Discours prononcé à l’occasion du centenaire de Marcel Proust

Le 24 avril 1971

Jacques de LACRETELLE

DISCOURS

prononcé à l’Hôtel de Ville, le 24 avril 1971
après l’apposition d’une plaque par le Conseil de Paris
à l’emplacement de la maison natale de Marcel Proust

 

 

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Mesdames, Messieurs,

 

Une fois de plus, la Municipalité de Paris montre l’intérêt qu’elle porte aux lettres.

En inaugurant aujourd’hui les manifestations qui célèbrent le centenaire de Marcel Proust, en accueillant à l’Hôtel de Ville ceux qui ont pris pour tâche d’entretenir et de perpétuer sa mémoire, vous affirmez votre désir de participer à la vie littéraire de la capitale et d’honorer les écrivains qui ont fait sa gloire.

Au nom de l’Académie Française, au nom de la Société des Amis de Marcel Proust et de Combray, que j’ai l’honneur de présider, soyez-en remerciés.

Vous n’attendez pas de moi que je résume dans une brève allocution l’œuvre immense que nous a donnée Proust et nos raisons de l’admirer. Vous n’attendez pas non plus des souvenirs personnels ou des anecdotes qui vous montreraient une figure cent fois décrite par ses biographes.

Ce que je voudrais, c’est extraire de cette légende l’exemple qu’elle fournit à tous les écrivains, la ligne de conduite droite, réfléchie et volontaire qu’elle leur propose.

Comment se présentaient la nature et la figure de Marcel Proust à l’origine ? C’est un enfant hypersensible, nerveux, émotif, pour qui la tendresse maternelle est une nécessité vitale et qui cherche à pénétrer les secrets de la vie par la contemplation intérieure. Des images le traversent. Des intrigues s’ébauchent. Des rêves le hantent. Ainsi se forme la nappe souterraine où il puisera un jour.

Plus tard, au lycée — le lycée Condorcet — cette angoisse native, accrue par la curiosité de savoir, trouvera un dérivatif et un soutien dans une rare précocité intellectuelle et les premiers débats d’esprit avec ses camarades. Il lit, il observe, il retient. Il deviendra l’ami de ses maîtres. Il dialoguera avec eux. À dix-sept ans, il écrira, sans le connaître, à Anatole France. La lettre de ce jeune admirateur enthousiaste a été publiée dans la correspondance proustienne.

 Bientôt Proust aura d’autres visées. Elles paraîtront frivoles. Elles ne le sont pas. Il voudra connaître l’armature de ce qui constitue la société française, étudier les mœurs des salons, voir ce qui reste de la grande ordonnance décrite jadis par Madame de Sévigné, Saint-Simon et le Chateaubriand des Mémoires d’Outre tombe. De nos jours (et dans bien des cas l’appellation est juste) cette fringale de jeunesse s’appelle snobisme. Elle en prend la forme et les défauts. Mais Proust est mû avant tout, n’en doutez pas, par une curiosité d’historien et un intérêt d’artiste. Le salon des Guermantes avec ses alliances, ses ramifications et ses rites consacrés, c’est un peu la rosace fermée de ces cathédrales qu’il admire tant.

Nous savons de plus qu’il rêve d’écrire une grande œuvre romanesque et qu’il connaît Balzac par cœur. Or, pour reconstituer la société de son temps, il faut avoir ses entrées partout. À condition, bien entendu, de regarder autour de soi avec humour et de conserver son sens critique. Qualités qu’aucun lecteur d’À la Recherche du Temps perdu ne saurait dénier à Proust.

Ainsi s’écoulera la première partie de sa vie, celle où Jacques-Émile Blanche l’a peint en dandy à la boutonnière fleurie. Sous les faux-semblants d’un jeune amateur nonchalant, il saura plaire par des dons sans rapports avec ses intentions et son but. Il publiera des billets dans le Figaro — ce qui n’est pas un blâme à mes yeux — mais où il n’ose mettre une griffe trop sévère. Il publiera aussi un recueil de nouvelles, Les Plaisirs et les Jours, très révélateur des thèmes qui le hantent, mais où n’apparaissent pas les grandes mutations qu’il souhaite apporter au roman et à la prose française. Il voudrait — et il y parviendra plus tard — que le style adhère complètement, exactement, à l’objet qu’il décrit et aux visions qui l’inspirent. De là ces phrases longues, chargées d’épithètes irremplaçables, qu’il imposera plus tard quand il aura trouvé sa voie.

Car il cherche, il cherche encore, en ces années d’apprentissage, Et avec quelle conscience, avec quel scrupule !

Il commence un essai critique, Contre Sainte-Beuve, où il jette des images, des souvenirs, et qui constitue presque un récit romanesque. Mais il ne le publie pas, et c’est longtemps après sa mort que nous le découvrirons dans ses papiers. De même il ne sera pas plus satisfait d’un roman qu’il a entrepris et où déjà l’on entrevoit pourtant tous ses dons. Les feuillets de ce Jean Santeuil, il les déchirera, et il faudra toute la patience des archivistes proustiens pour reconstituer ces pages qui sont un peu les brouillons de la grande œuvre qu’il sent mûrir en lui.

Et c’est là qu’on a le droit de parler de caractère et de haut exemple professionnel, car à l’approche de la maturité, ce jeune ambitieux, ou du moins jugé tel, si impatient de se faire un nom dans les lettres, refuse de donner au public une œuvre gauche et imparfaite. Il s’impose de faire mieux.

Alors sa décision est prise. Au dandy peint par Jacques Blanche succédera un reclus, aidé en cela, hélas ! par une maladie qui le retient de plus en plus dans sa chambre et l’éloigne du monde.

Dans l’isolement volontaire de ses Mille et une nuits, l’œuvre majeure se forme, se consolide, trouve ses racines profondes et son expression accomplie. En 1913 — Proust a 42 ans — paraît Du Côté de chez Swann.

Cette œuvre, Messieurs, qui étonna tous les hommes de ma génération — rappelez-vous avec quel enthousiasme elle fut accueillie par Mauriac, Morand, Maurois, Cocteau — cette œuvre, vous avez bien fait de lui donner aujourd’hui droit de cité, car elle reconstitue toute une époque de Paris et elle s’inscrit au cœur de votre ville.

Certains quartiers, certains aspects de la capitale, ont été décrits par lui avec une sensibilité si attentive et si profonde qu’ils sont liés à jamais aux visions qu’il nous en a laissées.

Rappelez-vous ses rencontres avec Gilberte aux Champs-Élysées, rappelez-vous Mme Swann dans l’allée des Acacias... Et ces tableaux plus sombres, où le regard de Proust recueille, comme toujours, un élément de beauté, et de beauté tragique. Ainsi le Paris nocturne de la première guerre.

Autre passage célèbre, dédié dans son œuvre à Paris, et qui appartient à une époque révolue. Les cris de la rue, cette cantate à voix dissonantes, que ce veilleur impénitent entendait au matin, lorsque les marchands ambulants défilaient sous ses fenêtres.

Oh ! nous savons tout ce que Proust doit à ses souvenirs provinciaux, aux visages familiers qui l’ont entouré dans son enfance, à la contemplation de la nature, aux interrogations muettes, passionnées, fiévreuses, qu’il lançait à un buisson d’aubépines en fleur ou à trois clochers qui semblaient se poursuivre, au cours de ses promenades, dans un paysage de campagne... Mais Paris, où il est né et où il est mort, a été son champ d’observation et son laboratoire.

Aussi avez-vous bien fait, Messieurs, de vous associer les premiers à l’hommage qui lui est rendu par le monde des lettres. Cette plaque qui vient d’être apposée sur sa maison natale, rue La Fontaine, permet à notre ville de revendiquer un peu de son génie.

Historien des mœurs, philosophe de l’art, observateur tantôt émouvant et tantôt caustique, c’est bien Paris qui a fourni à cet étonnant créateur de types ses dons multiples et si divers.

Dans quelques semaines, des délégués de tous pays viendront porter témoignage, au Collège de France, de l’université de Marcel Proust. Soyez fiers de proclamer que cette universalité, c’est Paris, votre Paris, qui l’a formée chez le grand écrivain.