Hommage à M. Robert ARON*
Prononcé par M. Maurice Druon
Directeur de l’Académie française
en séance le jeudi 24 avril 1975
Messieurs,
Nous établissons nos calendriers en les accordant à nos souhaits, à nos désirs ou à ce que nous croyons nos nécessités. Mais un autre calendrier, tenu dans les régions de notre être et du monde inaccessibles à nos prévisions, met celles-ci en déroute.
Ce jour, qui devait être d’éclat et de faste, est devenu jour d’ombre et de deuil.
Nul d’entre nous n’aurait pensé, jeudi dernier, quand nous nous levions pour accueillir Robert Aron, que nous aurions à nous relever pour lui aujourd’hui, et que ce même geste, rituel en notre Compagnie, par lequel nous saluons l’entrée d’un nouveau confrère et nous exprimons l’affliction de son départ, il nous faudrait le répéter, d’une semaine sur l’autre, à l’intention du dernier de nos élus.
Si nos annales gardent le souvenir de plusieurs académiciens qui moururent entre leur élection et le moment prévu pour leur réception, jamais encore, semble-t-il, il n’en fut qui n’occupa son siège qu’un seul jour. L’événement est en soi stupéfiant et nous affronte aux questions brutales, aux questions sans réponse que nous pose la mort chaque fois qu’elle survient dans un instant particulièrement spectaculaire, comme s’il devait nous être signifié par là quelque chose que nous sommes impuissants à percevoir.
Comment ceux d’entre nous qui, voici une semaine, se trouvaient réunis dans la salle intime de nos commissions de lecture auraient-ils pu imaginer qu’ils seraient les seuls auditeurs, tristement privilégiés, de ce chant à deux voix où Robert Aron, à travers la personne et le souvenir de Georges Izard, et Jean Guitton, à travers la vie et les travaux de Robert Aron, touchaient à l’essence des choses humaines et divines, à la vocation de la liberté et aux formes suprêmes de la foi ?
Ces deux beaux textes, certes, auront la diffusion et la durée de l’écrit ; nous n’en déplorons pas moins les effets d’une circonstance dramatique et singulière qui aura privé de la solennité publique tout ensemble la mémoire du prédécesseur, l’œuvre du récipiendaire et le message de celui qui la devait célébrer.
Avec l’humour un peu triste qui lui était si naturel et dont il tempérait ses joies comme ses peines, Robert Aron, dans son exorde ironisait sur la durée très relative de l’immortalité dont l’Académie nimbe ses élus. Cependant que Jean Guitton, projetant ses lumières intérieures sur son modèle pour en mieux distinguer l’image, s’écriait : « Quelle aventure de ne plus bien savoir si je compose le portrait d’un vivant ou si je dessine un paysage d’idées ! » Étrange prescience formée, comme il arrive parfois, à l’insu de celui qui l’exprime, et que les mots révèlent après coup.
Voici donc Robert Aron devenu ce « paysage d’idées » que sont les disparus. Paysage divers et touffu, car Robert Aron semblait né sous le signe des dualités, des diversités, voire des contradictions ; son souci et son effort, à partir de là, furent de faire apparaître la complémentarité des différences, de réconcilier les antagonismes, de transcender les divergences.
Le destin se charge d’organiser nos symboles. Il nous fut rappelé comment, engagé volontaire et blessé dans la première guerre mondiale, Aron vit tomber autour de lui, en un même jour, trois camarades frappés à mort : un catholique, un protestant, un juif. Trois sacrifices, pour une même patrie, de trois hommes qui avaient trois traditions religieuses séparées, trois formes souvent opposées de la croyance.
Il nous fut rappelé aussi comment, jeune intellectuel, Robert Aron fut également attiré par des milieux aussi éloignés que ceux de la Revue des Deux Mondes et de la Nouvelle Revue Française, avec même une incursion vers le surréalisme ; et comment encore il participa à ces mouvements de pensée qui, dans l’inquiétant intervalle entre les deux guerres, militaient pour la défense de la démocratie et pour la dignité de la personne humaine. Il avait fondé avec Arnaud Dandieu le groupe qui s’appela Ordre Nouveau ; il fut proche un moment de celui d’Esprit qu’animaient Georges Izard et Emmanuel Mounier. Rappelons quelques titres de ses ouvrages d’alors : Décadence de la nation française — Le cancer américain — La révolution nécessaire.
Tous ces jeunes hommes étaient à la recherche, sur des chemins divers, d’un ordre intelligent ou d’une ordonnance plus humaine de la Société. Ils virent bientôt déferler les armées d’un ordre féroce, destructeur et absurde.
La première guerre mondiale avait atteint Robert Aron dans sa chair ; la seconde l’atteignit dans sa liberté et dans son âme. Les amitiés qui lui restaient fidèles à Vichy n’empêchèrent pas qu’il connût les persécutions raciales et les arrestations. Ayant gagné Alger, il y servit dans l’administration du gouvernement Giraud, puis du gouvernement de de Gaulle. C’est à ce moment que je le connus ; nos liens amicaux remontaient à cette époque-là.
Patriote, il fut en même temps un Européen convaincu et se fit, après la guerre, le promoteur ardent du mouvement fédéraliste. Ses livres : Précis de l’Unité française et Principes du fédéralisme exprimaient sa pensée à ce double égard.
Historien, il s’attacha surtout à l’étude des événements, tissés d’oppositions et d’affrontements farouches, dont il fut le contemporain : Histoire de Vichy — Histoire de la Libération — Histoire de l’épuration. Il faut à la fois de l’humilité et de l’orgueil pour se faire tout ensemble l’étudiant et le juge des événements de son temps. Aron avait à la fois la modestie du chercheur et la certitude de soi qui permet de rendre des arrêts sur les actes accomplis. Tous les jugements ne peuvent évidemment pas être du goût de tous ceux sur lesquels ils sont portés. Nous savons que Robert Aron mit scrupule et conscience à formuler les siens.
Mais peut-être est-ce dans le domaine de la réflexion religieuse qu’il témoigna le plus évidemment des dualités convergentes de sa pensée. Juif profondément croyant, profondément pieux et parfaitement enraciné à la tradition ancestrale, son intelligence n’en était pas moins sollicitée par les questions que lui posait historiquement et philosophiquement le christianisme, ce greffon d’Israël enté sur le tronc gréco-latin et qui devait en renouveler toute la feuillaison et en transformer le fruit. D’où ses études justement célèbres : Les années obscures de Jésus — Ainsi priait Jésus enfant. Et son dernier ouvrage, ne s’appelle-t-il pas : Lettre ouverte à l’Église de France ? Il paraît à l’heure où disparaît son auteur ; et l’émotion nous a saisis lorsque nous avons reçu, comme testamentaire, ce volume tout fraîchement signé d’une main qui s’est immobilisée.
En considérant Robert Aron comme « un historien de la réconciliation », Jean Guitton ne pensait pas seulement à ses travaux sur les événements récents ; il pensait à son approche des problèmes ultimes, à travers les siècles et pour notre partie de l’humanité.
L’étendue et la diversité de sa culture, attestée par la multiplicité des sujets qu’il traita au long des trente volumes qui composent son œuvre, eussent fait sa présence précieuse à notre Compagnie. Et l’importance qu’il attachait à son entrée à l’Académie, la joie à la fois souriante et fervente avec laquelle il se préparait à sa réception solennelle montraient assez le confrère assidu et attentif qu’il aurait été.
Le destin, disais-je, s’entend à organiser nos symboles. Pour Robert Aron, voué aux contradictions surmontées et aux antagonismes conciliés, un mystérieux décret a voulu que le terme de la vie coïncide avec l’apogée.
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* décédé le 19 avril 1975.