus et la bêtise parmi les vices, la France a élargi le domaine de la morale. De là son avantage sur les autres nations, sa vaporeuse suprématie.
Rassemblez les répliques d’un improbable dialogue entre ces deux fieffés comédiens sinistrement maquillés, faites les jouer sur une scène parisienne et attendez-vous à une vague de suicides dans la salle, avant même la chute du rideau.
L’aristocratique mépris de l’auteur des Maximes sonne le glas des Anciens dans la querelle qu’on leur prépare. À l’horizon, pointent déjà les Modernes avec l’apparition de Fénelon. L’éducateur du Duc de Bourgogne, dauphin de Louis XIV, se rallie un moment au quiétisme, qui promet une bien tentante immunité terrestre à ceux dont l’âme s’unit magiquement à Dieu. Le quiétisme, accusé par Bossuet de renier les dix commandements et d’absoudre les égarements contraires à la morale ou la vertu, est partiellement condamné par la bulle Caelestis pastor d’Innocent XI. La vertu est heureusement sauvée. Ouf ! Fénelon se soumet avec grâce bien que l’ombre du quiétisme plane encore dans son essai, Dialogues des morts.
« Les vertus, dit-il, fondées sur la coutume et sur les préjugés d’un peuple sont estropiées faute de remonter jusqu’aux premiers principes. »
En quelques mots, Fénelon renvoyait le problème aux pères fondateurs dont l’évolution de la société avait détourné l’évangélisme eschatologique. Le siècle des Lumières approchait. Rousseau avouera ingénument qu’il est malaisé de renoncer à la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui l’abandonnent.
La Vertu opère un beau retour sous la Révolution insensible au cri de Chénier avant de monter sur l’échafaud : « Toi, vertu, pleurs, si je meurs. » Au nom de la Vertu on coupera des dizaines de milliers de têtes. On comprend que, par la suite, elle se soit moins glorieusement affichée.
Dans ce qui, au XXIe siècle, nous reste de vertus du passé, il s’en trouve encore de modestes et quotidiennes qui, pour être laïques, n’en sont pas moins salutaires. Permettez-moi d’en choisir une qui paraît singulièrement indispensable dans la vie de tous les jours. Je veux parler d’une vertu marginale : la patience ! Effacée par nature, elle est peu ou mal répertoriée. Les encyclopédies assurent qu’elle permet de supporter les malheurs de la vie, petits ou grands.
Abandonnons les grands malheurs et conservons les petits qui sont en nombres infinis. Madame de Sévigné s’accusait de n’avoir guère de patience et devait se forcer pour supporter ce qu’elle appelle : les incommodités. Avec « incommodités », entendez le froid, le rhume des foins, un gendre, les voyages en calèche et le spectacle peu ragoûtant des séditieux pendus pour l’exemple aux bords des routes bretonnes. On assimile également la patience au calme, à la maîtrise de soi dont Louis XIV donna un bel exemple le jour où Lauzun lui ayant parlé avec quelque insolence, il prit sa canne puis, se ravisant, la brisa et la jeta par la fenêtre, en disant : « Je serais fâché d’avoir frappé un gentilhomme. » Voltaire, dans une lettre à Madame de Lutzelbourg considérait que, dans ce monde, il y a deux choses à faire : « prendre patience et mourir ».
Un vieux dicton français assure que la patience est la vertu de l’âne. Ce n’est pas forcément vrai aux yeux de tous ceux, si nombreux, qui ont reçu des coups de pied d’âne.
Trois discours en un après-midi, c’est beaucoup. Je ne veux pas abuser plus de votre patience.