Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Joseph Kessel

Le 27 septembre 1979

Maurice SCHUMANN

Discours prononcé en séance

 

Lorsque Joseph Kessel[1] a été foudroyé, le 24 juillet 1979, il y avait exactement cinquante-deux ans que l’Académie française l’avait distingué pour la première fois. La relation qui s’est établie dès 1927 entre la Compagnie et l’écrivain né le 10 février 1898, en Argentine, de parents russes, allait-elle de soi ? Le 22 novembre 1962, l’Académie a donné pour successeur au Duc de La Force un auteur consacré qui, au cours des douze années précédentes, avait publié les quatre tomes du Tour du Malheur et les trois volumes de Témoin parmi les Hommes avant de « faire surgir à pas de velours des épineux qui bordent la piste fauve » — comme l’a si bien dit André Chamson — Le Lion, pour peupler les rêves d’évasion de toutes les adolescences. Mais il fallait plus de clairvoyance, peut-être plus de hardiesse, aux Quarante de 1927 pour décerner le Grand Prix du Roman au jeune Kessel qui n’avait pas encore doublé le cap de la trentaine. Maurice Barrès, Pierre Loti, Anatole France, disparus presque en même temps, n’étaient plus parmi eux. François Mauriac, André Maurois, Jacques de Lacretelle, Georges Duhamel, Jules Romains, Maurice Genevoix n’avaient pas atteint l’âge de la candidature. Les romanciers de l’Académie qui émirent, il y a plus d’un demi-siècle, un vote prémonitoire dont nous pouvons aujourd’hui tirer quelque fierté s’appelaient Marcel Prévost, Henry Bordeaux, Édouard Estaunié, René Bazin, Paul Bourget, Henri de Régnier. Furent-ils sensibles à la vareuse bleue et à la médaille militaire du sous-lieutenant de vingt-cinq ans auquel L’Équipage avait si bien ouvert les portes de la célébrité qu’elles ne se refermèrent jamais ? Le lauréat lui-même aurait été le dernier à leur en faire grief. Trente‑sept ans plus tard, on l’entendit sous la Coupole associer à l’éloge de son prédécesseur le nom du comte Jacques de Caumont La Force, troisième officier aviateur mort dès 1910 en service commandé, qui s’était enrôlé — dit-il — « dans la cavalerie de l’azur, de la tempête et des nuages ». Au sacrifice des précurseurs, il se sentait redevable d’un certain fond de noblesse qui ne cessa plus de l’obliger : « Cette part de ma vie, insistait-il, si exaltée, si naïve et si claire qu’elle me paraît celle d’un autre. » Etait-ce vraiment « un autre » celui qui, en 1944, après avoir rallié « la Tête Armée de notre bataille » (ce portrait en six mots est encore d’André Chamson et je n’en connais pas de plus complet), regagna la carlingue et rentra dans l’équipage pour engager avec L’Armée des Ombres les dialogues de la nuit ? Y eut-il vraiment en Kessel, non deux hommes, mais deux créateurs : le reporter (c’est Stendhal qui nous a ramené ce mot d’Outre-Manche, il y a juste cinquante ans) et le romancier digne d’être hanté par Tolstoï ou Dostoïevsky ? Son destin littéraire procède-t-il, au contraire, tout entier de l’éveil simultané d’une vocation de combattant et d’une vocation d’auteur qui, jusqu’au terme, demeurèrent indissociables, si multiples et variés que dussent être les combats du journaliste et du soldat ? L’alternative n’est ni factice ni indiscrète, puisque Kessel lui-même l’a posée.

En 1948, après avoir terminé L’Homme de plâtre, dernier tome du Tour du Malheur, c’est ainsi qu’il se livre dans un avant-propos : « Quand le dessein m’est venu d’écrire ce roman, je n’avais pas encore trente ans. L’achevant, j’en ai plus de cinquante. Pour faire traverser à un projet cet intervalle de temps, immense dans la vie d’un homme — et parmi quelle épaisseur de hasard — il faut un esprit de suite et un attachement au même objet entièrement contraires à ma nature. » Tel était le message, discret mais révélateur, de Joseph Kessel à ses innombrables lecteurs. Je me sens aujourd’hui, non pas libre, mais contraint de dévoiler comment « Jef » transposait le même aveu devant un ami qui, pourtant, n’était pas de ses intimes mais qui était assez sûr de l’aimer pour lui donner, tard dans la nuit, le sentiment d’être compris. « Tu me confonds — me dit-il, à la terrasse d’un café des Champs-Élysées, il y a juste un quart de siècle — avec le grand romancier que j’aurais été si j’avais moins adoré la vie. » « Laisse-moi, lui répondis-je, te réfuter par un exemple. Tu as, en 1927, réuni deux nouvelles sur les faces cachées de l’émigration russe. La seconde — intitulée Pigall (sans e terminal) — est l’œuvre réussie d’un garçon de vingt-neuf ans qui, peut-être, aimait trop la vie. Tu as appelé la première La Pension Mimosas : on y ressent, d’un bout à l’autre, la sobriété, le bruissement, la palpitation du meilleur Tchekhov. C’est pourtant le même Kessel qui, d’un trait, a écrit Nuits de Princes. Es-tu sûr qu’il aurait, au petit matin, frappé — pour en découvrir les tragédies secrètes — à la porte de La Pension Mimosas s’il n’avait quitté Pigall la tête et le cœur lourds ? Es-tu sûr de n’être pas devenu un grand romancier à force d’aimer la vie jusqu’à l’insatisfaction ? »

Il y a, dans les grands livres de Kessel, des temps forts où, soudain, le voyageur s’arrête, où la terre — cette écorce du vertige — cesse de tourner, où l’immobilité rend à l’âme toutes les chances qu’un oubli frénétique lui avait ravies. À la fin des Lauriers Roses, Gloria change de ton pour dire à Richard : « Mon père était un homme très pauvre. » Alors, l’amour dont on n’osait plus dire le nom se met à voler obscurément sur les flots d’une mer chaude et complice. De même, à la fin de L’Homme de plâtre, La Tersée, avili par la drogue, se couche sur les flammes d’une voiture incendiée pour sauver Richard qui, naguère, dans un corps franc, lui avait épargné la mort. On pense à Maître et Serviteur, comme on pense au roman posthume de Tolstoï, Hadji Mourad, en lisant Les Cavaliers. Kessel est un grand romancier, non parce qu’il a contrarié sa nature, mais parce qu’il a commandé à sa nature en lui obéissant.

La confiance des Académiciens français — ceux de 1962, comme ceux de 1927 — l’a aidé à ne jamais perdre sa propre, sa vraie trace dans les sentiers du monde. On a souvent cité l’exorde de son discours de réception : « Pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement pendant un millénaire dans les annales de la France, qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. » Mais on se plaît à oublier la phrase suivante : « Oh ! j’entends bien, pour vous la question ne s’est même pas posée et vous êtes surpris, sans doute, de me l’entendre mentionner. Mais, croyez-moi, le fait même de cet étonnement méritait qu’il fût signalé. » Pour vous, la question ne s’est même pas posée : jamais l’Académie ne fut mieux remerciée que par ces quelques mots.

Le 25 juillet, au cimetière du Montparnasse, il n’y eut que des discours intérieurs et des prières muettes. Cependant les couleurs de la France éclairaient la porte funéraire. Si discrètes qu’elles fussent, elles semblaient adresser au cercueil de Joseph Kessel les premiers mots du beau chant que Maurice Druon, avec lui, conçut et composa : « Amis, entends-tu ? » Entends-tu ces jeunes garçons et filles (il y en avait beaucoup) qui sont venus te remercier d’avoir mené la vie à grandes guides sans jamais tricher sur rien et d’avoir assez aimé les âmes perdues pour savoir qu’elles ne le sont jamais ?


[1] Mort le 23 juillet 1979.