Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Daniel-Rops, en séance

Le 23 septembre 1965

Jacques RUEFF

Mes chers Confrères,

C’est avec une peine profonde que j’ouvre cette séance de rentrée, qui aurait dû être marquée de la joie des retours heureux. Hélas, l’un des plus aimés d’entre nous manque à l’appel.

Lorsque nous nous sommes séparés, le 8 juillet, Daniel-Rops était là, comme à l’accoutumée, modeste, attentif, affectueux. Qui eût pu penser que nous le voyions pour la dernière fois ?

Il s’est endormi doucement, le 27 juillet, à la fin d’une journée de travail. Mme Daniel-Rops m’a dit que plus le temps passait, plus il intensifiait son effort, comme s’il eût voulu, tel le bon ouvrier, achever son œuvre avant le soir.

Il se savait, depuis plus de vingt ans, atteint d’un mal inguérissable, dont il observait le progrès avec une sérénité bouleversante. Jamais aucun de nous ne, l’a entendu y faire allusion.

On demeure confondu devant le tranquille courage dont témoignait l’ampleur de son génie créateur.

Son œuvre est immense. Dans les premières étapes de sa carrière, il a mené de front l’enseignement et la méditation. De 1922 à 1945, à Chambéry, à Amiens, puis au lycée Pasteur à Neuilly, il a préparé à l’interprétation de l’histoire de nombreuses générations d’étudiants. En même temps, il livrait au public des essais profonds et subtils, où il projetait les lumières de sa pensée généreuse sur les problèmes les plus difficiles de l’époque.

Son premier livre, Noire inquiétude, qui est de 1925, lui valut d’emblée une importante distinction de notre Académie. Cet ouvrage fut suivi, en 1931, d’un essai d’une haute portée, tristement actuel, sur Le monde sans âme.

Presque simultanément, il publiait deux romans : L’Ame obscure et Mort, où est ta victoire, drame religieux d’une âme aux prises avec le mal.

Mais le romancier était aussi un poète délicat. Un recueil plus tardif : Où passent des anges, contient un admirable chapitre sur « la poésie et les puissances de la nuit », véritable psychanalyse du mécanisme de la création poétique.

Tous ses dons insignes convergeaient en une spiritualité profonde. Elle ne pouvait pas ne pas le conduire à l’histoire religieuse. C’est comme historien du Christianisme qu’il a acquis sa plus grande notoriété. Son Histoire Sainte, puis son Histoire de l’Église du Christ ont connu un immense succès. À cette dernière série appartient Jésus en son temps, paru en 1945 et qui devait lui valoir une célébrité mondiale. Plus de cinq cents éditions, en langue française, ont été successivement épuisées. L’ouvrage a été traduit en quatorze langues, du portugais au japonais, du polonais au grec moderne.

C’est seulement en juin dernier qu’il avait donné le « bon à tirer » du treizième et dernier volume de sa grandiose Histoire de l’Église. L’ouvrage paraîtra en octobre et ne sera que la première de ses œuvres posthumes.

On mesure l’héroïsme de l’ouvrier chétif qui a produit ces monuments grandioses. Nous pleurons l’humaniste et le savant qui honoraient l’Académie. Mais nous pleurons aussi le Confrère aimé de tous, qui considérait le prochain avec une affectueuse et discrète sollicitude.

Sa modestie était sans égale. Elle m’a interdit de lui rendre le dernier hommage qui eût, j’en suis sûr, traduit le sentiment unanime de l’Académie. Mais il a voulu, avec la fermeté des cœurs simples, les obsèques les plus discrètes. Elles appellent les remarques qu’il avait appliquées à celles d’Edouard Le Roy, dont il avait prononcé l’éloge sous la Coupole, le 22 mars 1956 : « Le dernier acte de sa vie devait montrer, disait-il, parlant de son prédécesseur, à quelle place il situait la gloire de ce monde, lui qui, pour ses obsèques, refusa les pompes et les discours auxquels lui eût donné droit la dignité que vous lui aviez conférée, pour retourner dans cette poussière, dont nous sommes tous faits, avec la simplicité d’un modeste paroissien. »

Daniel-Rops repose maintenant dans le petit cimetière campagnard de Tresserve, face au lac, devant le beau paysage qu’il affectionnait.

J’ai dit à Mme Daniel-Rops, en votre nom, que nous garderions pieusement son souvenir.

Je sais, mes chers Confrères, que, tous, vous souhaitez la minute de silence qui permettra d’adresser au Confrère disparu la pensée que nous sentons dans nos cœurs. Je vous propose d’interrompre la séance, en signe de deuil.

 

Jacques RUEFF,
Chancelier de l’Institut.