Visite du grand duc et de la grande duchesse du Luxembourg
Monseigneur, Madame,
L’Académie française, à qui vous faîtes aujourd’hui l’honneur d’une visite, est forte de traditions remontant à sa fondation. Il y a trois cent soixante-dix ans le Cardinal de Richelieu que le beau tableau de Philippe de Champaigne montre si attentif à nos débats, fonda notre Compagnie et lui confia le soin de veiller sur ce trésor immatériel, incomparable, indissociable de notre histoire et de notre identité, la langue française. Nous lui consacrons depuis lors nos travaux, attentifs à préserver le bon usage de la langue mais aussi à accompagner son adaptation au temps, c’est à dire à la vie. L’Académie est un cercle restreint de quarante membres, nombre voulu par notre fondateur, auquel nous sommes restés fidèles. C’est aussi un cercle fermé dont les séances se déroulent sans témoins, sans public, ce dernier n’étant admis à nous rejoindre que lors des séances solennelles que nous tenons sous la coupole.
Parfois cependant, nous ouvrons nos portes à des visiteurs exceptionnels, souverains, princes, chefs d’État qui partagent notre amour de la langue française. Ils viennent alors prendre part à nos travaux. Ces moments privilégiés se sont répétés dix-sept fois depuis 1635 et vous êtes aujourd’hui, Monseigneur, notre dix-huitième visiteur. Le premier d’entre eux fut une souveraine, seule femme d’ailleurs jamais accueillie par nous, la reine Christine de Suède amie de Descartes, passionnée de lettres et de philosophie. Le 11 mars 1658 elle est venue siéger à l’Académie, en l’hôtel du Chancelier Séguier, qui en était alors le protecteur. Ce fut aussi la seule visite royale du XVIIe siècle. Mais au siècle suivant, l’Académie reçut six visiteurs illustres ; et six encore au XXe. Nos premiers hôtes se joignirent à notre Compagnie au Louvre, où le roi Soleil lui avait donné une hospitalité définitive. Mais la Convention chassera et abolit l’Académie. Depuis le XIXe siècle nos visiteurs illustres nous voient en ce palais rêvé par Mazarin et qui nous fut accordé par Napoléon. En ce nouveau millénaire, vous êtes le second à nous visiter.
Mais de tous les hôtes remarquables que l’Académie a reçu, vous êtes Monseigneur, le seul qui ait un titre particulier à siéger parmi nous, celui qui nous relie à notre propre histoire. Petit-fils du Prince Félix de Bourbon-Parme, vous descendez en droite ligne de Louis XIII qui signa en 1635 les lettres patentes établissant notre Compagnie ; de Louis XIV qui fut après le Chancelier Séguier notre premier protecteur royal. Votre présence parmi nous, dans ce palais, est un symbole remarquable de la continuité de notre institution et du lien maintenu avec nos premiers protecteurs.
Mais aussi, Monseigneur, que de pages d’histoire communes à nos deux pays : Jean Laveugle Comte de Luxembourg qui avait épousé Louise de Bourbon, arrière petite fille de Saint Louis, se fit tuer à la bataille de Crécy en 1346 parce qu’il s’était porté au secours de Philippe VI roi de France que l’Anglais Edouard III était venu défier en son royaume. Toujours menacé d’annexion par les souverains d’Europe dont Louis XIV votre ancêtre, et plus tard Napoléon, votre pays lutta durant des siècles pour imposer sa souveraineté qui ne sera acceptée qu’au Congrès de Vienne et reconnu par le traité de Londres de 1839. C’est ce farouche esprit d’indépendance opposé aux ambitions de vos voisins, puis aux violations de votre neutralité inscrite dans le second traité de Londres signé en 1867, qui conduisit le Luxembourg à rechercher très tôt les voies de la paix dans des ententes inter étatiques qui préfigurent l’évolution présente de notre continent. Le Benelux était né le 5 septembre 1944 de la volonté commune du Grand Duché, de la Belgique et des Pays Bas d’éviter le retour des invasions qui avaient au début des années 40 condamné à mort ces pays. La volonté de créer une communauté des nations qui put garantir la paix et la sécurité est aussi à l’origine de l’invention de l’Europe. Ce projet a eu pour père un ministre français des Affaires étrangères, mais Luxembourgeois de naissance, Robert Schuman, dont la langue maternelle était le Luxembourgeois et qui apprit à l’école le français et l’allemand. Robert Schuman résumait l’idée européenne par cette phrase que devraient apprendre par cour tous les écoliers de notre continent : « Ce n’est pas par hasard que l’idée d’une communauté de l’acier du fer et du charbon provienne précisément d’un garçon luxembourgeois dont les parents savaient par leur expérience ce qu’est la guerre ». Tout était rassemblé dans cette phrase, un Luxembourg durant des siècles menacé par l’esprit expansionniste d’autres États, l’horreur de la guerre et l’espoir de réconcilier les peuples en en appelant à leurs intérêts communs. Luxembourg devint – et c’est justice – la première capitale de l’Europe, c’est aujourd’hui l’un des trois pôles de l’Union, et nous nous réjouissons d’accueillir ici le souverain du pays qui préside en ce moment aux destinées européennes. Votre pays, Monseigneur, a en Europe un rôle particulier, c’est un modèle pour tous les États qui en font partie. Notre Premier Ministre qui fut toujours un européen convaincu a dit que « le Luxembourg avait la science de l’Europe » et qu’il en était le « laboratoire », concluant « si on veut toucher l’Europe, car elle n’est pas théorique ici, il faut aller au Luxembourg ».
Un mot encore, Monseigneur, de la langue que nous partageons et qui dans votre pays cohabite avec le luxembourgeois et l’allemand. Grâce à ce trilinguisme le Luxembourg est le symbole de la rencontre entre la culture romaine et la culture germanique, rencontre qui a contribué à forger l’identité de la nation luxembourgeoise. Vous incarnez toute la richesse culturelle de l’Europe. Et au demeurant ce n’est pas seulement de trilinguisme qu’il faut parler à votre propos. Si l’on croit Victor Hugo, qui était assis dans cette salle de séance à peu près derrière vous, et qui était fort attaché à votre pays, où il fut accueilli lorsque la Belgique le chassa, les « paysans, chez vous, cultivent la terre et lisent Shakespeare en anglais et Victor Hugo en français ! ». Quelle chance pour vos compatriotes que de pouvoir d’emblée prendre part à toutes les cultures de notre continent.
Monseigneur, Madame, veiller sur notre langue commune est notre devoir, notre raison d’exister et nous l’accomplissons semaine après semaine depuis près de quatre siècles. Que vous soyez venus aujourd’hui participer à cette tâche nous est tout à la fois bonheur et honneur. Soyez les bienvenus dans cette Compagnie où les liens de famille, ceux de l’esprit et l’avenir que nos deux pays construisent, devaient tout naturellement vous conduire.