Monsieur le Député-Maire,
Madame la Directrice de l’École Marcel-Achard,
Madame la Présidente des Enfants des Arts,
Mesdames, Messieurs,
Ce qui distingue, je crois, un auteur dramatique d’un romancier, d’un mémorialiste ou d’un poète n’ayant jamais écrit pour la scène, c’est que l’auteur dramatique — à condition d’être un véritable auteur dramatique, bien sûr — ne meurt pas. Et je m’explique.
Lorsqu’un romancier, un historien, un mémorialiste, un poète disparaît, ses œuvres demeurent contenues dans autant de volumes qu’il lui en a fallu pour les y faire tenir. On range précieusement ces volumes sur des rayonnages. On vient parfois les y prendre ou les emprunter, chez soi ou ailleurs, pour les consulter ou les relire. Dans le meilleur des cas on peut aussi les rééditer sous des aspects divers. Mais leur auteur, en si haute estime que le tienne parfois la postérité, n’en est pas moins biologiquement mort.
Or, il n’en est pas ainsi de l’auteur dramatique. Certes, il lui arrive un jour, comme à nous tous, de traverser le miroir. Mais pour peu que ses pièces continuent d’être jouées, chaque fois que les trois coups retentissent, que la salle s’éteint, que le rideau se lève, alors se produit une sorte de miracle. En effet, aussitôt que les personnages nés de l’imagination et de la plume de cet auteur, que l’on croit mort, se réinstallent soudain en des êtres de chair, absolument vivants, eh bien c’est l’auteur lui-même, leur créateur, qui se réincarne en eux. C’est donc l’auteur, à travers chacun de ses interprètes, qui se retrouve à nouveau bien vivant parmi nous.
Autant dire à quel point ceux qui se risqueraient aujourd’hui à parler de Marcel Achard comme s’il était mort se tromperaient.
Et même en ces lieux où, pourtant, des acteurs ne joueront pas une œuvre de Marcel Achard, celui-ci est tellement vivant qu’au moment où je vais commencer à vraiment parler de lui, j’ai l’impression de sentir son coude pousser le mien, et d’entendre sa voix, toujours un peu étranglée par un asthme qui le poursuivait depuis l’enfance, me glisser à l’oreille : « N’en fais tout de même pas trop. »
C’est une belle idée, Monsieur le Député-Maire, que d’avoir ainsi donné le nom de Marcel Achard à une école de votre commune, dans la mémoire de laquelle se trouve déjà si profondément inscrit le souvenir de Juliette Achard, l’admirable, infatigable et inoubliable présidente de ces Enfants des Arts, citoyens à part entière de Courbevoie. Oui, c’est une belle idée, car je suis certain que lorsque les enfants qui viennent et viendront ici — et d’où qu’ils puissent venir — auront appris et compris qui était Marcel Achard, beaucoup des brumes de leur vie de tous les jours se dissiperont parfois devant leurs yeux. Ils se sentiront plus légers, plus tendres — car Marcel Achard, c’était la tendresse —, plus heureux, un instant au moins. Peut-être même se sentiront-ils meilleurs. Et probablement, cela sera-t-il vrai.
Maintenant, pour vous parler très franchement, je me pose tout de même une question. Marcel Achard est-il le plus parfait modèle que l’on puisse proposer à la ténacité, à la qualité des efforts scolaires de ceux qui viendront s’instruire entre ces murs ? Je ne me hasarderais pas trop vite à l’affirmer.
Lorsqu’au début de ce siècle, étant né près de Lyon où ses parents vivaient, Marcel Achard fréquentait l’Institution Rollin, à la Croix-Rousse, je n’ose pas jurer, en effet, qu’il ait été tous les jours un élève exemplaire. Mais un charmant élève, comme beaucoup de maîtres pourraient en souhaiter, alors, oui, à coup sûr il dut l’être. Il avait déjà —les photographies de l’époque en témoignent — ce visage épanoui fait pour le rire autant que pour le rêve qu’il conserva toujours. Et il était certainement d’autant plus enclin à s’émerveiller de tout ce qu’il découvrait, que la myopie, dont enfant il commençait à souffrir, devait au moins lui permettre, puisqu’il était né poète, de faire un tri entre ce qui valait d’être regardé de près et le reste.
Oui, Marcel Achard ne pouvait être qu’un élève charmant. Et si les résultats qu’il obtenait en classe n’étaient peut-être pas toujours à la hauteur du charme qui émanait de lui, il n’est pas possible que, même au sein du corps professoral, on n’ait pas été sensible à ce charme.
Alors, qu’il préférât jouer plutôt que travailler, dans l’acception scolaire du mot, certainement. L’imagine-t-on d’ailleurs, presque au sortir de ses études lyonnaises, écrivant une première pièce qui, au lieu de Voulez-vous jouer avec moâ ?, se serait intitulée : Voulez-vous traduire Pline le Jeune avec moâ ? ou bien : Voulez-vous résoudre une équation du premier degré à une inconnue avec moâ ? Certainement pas.
En revanche, si Marcel Achard était donc, pour ses camarades, un compagnon charmant, il devait être aussi, pour eux, un fort précieux labadens. Il faut savoir, en effet, que le premier métier exercé par lui dans l’univers du spectacle fut celui de souffleur au théâtre du Vieux-Colombier.
Or ce métier, il ne l’avait pas appris, pour l’excellente raison qu’on ne l’enseignait pas. On était doué pour lui ou bien on ne l’était pas. Et Marcel Achard avait simplement prouvé, dès ses premières expériences de souffleur, qu’il était particulièrement doué pour être entendu des acteurs dont la mémoire flanchait un peu, sans l’être forcément des spectateurs qui devaient, en principe, ne s’apercevoir de rien. Aussi n’est-il pas déraisonnable d’imaginer que ce don, Marcel Achard n’avait pas attendu de l’exercer sur la scène du Vieux-Colombier pour en bénéficier et le mettre à profit. Mais où cela ? Eh bien, à l’Institution Rollin, cela va de soi. Dès lors, je ne sais pas si vous imaginez bien quelle aubaine ce pouvait être pour les jeunes voisins de l’élève Achard Marcel, que d’avoir à portée d’oreille un souffleur sachant spontanément ce que souffler voulait dire. On devait se battre pour se trouver à portée de souffle du futur auteur de Jean de la Lune.
À l’Académie française, on ne souffle guère. Non, peut-être, que nous n’en aurions pas quelquefois besoin. Mais lorsque, dans nos travaux de Dictionnaire, l’un de nous a cru trouver une définition ou un exemple lui paraissant dignes d’être pris en considération, il en est si content qu’il demande simplement la parole pour communiquer à la Compagnie ce qu’il estime avoir à lui dire. Donc, à quoi lui servirait un souffleur qui ne pourrait, au demeurant, pas savoir ce qu’il aurait à souffler ? Et lorsque nous n’avons rien à dire, nous ne disons rien. Ce dont il arrive, d’ailleurs, qu’on nous sache quelquefois gré.
J’ai été élu trop tard sous la Coupole pour avoir la chance de côtoyer Marcel Achard à nos séances du jeudi. Je ne sais pas s’il y intervenait souvent. Mais ce dont je suis certain c’est qu’il devait être, tout comme Marcel Pagnol, son ami le plus fidèle, un voisin enchanteur. Car lorsque je vous disais qu’à l’Académie française on ne souffle pas, c’est vrai au sens que prend le verbe « souffler » sur une scène de théâtre ou dans la salle de classe. Mais l’on peut toujours — et d’ailleurs on ne s’en prive pas — se souffler, en séance, quelques mots à l’oreille qui ne figureront pas obligatoirement au procès-verbal où, cependant, ils ne feraient pas toujours mauvaise figure. Et je me console mal de n’avoir à vous citer aucun mot qui, à l’ombre du cardinal de Richelieu peint par Philippe de Champaigne, m’aurait été soufflé par Marcel Achard.
Élèves de l’école qui porte désormais son nom, je voudrais pourtant, en terminant, me permettre de vous donner un conseil. Ayez l’oreille fine ! Je parle, bien sûr, de votre sens auditif intérieur. Car, ayant connu Marcel Achard comme je l’ai connu, je ne serais pas étonné du tout qu’il vienne de temps en temps, ici même, sans prévenir personne, et sans que vous puissiez le voir, avec ses yeux plissés derrière ses grosses lunettes qui ressemblaient à des hublots, pour souffler à votre imagination des mots qui ne seraient ni tristes, je vous le jure, ni hors de propos, je vous le certifie.
En tout cas, ce jour-là, s’il arrive, c’est bien, je m’en porte garant, l’esprit qui soufflera sur vous.