DISCOURS
DE
M. HENRI DE RÉGNIER
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE
Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 22 décembre 1927
MESSIEURS,
Dans la séance que tient aujourd’hui l’Académie française et où, « une fois l’an, la vertu est récompensée », ainsi que le constatait, en pareille circonstance, un de mes illustres prédécesseurs dont la science et l’érudition se nuançaient d’un aimable scepticisme et d’une souriante ironie, dans cette vertueuse séance, le premier nom qu’il est presque de règle d’y prononcer est le nom de M. de Montyon, car c’est à ce philanthrope que pense, tout d’abord et naturellement, celui d’entre les membres de l’Académie qui se trouve chargé de rendre compte, en public, à la Compagnie, d’une des parties de ses travaux, et qui n’est pas le moindre de son travail.
A mon tour, je m’incline donc devant cette ombre vénérable avec le respect qui sied, quoique je ne me sente pas poussé à cet hommage par un attrait particulier. J’avouerai même que je ne suis pas, envers ce bon M. de Montyon, sans une certaine rancune. Elle ne va pas cependant jusqu’à méconnaître les mérites de cet homme de bien dont l’Académie se doit de conserver le souvenir, puisque ce fut à elle qu’il s’adressa, comme à un des corps de l’État les plus honorables et les plus honorés, pour la faire la dépositaire et la dispensatrice du legs par lequel il se proposait d’encourager et de récompenser, dans les écrits et dans les actes, la pratique de la vertu.
Pour satisfaire à cette double intention, l’Académie distribue, chaque année, deux séries de prix portant le nom de leur fondateur, les uns à des ouvrages utiles aux mœurs, les autres à des actions utiles à autrui, et ce sont ces derniers qui devinrent, si l’on peut dire, les plus populaires car ils furent à la fois fort recherchés et quelque peu plaisantés. Or, rien ne prouve mieux, chez nous, l’intérêt que nous prenons à une institution et même l’estime où nous la tenons, que les railleries qu’il nous arrive d’en faire. Ainsi, de par l’initiative généreuse, mais peut-être non sans quelque calcul égoïste, de M. de Montyon, qui s’est assuré une immortalité en recourant à la nôtre, l’Académie est en mesure d’attribuer un certain nombre de prix à la Vertu, de façon que la Vertu soit, de la sorte, « une fois l’an, récompensée », comme le disait M. Renan dans le rapport où lui était échu le devoir de célébrer les lauréats de ces mêmes récompenses dont j’ai à vous entretenir aujourd’hui et dont, l’année prochaine, un de mes confrères aura à vous entretenir à son tour, car rien n’égale l’obstination de la Vertu. Récompensée ou non, la Vertu ne se lasse pas d’être vertueuse, et il en sera d’elle, demain, ce qui en fut hier. Elle a en elle on ne sait quoi qui l’acharne au bien, à la charité, au dévouement, au sacrifice, à tous les humbles, admirables ou magnifiques prodiges qu’elle accomplit et où elle puise une force toujours jeune et toujours renouvelée.
La Vertu a donc, à l’Académie, son jour d’hommage public, mais la vie académique ne consiste pas seulement en ces séances solennelles où la Compagnie tient tantôt ses assises d’usage, tantôt procède à la réception de ses nouveaux élus. A côté de ces occasions de parade et de ces manifestations officielles où quelques-uns de ses membres revêtent le « costume », elle a sa vie intérieure, sa vie de travail individuel et de travail en commun, soumise à un règlement dont son Secrétaire perpétuel assure la bonne observance et à laquelle préside son Directeur, assisté de son Chancelier. Or, c’est un honneur que de présider la Compagnie pendant le trimestre qu’en dure la charge, car c’est trimestriellement que se renouvelle le Bureau, mais, des quatre trimestres que comporte l’année, il en est un où le fauteuil directorial a moins d’attrait : celui qui va d’avril à juillet, car l’usage veut que ce soit au Directeur en fonction durant cette période qu’incombe le soin de rédiger, à la fin de l’année, le rapport sur les Prix de Vertu.
Ah ! ce rapport sur les Prix de Vertu, il est un peu, pour les nouveaux élus, le rapport de Damoclès ! Il est le point noir de leur avenir et en constitue une des obligations les plus inquiétantes. Qu’est-ce, auprès d’elle, que d’assister aux séances des Commissions, de s’y préparer par des lectures souvent considérables ? Qu’est-ce, auprès d’elle, que de faire partie des Délégations que l’Académie députe, à certaines cérémonies, ou de remplir les missions représentatives qu’elle confie à l’un ou l’autre de ses membres, à l’occasion de l’inauguration de tel monument ou en raison de quelque événement qui l’intéresse. A celles-là, chacun de nous se prête volontiers, sans souci de la peine ou du dérangement. L’habit vert n’est jamais absent où sa place est marquée par l’usage ou par la décision de la Compagnie. On l’a vu dans les plus lointaines provinces. Que de fois, même, il a passé les frontières, quand il le fallait et qu’il s’agissait de maintenir à l’étranger le prestige des Lettres françaises ! Il est même apparu au delà des mers, et le feuillage allégorique dont il est brodé a connu les souffles de l’Océan et affronté les soleils du Nouveau Monde.
A ces devoirs, nul ne songe à se dérober, pas plus qu’à la charge de procéder à la réception du nouveau confrère que l’Académie vient de s’associer, et cependant la tâche de ces bienvenues n’est pas toujours facile, mais, pour répondre au remerciement du récipiendaire, nul n’hésite à différer des travaux souvent urgents. La courtoisie confraternelle ne veut-elle pas qu’on ne fasse pas attendre, plus longtemps qu’il ne le souhaite, au nouvel élu, le jour où il prendra place parmi ses pairs et à partir duquel il jouira, dans leur plénitude, de ses prérogatives ?
De celle qui consiste, pour ce nouvel élu, à prononcer l’éloge de son prédécesseur, il est bien rare qu’il ne se hâte pas d’en réclamer l’exercice, même dans le cas où, selon une vieille plaisanterie, il ne serait « pas content de son mort ». J’entends, par là, où il y aurait, entre son devancier et lui, des oppositions et des contrastes trop marqués pour qu’il ne les marquât pas, mais l’éloquence académique n’a-t-elle pas des ressources qui permettent de résoudre bien des difficultés ? Les éloges qu’elle dicte ne peuvent-ils pas se nuancer d’heureux subterfuges où se dissimulent, sous le voile de la plus parfaite politesse et à l’abri de prudentes réticences, les réserves légitimes qu’imposent à l’orateur, soient des divergences d’idées ou de principes, soit une incompétence professionnelle à l’égard de celui dont le vote de l’Académie lui a attribué le fauteuil en même temps qu’elle lui confiait, par là même, le soin de rendre hommage à sa mémoire ? Cependant, si ces obstacles peuvent se présenter, il faut croire qu’ils n’ont rien d’insurmontable. Il n’est guère de nouveaux élus qui, après quelques hésitations, ne se soient conformés au plus tôt à un usage qui est de règle et auquel, avant leur élection, ils n’avaient rien trouvé de si tyrannique, mais ce qui, je crois bien, ne s’est jamais vu, c’est qu’un nouveau venu se soit offert, de lui-même, à ajouter à son traditionnel discours de réception, dans un généreux et merveilleux élan de bonne volonté, la charge du non moins traditionnel rapport sur les Prix de Vertu.
Que, des fonctions académiques, cette dernière ne soit pas le plus volontiers acceptée, elle ne laisse pas cependant, chaque année, d’être accomplie. Les plus récalcitrants y viennent à leur tour. Leurs évasions ne leur donnent que répit. Un moment arrive où les stratagèmes sont épuisés. Les excuses alléguées n’ont fait que retarder l’échéance. La seule consolation est alors de considérer d’un œil envieux, mais narquois, le groupe des confrères encore épargnés, parmi lesquels sera choisi, l’an d’après, pour le fatal trimestre, le Directeur qui deviendra, à son tour, le rapporteur de la Vertu. Il lui faudra, lui aussi, passer sous le joug que lui imposera, un jour venant, le redoutable. M. de Montyon. Il verra s’entasser sur sa table l’amas des dossiers qu’il aura à compulser, et il lui faudra trouver, sur la Vertu, des vues, s’il se peut, originales, et, tout en la montrant respectable, la rendre intéressante, de façon à en inspirer, non seulement l’admiration, mais encore le goût et l’imitation, car ce n’est pas à moins qu’est obligé le rapporteur annuel de la Vertu, et c’est à ce rôle difficile que me désigne ma présence à ce fauteuil.
Vous avouerai-je que je m’en suis, le plus longtemps possible, défendu, mais, maintenant que j’ai cessé de résister, il me semble trouver les raisons de ma longue résistance dans un sentiment qui n’est autre que celui d’une certaine indignité et d’une incompétence certaine. Le respect même qu’impose la Vertu n’a-t-il pas, pour conséquence, une juste timidité à son égard ? Comment, — et je dirai presque : de quel droit — présenter dignement et apprécier comme il sied tant de belles œuvres, tant d’actes de dévouement, d’abnégation, de charité auxquels les prix que nous leur attribuons apportent un hommage plutôt qu’une récompense ? Ne conviendrait-il pas de s’incliner simplement devant ce noble spectacle de solidarité humaine et de fraternité sociale, d’en admirer le haut exemple ; mais, quelque admiration qu’on en éprouve, il ne faut pas ici se borner à la ressentir ; il s’agit aussi de l’exprimer. Or, vraiment, ne se sent-on pas par trop, devant la Vertu, comme ces « neutres » qui allaient rendre aux tranchées des visites soigneusement et prudemment préparées, venaient, sur la guerre, jeter un coup d’œil en amateurs et en curieux, et la regarder, pour ainsi dire, par le trou de la serrure ?
En effet, de même que ces curiosités belliqueuses m’ont toujours paru déplacées, vinssent-elles d’excellentes intentions, ainsi en est-il, il me semble, de l’intérêt que nous témoignerions soudain à la Vertu sans lui avoir donné de gages personnels. N’y a-t-il pas à la louer, d’un fauteuil, je ne sais quoi qui rappelle les tactiques théoriques des stratèges en chambre ? Ne serait-elle pas en droit de sourire de nos éloges soudains et de nos subites sollicitudes ? Que savons-nous des luttes qu’elle a eu à soutenir contre l’égoïsme et l’indifférence à autrui, si inhérentes au cœur des hommes ? N’ignorons-nous pas au prix de quelles souffrances et de quels sacrifices elle se voue à la pratique du bien ? Quels rapports avons-nous entretenus avec elle pour nous faire ses protecteurs, ses juges ou ses panégyristes ? Ah ! M. de Montyon, M. de Montyon, quel rôle difficile vous nous avez imposé !
L’autre soir, comme je réfléchissais au scrupule, à l’embarras et à la sorte de pudeur que je viens de vous exposer, j’ai quitté la table où j’écrivais, pour aller vers ma bibliothèque. Parmi les nombreux volumes qui en garnissent les rayons, j’en ai avisé six, tous pareils en leur bon maroquin un peu usagé, car je les ai bien souvent feuilletés. Ils contiennent les Historiettes de Tallemant des Réaux. Ce n’est point un ouvrage, certes, académique, que ce très fameux recueil, quoique un membre de la famille Tallemant ait fait partie de l’Académie française, mais le Tallemant des Historiettes ne connut pas le même honneur. Il est vrai qu’il ne publia rien de son vivant, ce qui n’est pas cependant un motif d’exclusion, car l’Académie a compté des académiciens dans ce cas, mais je crois bien que, si le Tallemant des Historiettes eut mis au jour, de son temps, l’ouvrage qui lui a valu sa célébrité posthume, il ne lui eût pas attiré beaucoup de suffrages. Il était pourtant homme de talent, ce Gédéon Tallemant des Réaux, et il a laissé à la postérité un des plus curieux et des plus précieux documents que nous ayons sur la vie au XVIIe siècle ou, plus exactement, sur les vivants de cette époque illustre. Tallemant des Réaux est moins un historien qu’un conteur d’histoires, et ses Historiettes sont une source inépuisable de renseignements, de traits et d’anecdotes. Toute une partie de la société du siècle y est représentée en ses personnages les plus en vue, et d’obscurs y ont une place aussi, qui, pour nous, en sont devenus notoires. Tallemant des Réaux est un grand portraitiste, et les peintures qu’il fait, des gens, sont admirables.
Il nous les peint au vif et nous les montre au naturel. Si le spectacle est toujours pittoresque, il n’est pas toujours beau. Tallemant n’embellit pas ses modèles. Il a le goût du vrai, au point de le chercher au plus intime des êtres et de le poursuivre derrière le masque des apparences. Rien n’échappe à sa curiosité. Il note tous les travers et tous les ridicules. Il ne nous épargne pas plus les tares physiques que les infirmités morales. Il est sans respect devant les grands et sans pitié envers les petits. Il sait toutes les anecdotes qui courent et tous les propos que l’on tient sur les uns ou sur les autres. Il est l’homme des « on dit » et des « j’ai ouï dire ». Tout lui est bon. Il conne son Paris, quartier par quartier, rue par rue, maison par maison. Noblesse, clergé, bourgeoisie, la Cour, la Ville, tout cela est dans ses cahiers. Chacun y a son article et son étiquette. Il tient registre de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, et ce registre n’est pas les archives de la Vertu. La Vertu, en effet, ne court pas les rues et les ruelles, et on y rencontre, plus souvent qu’elle, vice qui parfois lui a dérobé son habit et lui a emprunté sa figure, mais vice ou vertu intéressent au même titre notre Tallemant ; ce qui le passionne, c’est le spectacle de la Vie et de ceux qui la vivent de son temps, et comment ils la vivent. Bien ou mal, que lui importe ! C’est leur affaire. La sienne est de les peindre. Quant à lui, il est honnête homme. Il est bon père, bon époux, bon ami, mais les diversités humaines l’occupent jusqu’à la passion. Il en dresse le catalogue, et l’inscrit sur ses tablettes.
Parmi les historiettes que contient son répertoire, il en est une qui m’est revenue à l’esprit et qui me semble assez appropriée à la circonstance où je me trouve. Elle figure au tome second de l’édition de Tallemant publiée à la Librairie Techener par M. de Monmerqué, et elle concerne un de ces personnages de second plan qui ne sont pas les moins curieux de ceux dont Tallemant des Réaux nous apporte les faits et gestes et nous transmet la fiche dans son fichier.
Ce personnage, de bonne famille angevine, se nommait Guillaume de Bautru, comte de Serrant, et il était le frère de Bautru, comte de Nogent. Il avait été conseiller au Grand Conseil et s’était défait de sa charge après des malheurs conjugaux dont il s’était vengé assez cruellement et vilainement. Ces déboires ne l’empêchèrent pas, comme le dit Tallemant, d’être « bon bouffon », mais, pour bon qu’il le fût, ses plaisanteries n’étaient pas toutes bonnes, et il arriva qu’elles lui attirèrent de fâcheuses mésaventures. M. de Bautru était fort médisant, et parfois il lui en cuisait, non à la langue, mais au dos. Le fait est que, pour avoir offensé en paroles M. d’Epernon, notre Bautru reçut bel et bien les étrivières, et que M. de Montbazon lui fit également tâter du bâton. Ces traitements ne le desservirent d’ailleurs pas auprès du cardinal de Richelieu. Bautru faisait des vers, et ils étaient mauvais. Or, l’auteur de Mirame n’aimait pas les poètes qui éclipsaient ses essais dramatiques. Sur ce point, il ne risquait guère avec Bautru, dont la personne valait mieux que les talents. Tallemant nous apprend qu’il était petit, mais bien fait. Avec cela, « de mœurs et de religion fort libertin », Sur ses mœurs, Tallemant nous renseigne assez pour qu’il n’y ait pas à y insister, et, sur sa religion, nous sommes éclairés par le trait que rapporte le même Tallemant, et où j’en veux venir.
Un jour donc, M. de Bautru, qui ne croyait guère à Dieu ni à diable, se trouva, par occasion, sur le chemin d’une procession. Elle s’avançait sans doute en beau cortège, avec la croix et la bannière, et notre homme la voyait venir. Tout à coup, comme elle passait, le voici qui se range et, fort cérémonieusement et poliment, comme eussent fait le meilleur chrétien et le paroissien le plus dévot, ne voilà-t-il pas qu’il ôte son chapeau au crucifix que l’on portait, avec toutes les marques du respect le plus inattendu. « Ah ! ah ! lui dit quelqu’un, n’est-ce point là de bon exemple, M. de Bautru ? Vous êtes donc mieux, avec le bon Dieu, qu’on ne pense ? » Et Bautru de répondre, en se recoiffant : « Oui, oui, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Eh ! bien, dites-moi, M. de Bautru, ne vous ressemblons-nous pas quelque peu, et, quand nous rencontrons la Vertu sur notre chemin, ne nous comportons-nous pas, avec elle, assez à votre façon et à votre mode ? J’avoue que, dans le rôle qui m’est dévolu aujourd’hui, je me sens terriblement Bautru. Certes, j’admire bien la procession, et la salue de tout mon respect, mais saurais-je dignement lui parler, et même seulement en parler ?
Un jour, donc, que la Vertu suivait l’étroit sentier qui lui sert, dit-on, de chemin, elle y rencontra le brave M. de Montyon, et ce fut lui qui la présenta à l’Académie française. Qui se serait douté, à cette époque, que cette rencontre conduirait la vertueuse passante sur le bord d’un affluent du Pactole, celui qui coule sous le pont des Arts ? Ouvrons, en effet, l’annuaire de l’Institut. Nous y trouvons inscrite la fondation originelle de M. de Montyon, et nous l’y trouvons en nombreuse et bonne compagnie. L’exemple donné par le philanthrope a été largement suivi et n’a pas manqué d’imitateurs. D’année en année, des dons nouveaux sont venus s’ajouter à la libéralité de M. de Montyon. Les fondations du même genre se sont multipliées et forment maintenant une liste respectable. Je ne vous redirai pas les noms de ces généreux donateurs. Ils ont rivalisé entre eux avec une noble émulation, et l’Académie s’est empressée d’accepter les ressources mises à sa disposition pour la récompense de la Vertu et l’encouragement au bien. De cette lourde charge, qui est pour elle un honneur, elle s’en acquitte de son mieux et ne se refuse à rien de ce qui vient l’augmenter. Elle n’hésite pas à se créer ainsi de nouveaux devoirs. C’est dans ce sentiment qu’elle a accueilli les belles fondations Etienne Lamy et Cognacq-Jay en faveur des familles nombreuses, et qu’elle veille à en répartir le montant avec la plus scrupuleuse impartialité.
Cependant, la question se pose de savoir si l’Académie française devait à ses traditions et à sa destination d’agréer un rôle de philanthropie, d’assistance morale et matérielle, et d’intervention sociale, de se faire la dépositaire et la dispensatrice d’un budget de vertu. L’Académie est-elle là dans l’esprit selon lequel elle a été constituée, agit-elle dans le sens de la mission qui lui a été prescrite par son illustre fondateur ? Ne s’est-elle pas laissée détourner de son véritable but ? Ne fut-elle pas, à l’origine, une compagnie littéraire formée dans le dessein qu’elle contribuât, par de bons ouvrages, au développement des bonnes lettres et qu’elle en soutînt les bons principes ? Ne lui remit-on pas tout particulièrement le soin qu’elle veillât à l’épuration et au sain usage de la langue française, et à ce que s’y conservât celui de la propriété des termes et de l’élégance des tours ? N’est-ce pas dans cette vue qu’elle ne se compose pas seulement d’écrivains de métier, mais qu’elle s’ouvre à une élite dont la haute culture lui apporte les fruits de tous les domaines de la pensée et de tous les climats de l’intelligence, la tient au fait de tous les langages et au courant de tous les vocabulaires ? Cependant, résulte-t-il, de ce mélange d’esprits divers, qu’elle soit désignée spécialement pour encourager au bien et récompenser la Vertu, pour signaler tel acte de dévouement ou telle action généreuse, pour décerner un prix à des familles nombreuses ou à de vieux serviteurs, pour secourir des veuves et des orphelins, pour choisir, parmi les œuvres d’entr’aide sociale, d’éducation, de préservation, de redressement, de secours, celles qui méritent le mieux l’intérêt de M. de Montyon et de ses émules ?
Ces objections, que je viens de formuler, ne peuvent plus être, en pratique, d’aucun effet, puisque l’Académie en a, depuis longtemps, écarté la portée, mais elles n’en restent pas moins, théoriquement, non sans valeur, et cette valeur, je la sens assez pour m’efforcer de trouver des arguments qui la contrebalancent dans mon esprit. Pour cela, il faut que je me fasse, en quelque sorte, l’adversaire de mon propre sentiment, et que je me convainque du contraire de ce que je pense. Heureusement que toutes les objections à quoi que ce soit, quelle que semble leur force apparente, se laissent tourner quand on le veut bien, et que leur envers nous montre aisément un autre visage. J’ai donc fait le tour de l’obstacle, et, grâce à sa complaisance, me voici quelque peu rassuré au sujet de la mine qu’il m’opposait par celle que ce détour lui a donnée.
L’Académie française, ainsi que je le remarquais tout à l’heure, n’est pas seulement composée d’écrivains de profession. Elle est formée d’une élite qui fait d’elle, aussi bien qu’un conservatoire et un tribunal du beau langage, une gardienne des traditions qui sont l’apanage et l’honneur de la France. Or, ces traditions ne sont pas que d’ordre littéraire ; elles représentent un ensemble d’idées, de sentiments, d’usages qui constituent les éléments les plus précieux, les plus purs, les plus résistants et les plus actifs de notre vie nationale, qui sont les sources et les réservoirs de nos forces publiques et privées, notre fonds commun, notre aliment, notre richesse morale, trésor et épargne de notre race, ressources de notre présent, gage et sauvegarde de notre avenir. De cet avoir ne fait pas seulement partie le beau langage ; il comprend tous les apports de l’esprit. Les arts et les sciences y versent les produits de leur génie. Il est dû à la coopération de toutes les initiatives, à l’union de tous les efforts. Il est la somme de nos énergies conjuguées. En exclurons-nous celles qui s’appliquent à de nobles œuvres sociales ou à de nobles actions individuelles, qui s’exercent, par la patience ou par l’héroïsme, aux visées les plus éclatantes ou aux tâches les plus humbles, à maintenir le niveau des mœurs ou à fonder des familles, à soulager des souffrances ou à consoler des infortunes ? Or, de ces saines et vivantes traditions, l’Académie française aurait-elle le droit de se désintéresser ? L’une d’elles n’est-elle pas la Vertu ? Saurait-il suffire à notre compagnie que la Vertu figurât en nom dans son dictionnaire ? Non, elle veut faire mieux. Elle donne à la Vertu une place dans ses travaux. Elle ne lui ménage ni ses soins ni son admiration, et elle a accepté la mission de faire parvenir jusqu’à elle les témoignages de respect et de sollicitude que des cœurs généreux l’ont chargée de lui répartir.
Cette mission, que l’Académie a acceptée, j’en comprends mieux la raison d’être et l’utilité aujourd’hui qu’une part m’en a été personnellement dévolue. Néanmoins, je le répète, je n’ai pas vu venir sans quelque appréhension le moment de m’acquitter d’une tâche à laquelle je n’étais guère préparé. Si, d’avance, elle semble déjà difficile, proche, elle le paraît encore davantage. Comment ne pas assister sans découragement à ce que l’on pourrait appeler « la journée des dossiers » ? Comment ne pas frémir à ce premier contact avec la Vertu ?
Les voici, en effet, entrés chez vous, ces redoutables dossiers. Regardez-les, déposés sur votre table. Ils y forment une masse compacte et des piles rébarbatives. En leurs chemises de carton et en leur uniforme administratif, ils ont un aspect peu engageant. Entr’ouvrons-les. Il y en a qui ne comprennent que quelques pièces et quelques feuillets. D’autres sont de proportions plus volumineuses et d’une corpulence impressionnante en leur enflure. Pour faire accueil à cette vertueuse cohorte, il va falloir fermer le livre qu’on lit, interrompre la page qu’on écrit. Que la Vertu, maugrée-t-on, est donc importune ! Qu’a-t-elle à faire de venir s’asseoir à notre côté, de nous présenter les lettres qui la recommandent, les attestations qui la certifient et les certificats qui l’attestent ! Mais la Vertu ne se décourage pas et ne se laisse pas facilement intimider. Elle en a « vu bien d’autres », comme on dit. Elle sourit, vous touche l’épaule du doigt et vous désigne des yeux les dossiers qui, si étrangère qu’elle vous soit, lui servent chez vous de passeport.
On les ouvre donc, ces dossiers, sans grand empressement et même avec quelque ennui. Silencieuse, la Vertu vous regarde faire. Au bout d’un moment, vous avez oublié qu’elle est là, derrière vous. Sous vos yeux, les feuilles passent, une à une, et parfois vous vous arrêtez dans votre lecture, mais ce n’est pas pour bâiller et vous étirer, c’est pour réfléchir à ce que vous avez lu. Un dossier refermé, vous allez au suivant. Le temps s’écoule et vous ne vous en apercevez pas. Vous ne songez plus à lever la tête de ce qui vous semblait d’avance des paperasses. Derrière vous, la Vertu sourit malicieusement et vous considère avec indulgence. « Allons, se dit-elle, il n’est pas pire qu’un autre, celui-là, malgré ses airs. »
Paperasses, certes, mais qui sont admirables ! Sous le triste cartonnage qui les couvre, malgré la sécheresse de leur rédaction, elles sont éloquentes et belles. On ne leur résiste guère. Bientôt, elles ont conquis votre attention, conquis votre esprit, conquis votre cœur. Ah ! elles ne vous ennuient plus, je vous assure ! Elles vous troublent et vous émeuvent, elles ne sont pas que des dossiers ; elles sont de la vie, elles sont de l’âme ; elles vous emmènent loin de vous-même. Elles vous mettent en rapport avec des existences dont vous ignoriez la dignité et l’héroïsme. De ces feuillets, sort une voix, sortent vingt voix ; les unes vous disent tout haut, les autres vous murmurent tout bas des choses que l’on n’oublie plus. Toutes vous parlent de souffrances et de besoins, toutes sont un appel, mais à cet appel répondent les voix de la charité, du dévouement, de l’abnégation et du sacrifice. Tel est le concert qui s’exhale de ces paperasses. Elles apprennent l’effort vers le bien. Elles enseignent comment on le pratique, individuellement, à l’écart et comme en secret, comment on s’y exerce en commun par l’union pour un même but, afin de multiplier sa force d’action.
Ce sont de nobles leçons de nobles exemples qu’apportent ces dossiers. Ce sont des œuvres et des actes qu’ils vous demandent de faire connaître et qui constituent une tradition qui a sa place dans notre patrimoine moral et social, une tradition à laquelle, parmi d’autres, celles en particulier du bon langage et de la saine pensée, l’Académie rend, chaque année, un hommage dont elle m’a confié aujourd’hui la charge d’être l’interprète. J’ai dit la charge, et je devrais dire l’honneur, car n’en est-ce pas un, que de recevoir, à ce titre, la visite de la Vertu ? Ne vaut-elle pas, cette visiteuse, qu’on lui sacrifie quelques heures ‘de loisir, qu’on lui donne un peu de son temps et qu’on saisisse l’occasion, ainsi que M. de Bautru se découvrait devant la procession, de s’incliner devant le cortège de belles actions et de belles œuvres qu’elle met sur notre chemin et fait défiler sous nos yeux ? Allons, M. de Bautru le salueur, venez à mes côtés, et saluons !
Voici d’abord que se présentent à nous quatre œuvres entre lesquelles l’Académie a partagé les arrérages de la Fondation Niobé. La première est l’École Saint-Michel-en-Preziac, dans le département du Morbihan. Fondé en 1880 par les Pères Missionnaires du Saint-Esprit, l’établissement de Saint-Michel fut d’abord une colonie agricole. Reconstruit en 1898, il passa à un comité dont Mme Jules Lebaudy fut la généreuse inspiratrice, et il abrita l’œuvre des Petits Parisiens, destinée à enlever, à la misère matérielle et morale, des enfants sans famille. Les rendre à la terre ou leur faire apprendre un métier, leur assurer une éducation virile, patriotique et chrétienne, telle est la mission que se propose l’œuvre de Saint-Michel-en-Preziac.
Elle peut accueillir 500 enfants. Elle leur enseigne l’agriculture, le jardinage, la menuiserie, la mécanique, la cordonnerie, la reliure, la boulangerie, la maçonnerie, et elle a obtenu de beaux et bons résultats, grâce au dévouement et aux efforts de ceux qui en ont assumé la direction et l’administration. Son directeur, M. Guillet, qui, antérieurement, dirigea pendant vingt ans une maison d’enfants à Vaucresson et qui est un vétéran et un récidiviste de la charité a attiré sur l’École Saint-Michel l’attention de l’Académie, qui a répondu à l’appel de cet homme de bien, de même qu’elle a tenu à donner une marque de haut intérêt à l’œuvre des Orphelins apprentis d’Auteuil, fondée en 1866 par l’abbé Louis Roussel.
Elle est venue à nous, cette belle œuvre d’Auteuil, justement confiante en sa profonde utilité morale et sociale, et le dossier qu’elle nous a présenté, en nous exprimant ses « besoins », nous a aisément convaincus de lui accorder l’aide dont nous pouvions disposer. L’histoire de l’œuvre des Orphelins apprentis d’Auteuil est une belle histoire de charité intelligente et de pieuse énergie. Elle est aussi un exemple frappant de ce que peut accomplir l’initiative obstinée et réalisatrice d’un homme de cœur et de foi, tel que fut l’abbé Louis Roussel. Que ne puis-je vous la rappeler en son détail et en ses pathétiques épisodes ! L’œuvre d’Auteuil est justement populaire, mais cette popularité même lui crée des difficultés matérielles auxquelles il est urgent de remédier. L’orphelinat abrite actuellement plus de 200 apprentis, mais les demandes d’admission se multiplient chaque jour. Il faudrait pouvoir construire de nouveaux dortoirs, ouvrir plus largement les portes de cet asile où l’enfance trouve protection, où, de ces enfants, on fait des hommes qui apporteront au travail l’honnêteté et le courage. C’est tout cela que nous apprend le dossier de l’œuvre. Parmi les pièces qu’il contient, se trouve une lettre, et cette lettre, je l’ai lue avec émotion. Elle est de Robert de Flers. Quand il l’écrivait, le 6 avril 1927, nous ne pensions guère que, quelques mois plus tard, nous aurions la douleur de perdre en lui un confrère charmant et un ami très aimé. Toute la France lettrée a ressenti profondément la perte qu’elle faisait, en lui, d’un écrivain du talent le plus brillamment et le plus parfaitement français. Voici en quels termes s’exprimait Robert de Flers, en s’adressant au directeur de l’œuvre d’Auteuil :
« Monsieur l’Abbé,
« Après avoir lu l’histoire de l’œuvre d’Auteuil, et sachant les immenses services que, depuis 1866, elle ne cesse de rendre aux Orphelins-apprentis, on ne peut que souhaiter de toutes les forces de son cœur qu’elle réussisse à trouver les ressources nécessaires à son agrandissement. Jamais, en effet, le but qu’elle cherche à atteindre n’a été plus important qu’aujourd’hui. L’œuvre d’Auteuil, en effet, depuis soixante ans, s’est toujours appliquée à donner à la classe ouvrière des recrues sages et laborieuses, capables d’honorer leur profession et de fonder une famille française. »
Ce vœu de Robert de Flers, l’Académie l’a accompli.
C’est à ce même but de préservation et de protection de l’enfance que s’applique l’œuvre des petites filles pauvres. Elle les recueille de 4 à 12 ans et les élève gratuitement jusqu’à 18 ou 20 ans, d’abord dans son asile d’Arcueil, ensuite dans sa maison de la rue de la Santé. On les exerce à des travaux d’aiguille. Comme l’œuvre des petites filles pauvres, l’œuvre des Orphelins de la mer est une œuvre de secours et de sauvegarde, et aussi d’adoption familiale. Elle vient en aide, d’une façon durable, aux familles des inscrits maritimes naufragés ou morts en mer. De ces orphelins, on s’efforce de faire aussi des marins, tandis que ce sont des jardiniers que prépare l’œuvre des Orphelins jardiniers de Brou. Son siège est à Noyant, en Indre-et-Loire, sous la direction de M. le chanoine Braun et de Mlle Ida de l’Aigle. Les enfants y sont reçus à l’âge de 12 ans. Une pareille œuvre ne pouvait être mieux à sa place que dans ce Jardin de la France qu’est la Touraine. L’Académie lui a décerné, comme de juste, le prix Buisson.
De Touraine, nous passons maintenant en Dordogne, avec les Asiles John Bost, établis à La Force. Ils furent fondés, en 1848, par le pasteur John Bost. Remarquablement doué pour la musique, John Bost, avant d’adopter la vie sacerdotale, avait été brillant élève de Liszt, mais il y eut un concert auquel il fut plus sensible qu’aux harmonies du clavier : ce fut à la plainte qui s’exhale du chœur des misères humaines. Ce fut aux plus délaissées, au plus pitoyables que se voua sa charité — que dis-je ? aux plus rebutantes. A les soulager, John Bost se donna corps et âme. En trente ans, de 1848 à 1878, il édifia neuf asiles. On imagine ce qu’il y fallut d’efforts et de persévérance, mais John Bost était un de ces mystiques qui, comme l’on dit, « savent l’heure des trains » et dont le mysticisme se double d’un sens pratique très expérimenté. John Bost déploya, pour assurer la vie de son œuvre, une activité infatigable. Au retour de ses tournées de collecte et de bienfaisance, il se retrouvait avec joie parmi les ouailles dont il s’était fait le pasteur bienfaisant.
Tout d’abord, il y retrouvait des orphelins. C’était par eux qu’il avait commencé. Ensuite, il leur adjoignit des dames âgées, des institutrices, des demoiselles de compagnie que la vieillesse privait des ressources de leur travail. A ces recrues, s’ajoutèrent de vieilles servantes, mais cet assemblage ne satisfaisait pas encore cet homme singulier, et il le compléta par des idiotes, des dégénérées, des demeurées. Il les aimait tout particulièrement, car elles étaient les plus disgraciées, les plus abandonnées. Et cet amour pour ces misères, non seulement John Bost l’éprouvait, mais il savait le faire partager, et il sut réunir autour de lui les collaborations nécessaires. Des hommes, des femmes surtout, répondirent à son appel. Certes, leur tâche n’était pas facile, à ces volontaires de la charité, mais aussi quelle récompense, quand leur patience et leurs soins, non seulement arrivaient à soulager et à consoler, mais encore parvenaient à éveiller en ces intelligences obscurcies les lueurs qui sommeillaient au fond de leur détresse physique et morale ! Les Asiles John Bost sont une belle œuvre de fraternité humaine, aussi l’Académie lui a-t-elle réservé une part de la fondation Davillier.
C’est sur la fondation Virginie Colombe que l’Académie a prélevé celle qu’elle a attribuée à l’œuvre de Saint. Nicolas, qui est une des œuvres parisiennes les plus intéressantes, autant par son importance que par son but, qui est de donner aux jeunes garçons de la classe ouvrière de Paris, avec l’instruction primaire et professionnelle, une éducation chrétienne et française. Pour cela, elle entretient, à Paris et en banlieue, quatre grandes écoles, véritables internats populaires qui peuvent recevoir mille enfants ou jeunes gens. Organisées sur le même plan et soumises à des règles analogues, ces écoles sont situées à Paris, rue de Vaugirard, à Issy-les-Moulineaux, à Igny en Seine-et‑Oise et à Buzenval. Les enfants y sont admis depuis l’âge de six ans jusqu’à dix ou douze ans. Leur première communion faite et le certificat d’études primaires obtenu, ils sont placés dans une école professionnelle de l’œuvre et peuvent y rester jusqu’à dix-huit ans. L’instruction qu’ils y reçoivent garde un caractère pratique, sous une discipline ferme, mais paternelle. Pendant un demi-siècle, les Frères de la doctrine chrétienne y ont enseigné, et leurs successeurs laïcs y continuent leur tradition scolaire. La valeur en est éprouvée. Quatre écoles professionnelles fonctionnent : école d’Arts et Métiers, rue de Vaugirard ; école de Commerce et de Comptabilité, à Isly ; école d’Agriculture, à Igny ; école Pédagogique et littéraire, à Buzenval.
La maison de Paris est le berceau de l’œuvre fondée en 1829 par l’abbé Martin de Bervenger, secondé par le comte Victor de Noailles, grâce à qui fut acheté l’immeuble de la rue de Vaugirard. Les bâtiments de l’école furent reconstruits en 1897 par la libéralité de Mme Boucicaut. En 1853, l’achat du château d ‘Issy permit l’établissement de l’école de Commerce et de Comptabilité, En 1862, celle d’Horticulture ut ouverte à Igny, et, en 1899, à Buzenval, l’école Pédagogique. On y prépare au brevet d’instituteur. On n’en voit sortir que des maîtres qui apprennent à leurs élèves à être ce que l’on a fait d’eux-mêmes : de bons Français.
Ce sont de bonnes Françaises, celles qui, en 1917, en pleine guerre, ont fondé l’Entr’aide des femmes françaises, C’est par la fondation, à Paris, cité des Fleurs, d’une petite pouponnière de 20 lits, qu’elle a commencé son action. Elle entretient maintenant 6 pouponnières, dont la plus considérable, à Boulogne-sur-Seine, dispose de 80 lits, Au 31 décembre 1925, plus de 1.500 enfants avaient passé dans les pouponnières de l’œuvre, ce qui représente plus de 69.926 journées d’enfants. Je n’insisterai pas sur l’utilité de ces institutions et sur l’importance qu’elles ont pour la diminution de la mortalité infantile. Quel secours n’apportent-elles pas aux mères de famille modestes qui ont à concilier l’obligation du travail avec les soins de la maternité ! On ne saurait trop encourager la multiplication de ces pouponnières, qui sont des pépinières de petites Françaises et de petits Français. Aussi l’Académie a-t-elle réservé sa part, à l’Entraide, sur les arrérages de la Fondation Virginie Colombel, où elle se trouve en compagnie avec l’œuvre de Notre-Dame de Béthanie. Là, on recueille, dès le berceau, des, petites filles orphelines de père et de mère ou abandonnées. Elles y sont réunies par petits groupes de 10 à 12, et elles y trouvent, non seulement des soins, mais de l’affection. On tâche de faire des ménagères qui deviendront plus tard de bonnes mères de famille, de ces enfants sans mères et qui en ont une, admirable et tendre dévouement et de vigilante charité, en la personne de Mlle Allard, à qui revient l’honneur de leur avoir donné un doux abri et un foyer familial.
C’est aussi au dévouement que s’est adressée Mlle Chevallier, en organisant à Orléans l’œuvre des soins fraternels à domicile, où des dames visiteuses, la plupart anciennes infirmières, vont soigner chez eux les malades qui les demandent. Elles fournissent ; outre leurs soins, des remèdes gratuits, et elles sont tenues à une absolue discrétion sur tout ce qui touche aux personnes visitées. Elles doivent oublier leurs noms et ne se souvenir que de leurs souffrances. Comme Orléans a ses Soins fraternels, que l’Académie a distingués en accordant à cette œuvre une portion de la fondation Davillier, elle a décerné son prix Argut à l’œuvre strasbourgeoise des Tout-petits d’Alsace qui reçoit les enfants des familles ouvrières pendant les heures de travail des parents. On les surveille, on les amuse et on leur apprend le français, beaucoup de ces enfants ne sachant que l’alsacien. Les Filles de la Charité assument le soin de cette « garderie ». Sur la fondation Davillier, l’Académie a récompensé aussi l’œuvre des scouts de France à Tananarive, qui réunit les jeunes élèves du lycée en groupement extra-scolaire, d’un caractère sportif où les sports sont mis au service de la moralité.
Je m’arrête. Ah ! que de « vertus » dans les œuvres que je viens d’énumérer et qui ne sont pas toutes celles qu’a distinguées l’Académie ! Dans le nombre, il m’a fallu faire un choix, et j’en ai passé, sinon des meilleures, du moins d’excellentes et, en tout point, dignes d’intérêt. Je les omets avec regret, mais le temps s’avance, et je sens que M. de Bautru me tire par la manche. Il a hâte, la procession passée, de remettre son chapeau et de courir à ses affaires. Tout beau, M. de Bautru ! Savez-vous que, si je le voulais, j’aurais encore de quoi vous faire saluer à tour de bras, mais je vous donne congé pour aujourd’hui, et cependant, il vous eût été bon de voir s’offrir à vous les beaux actes de vertu individuelle que l’Académie a tenu à signaler. Ce ne vous eût pas été non plus un mauvais spectacle, que celui des courageux mérites de ces familles nombreuses sur lesquelles veille la généreuse sollicitude qui a constitué, en leur faveur, l’important budget annuel des prix Etienne Lamy et Cognacq-Jay.
Si l’Académie est en mesure de manifester largement à la Vertu, sous ses formes coopératives, son intérêt, elle n’est pas non plus dépourvue des moyens d’en encourager aussi les formes personnelles. On dispose, à ces fins, des prix nombreux qu’a suscités l’exemple de M. de Montyon et qui s’appliquent à ce que l’on pourrait appeler les cas de vertu isolés où se manifeste à être vertueux, par ses seules forces et à soi seul, cette obstination au bien qui va jusqu’à un acharnement qu’il n’est pas possible de ne pas admirer. N’est-ce pas à quoi correspond un prix Denis Lefort destiné à des jeunes filles méritantes, un prix Blanc de Lacaudrie alloué à des personnes charitables, un prix Camille Favre ou Dallez-Claparède, et combien d’autres, réservés à des actes de piété filiale ou de dévouement, envers les vieillards et les orphelins, envers les aveugles et les infirmes, envers tous ceux qui souffrent e qui ont besoin du secours d’autrui ? Ce sont ces beaux faits de fraternité et de solidarité humaines que l’Académie s’attache à récompenser, selon le vœu des donateurs qui lui ont confié le soin d’assurer la répartition annuelle de leurs généreuses libéralités, Comme chaque année, l’Académie s’est acquittée de son mieux de cette mission, qui n’est ni une petite tache ni une tâche facile. Pour la mener à bien, il faut peser bien des considérations, examiner bien des cas, résoudre bien des difficultés. La liste des prix de vertu dont peut disposer l’Académie n’en comprend pas moins de 90, et beaucoup sont divisibles. Cela fait beaucoup de dossiers.
Parmi eux, il en est d’une catégorie que j’ai abordée dans une intention particulière et avec une attention spéciale. Ce sont ceux qui concernent les vieux serviteurs et les vieilles servantes. Ces longs dévouements, ces patientes fidélités, ces vies vouées obscurément à autrui, souvent avec une admirable abnégation, ces humbles vertus éveillent en moi l’écho de chers souvenirs auxquels je me permets de m’arrêter souvent.
Car j’en ai connu une de ces « servantes au grand cœur », ainsi que les appelle Baudelaire, une qui fut mêlée longuement à ma vie, qui fut le témoin des heures heureuses, l’assistante des mauvais jours, la gardienne de mon enfance, dont toute l’existence s’est donnée aux miens et à moi-même, Lorsque notre Secrétaire perpétuel me proposa, cette année, de faire le rapport sur les prix de vertu, une des raisons qui me firent surmonter les appréhensions dont je vous ai fait part, devant une tâche pour laquelle je ne me sentais guère fait, fut la pensée d’y trouver l’occasion de rendre un hommage de gratitude à la « servante au grand cœur dont j’ai été à même d’admirer de si près les délicatesses et les dévouements, à celle dont la mémoire est unie au souvenir des êtres que j’ai le plus aimés, et dont je ne prononce le nom qu’avec reconnaissance et respect.
Elle s’appelait Catherine Clerget. Elle était originaire de Nuits, en Bourgogne, et fille de vignerons. Trois de ses sœurs entrèrent en service chez diverses personnes de ma famille. L’aînée, Françoise, fut pendant cinquante ans à celui de ma grand’mère maternelle, et notre Catherine fit mieux encore. Pendant soixante années, elle vécut de notre vie. Son cher et noble visage fut toujours présent aux yeux de l’enfant, du jeune homme, de l’homme et même du vieil homme qui vous parle d’elle. Elle l’avait vu naître, el elle avait sa place parmi nous. Elle la tenait et s’y tenait avec un tact qui n’avait d’égal que son dévouement. Elle avait été belle et avait acquis, en vieillissant, la dignité de l’âge. Elle semblait plus « de condition » qu’elle ne paraissait « en condition ». Elle était de la lignée des « grands cœurs », comme on est de bonne extraction.
Certes, elle eût mérité un de ces prix de vertu que L’Académie décerne aux vieux serviteurs. Elle eut mieux, et l’Académie lui offrit une plus belle récompense, la plus belle qu’elle lui pouvait donner. Elle eut la joie de voir l’enfant qu’elle avait élevé prendre place sous cette Coupole. Le jour où j’y fus reçu, elle était là. Elle s’était faite belle ; elle avait mis sa plus belle robe, son plus beau chapeau. Elle avait sa plus belle tabatière, et elle était assise au banc de famille, comme de juste, car elle en était. Il me semble l’y revoir aujourd’hui, en ce jour consacré à la Vertu, à ces vertus qui, des plus humbles aux plus héroïques, constituent une tradition, une de ces traditions françaises que l’Académie a mission de maintenir, d’encourager et d’honorer, et qui sont, viennent-elles du cœur ou de l’esprit, un legs du passé, une force du présent et un espoir de l’avenir.