SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES
DU MARDI 25 OCTOBRE 1932
DISCOURS
DE
M. ANDRÉ CHAUMEIX
PRÉSIDENT
Messieurs,
L’Institut de France a coutume de célébrer tous les ans, le 25 octobre, l’anniversaire de la loi de 1795 qui a renouvelé le statut des Académies, dont la fondation remonte au XVIIe siècle. Aujourd’hui il a une raison supplémentaire de commémorer cette date. Il y a cent ans, par une ordonnance publiée le 26 octobre 1832, le roi Louis-Philippe a rétabli cette Académie des Sciences morales qui vient de fêter il y a quelques jours avec éclat ce souvenir.
Celui à qui échoit l’honneur de présider chaque année la réunion des cinq Académies reçoit l’émouvante mission de rendre hommage à ceux de nos confrères qui nous ont quittés. Cette tradition ne nous permet pas seulement d’évoquer des ombres qui nous sont chères et que leur œuvre défend contre l’oubli. Elle est plus encore que le témoignage de notre estime et de notre amitié confraternelle. Elle a pour objet de donner une expression publique à la reconnaissance due à des hommes qui ont été de bons serviteurs, parfois de grands serviteurs de notre pays.
Tous, savants, historiens, artistes, poètes, écrivains, diplomates, ils ont réussi à devenir pleinement maîtres des forces que la nature, l’hérédité. L’éducation avaient mises en chacun d’eux. A leur rang et dans l’ordre de l’activité qui leur était propre. Ils ont vécu ardemment cette aventure qu’est une destinée humaine et dont il reste souvent si peu. Par l’étude, par l’observation et la pensée, par les paysages, par le sentiment et la douleur, ils ont éveillé les parties profondes de leur être suscité ces élans qui font l’artiste et l’homme d’action et grâce à cette éclosion d’eux-mêmes, ils ont épanoui de bienfaisantes facultés. Ils ont été de ceux par qui, peu à peu le long des siècles, se perfectionnent les individus et les sociétés. L’humanité ne vit que par un petit nombre de personnes. Selon une fière et juste parole, la un don de l’élite à la multitude.
Quel témoignage meilleur de cette vérité que l’existence de ce général Ferrié, dont l’Académie des sciences porte le deuil ? Pour apprécier avec exactitude toute l’importance de son labeur scientifique, il faudrait être un de ses pairs et aussi parler un langage qui ne serait entendu que de ses égaux. Ce qu’un profane peut proclamer avec convenance, c’est que le général Ferrié a été le grand maître en France de la T.S.F. à laquelle demeure attaché le nom de Branly. Jeune capitaine, à peine sorti de l’École polytechnique, Ferrié s’est passionné pour l’étude de la radio-électricité. A la fin du siècle dernier, ses travaux personnels l’ont fait désigner pour suivre les essais tentés par Marconi entre l’Angleterre et la France. Ferrié a discerné immédiatement les services que la T.S.F. peut rendre à l’armée et les applications militaires du moyen de communication dont le cohéreur de Branly fut au début l’organe principal. Il s’est mis à cette œuvre admirable qui a été en vérité son œuvre. Il a été le créateur, l’animateur de la radiotélégraphie militaire française.
Pour tirer parti des ondes de Maxwell et de Hertz, il fallait unir à des connaissances théoriques étendues, le goût de l’expérimentation. Ferrié a été le technicien infatigable qui a été partout présent, qui a procédé à toutes les tentatives, collaboré à toutes les améliorations, renouvelé les méthodes et les dispositifs, aussitôt que des besoins imprévus étaient reconnus. A la Martinique, au Maroc, il mettait bientôt en évidence les résultats acquis. Il installait le poste de la Tour Eiffel, les postes des navires, le poste à étincelle sur automobile, le poste de dirigeable, le poste d’avion. Quand la guerre a surgi, le lieutenant-colonel Ferrié était directeur de la radiotélégraphie française et il était prêt à la grande tâche qu’il allait accomplir. C’est à lui et aux nombreux savants qu’il avait su grouper autour de lui, que l’armée a dû tous les appareils nécessaires, le télégraphe et le téléphone sans fil, la télégraphie par le sol, les postes d’écoute. A mesure que la guerre s’étendait, il fallait des postes plus forts. La Tour Eiffel avait eu jusque là la plus grande puissance clans l’antenne. Lyon en eut bientôt deux fois plus ; à la fin de la guerre, le poste de Croix d’Hins, construit en collaboration avec la marine américaine, était entendu de tous les points de la terre et resta, jusqu’à la mise en sen ire de la station de Sainte-Assise, le premier poste du monde.
Quand vint la paix, le général Ferrié environné de la considération et du respect de tous, honoré dans l’Europe entière et hors d’Europe, représentant de notre pays dans toutes les commissions internationales reçut les offres les plus flatteuses et aurait pu céder aux instances de ceux qui lui demandaient de mettre son autorité et son savoir au service d’entreprises privées. Mais Ferrié était avant tout un soldat ; il voulut le rester. Il devint le commandant supérieur des troupes et des services de transmission. On lui doit la réalisation du projet des longitudes mondiales mis en avant par le Bureau des longitudes, où les signaux horaires peuvent être observés à un millième de seconde près. En 1929, le ministre de la Guerre prit en sa faveur une mesure tout à fait exceptionnelle, qui fut le suprême honneur décerné au général Ferrié. Une loi fut votée qui le maintenait en activité sans limite d’âge. Cette récompense, réservée aux seuls généraux qui ont commandé devant l’ennemi une unité d’ordre supérieur, était bien méritée par celui qui a été un des artisans de la victoire.
Le général Ferrié était peu après enlevé brusquement et jeune encore à l’affection des siens. Quand il a disparu, toute l’armée et tout le monde savant ont eu le sentiment qu’une bienfaisante lumière s’éteignait. Et beaucoup ont joint à ce regret la douleur personnelle de perdre un ami. Ce savant organisateur avait un cœur charmant, de la simplicité et de la générosité. Ceux qui l’ont entendu le jour où il a dit un dernier adieu au précieux collaborateur qui lui avait témoigné un dévouement filial et ne l’avait pas quitté pendant près de quinze années, le colonel Ch. Metz, chef du service radiotélégraphique de la quatrième armée pendant la guerre, n’oublieront pas l’expression pathétique de ce visage de soldat dont la mâle volonté n’arrivait plus à cacher la douleur et la pitié. C’était un chef dont l’autorité s’accordait naturellement avec la bonté. L’armée lui garde un culte fervent. Et c’est toute la nation qui doit honorer sa mémoire.
Il était réservé à un autre savant, Gabriel Kœnigs, de rendre pendant la guerre des services importants. Professeur de mécanique physique et expérimentale à la Faculté des sciences de l’Université de Paris, Gabriel Kœnigs s’était signalé par de rares qualités d’ingéniosité et une remarquable habileté manuelle. On doit à ce profond géomètre, une théorie magistrale des mécanismes, et il a appliqué toutes les ressources de l’analyse moderne et de la géométrie à la cinématique. Kœnigs avait demandé jadis la création d’un laboratoire de mécanique. C’est là qu’il procéda à des essais de la résistance des métaux et qu’il réussit à faire progresser la construction de divers engins de guerre. Il était de ces savants qui ne se contentent pas de savoir, mais pour qui la science est, avant tout création. Toutes les activités scientifiques ont ainsi durant la guerre soutenu l’effort de nos soldats. C’est aux hommes tels que Gabriel Kœnigs, à ces savants désintéressés, si mal dotés par l’État, et si noblement consacrés à la recherche du vrai, que pensait Maurice Barrès quand il a dit : « Il y a eu le miracle des laboratoires de France au même sens où nous disions le miracle de la Marne ou le miracle de l’union sacrée. »
L’Académie des sciences a encore été cruellement éprouvée par la disparition d’un savant dont elle appréciait grandement la valeur et le caractère. Guillaume Bigourdan. Voué dès sa jeunesse à l’astronomie. Guillaume Bigourdan, à peine âgé de trente ans, a passé de l’Observatoire de Toulouse à l’Observatoire de Paris, où il est resté toute sa vie. Il ne l’a quitté parfois que pour accomplir des voyages scientifiques et s’il a parcouru bien des régions de la terre, ce fut pour mieux voir le ciel. Il est allé en Espagne, en Tunisie, jusqu’au Sénégal pour observer les éclipses de soleil, à la Martinique pour observer le passage de Vénus. Et quand, abandonnant l’espace, il entreprenait dans la bibliothèque de l’Observatoire qu’il aimait, de grands voyages à travers le temps, c’était pour s’entretenir avec les sages antiques de Chaldée, d’Assyrie, de Perse et de l’Inde qui ont été les initiateurs de la plus vieille science du monde. Pour qui en juge de l’extérieur, il n’est rien de plus romanesque ni de plus lyrique que l’astronomie. Le ciel reste peuplé d’images qui sont nées de l’esprit poétique des Grecs d’Ionie. On songe aux flèches enflammées de l’archer divin et aux chevaux cabrés du char apollinien. Les noms charmants des Gémeaux, de Persée, d’Orion, de la chevelure de Bérénice évoquent des mythes qui ont une jeunesse enchantée. Pour les savants, l’astronomie mathématique est d’une importance capitale. S’il leur arrive de maudire encore Mercure, ce n’est pas qu’ils pensent aux fantaisies légendaires de ce dieu, c’est parce que le périhélie de cet astre déjoue légèrement leurs calculs et qu’il est en avance de quarante-deux secondes par siècle. Très rigoureux et très érudit, Guillaume Bigourdan s’est attaché à la fois à perfectionner les instruments nécessaires à la science et à s’en bien servir. Il est devenu un observateur admiré de tous ses collègues et on lui doit en particulier, une belle étude sur les nébuleuses, ces systèmes lointains étrangers à notre voie lactée et dont le plus rapproché de la Terre envoie une lumière qui met un million d’années à nous parvenir. Il a fait aussi sur l’heure, sur le calendrier et sur la météorologie, des recherches systématiques, et il a publié de remarquables notices qui sont une des parures de l’Annuaire du Bureau des longitudes. Son assiduité, son dévouement, sa vigueur d’esprit, son allure jeune qu’il avait conservée dans un âge avancé, demeureront dans la mémoire de ses confrères qui éprouvaient pour lui autant d’estime que d’amitié.
C’est à la Grèce antique que nous ramène le souvenir de Maurice Holleaux, dont l’Académie des inscriptions et belles-lettres a eu le chagrin d’apprendre la fin soudaine. En sortant de l’École normale supérieure, Holleaux était allé à l’École d’Athènes, où il avait fait ses débuts par d’heureuses campagnes sur la rive orientale du lac Copaïs. Il devait y revenir plus tard comme directeur. C’était une époque célèbre dans l’histoire de cette grande École. Homolle venait de procéder aux fouilles de Delphes, qui étaient près d’être achevées. Maurice Holleaux reprit les fouilles de Délos, recruta et dirigea le personnel et c’est à lui qu’est due l’initiative des publications qui ont fait connaître les beaux résultats de cette exploration. L’archéologie proprement dite, où sa méthode stricte lui a valu de si notables succès, ne l’a cependant jamais accaparé tout entier. Avant tout, Holleaux a été un épigraphiste de grand mérite, et si après avoir passé par la Sorbonne, il a terminé sa carrière comme successeur de Foucart, c’est que tout le désignait pour occuper au Collège de France, la chaire d’épigraphie grecque. Ses nombreuses communications, disséminées dans les revues savantes, révèlent son érudition et la sévérité de sa critique. Modeste et même un peu farouche, désintéressé et réserve. Holleaux, qui était un homme si sûr et si attentif en amitié était de ces savants dont la conscience est scrupuleuse jusqu’à l’inquiétude. On ne saurait peut-être pas tout ce qu’il valait si à cinquante ans passés il ne s’était décidé à soutenir sa thèse de doctorat. Il a écrit alors sur les monarchies hellénistiques du IIIe siècle un ouvrage original il montre l’indifférence de Rome pour le monde grec vers lequel le Sénat finit par tourner les regards sous l’influence des circonstances beaucoup plus que par l’effet d’un impérialisme médité. A lui seul, ce livre range Maurice Holleaux parmi les grands historiens critiques de l’antiquité.
Il est encore un archéologue célèbre dont nous avons à déplorer la disparition. Stéphane Gsell est l’auteur d’une œuvre considérable, qui représente un travail poursuivi avec une rare énergie et un rare bonheur. Il s’est consacré à l’Algérie, il en a fait revivre tout le passé, il a établi l’inventaire des richesses de l’Afrique du Nord. Ses recherches minutieuses, son imagination vive et souvent divinatoire, ses classifications patientes lui ont permis de rédiger les deux volumes des Monuments antiques de l’Algérie, complétés par un Atlas archéologique qui est une merveille d’érudition. Ayant tout lu, tout dépouillé, tout vu, ayant interprété les inscriptions latines, vérifié les descriptions éparses chez ses devanciers, identifié les localités, il a formé le vaste dessein de publier un ouvrage qui ne serait limité ni à une époque ni à une région, mais qui serait en vérité l’histoire complète de l’Afrique du Nord depuis les origines berbères jusqu’à l’Empire romain. Un homme aurait-il la force, aurait-il le temps de mener à bien une pareille entreprise ? Stéphane Gsell a eu cette volonté et cette énergie. Il avait eu ici-bas sa part de deuil et de souffrance. Il a trouvé l’emploi de sa vie dans cette recherche passionnée du passé. Les huit volumes qu’il a publiés sont un monument qui fait honneur à la science de notre pays. On a pu dire que par la franchise, la netteté, la probité, la simplicité, ces livres savants avaient quelque chose de la beauté des ouvrages de Fustel de Coulanges, et il n’est pas de plus bel éloge.
Maurice Boy, de l’Académie des inscriptions, était un historien d’une figure aussi aimable qu’originale. Il a été un chartiste volontaire, et c’est l’amitié plus que l’enseignement qui fit de lui un disciple de Maurice Prou. Il avait débuté dans l’administration et la plus grande partie de sa carrière s’est passée à la Caisse des dépôts et consignations et à la Cour des comptes. Les austères devoirs de sa profession ne l’ont jamais détourné de l’histoire dont il avait le goût. Sa curiosité était infinie et son esprit d’une singulière variété. On lui doit les études les plus diverses sur la géographie féodale de la région de Sens, sur les archives des notaires parisiens et sur les artistes de la Renaissance. Il a été si ravi par les poésies de Christine de Pisan, qu’il les a publiées, il s’est intéressé aux deux Jehan Cousin, à Pierre Lescot, à Philibert de Lorme et à Diane de Poitiers. Par sa critique philologique, par son examen scrupuleux des dates, il a précisé des questions qui touchent à l’histoire de l’art et les conservateurs du musée du Louvre se sont plu à louer l’heureuse contribution qu’ils devaient à ses travaux. Peut-être son ouvrage le plus utile à l’heure présente serait une étude qu’il a écrite naguère sur l’histoire de l’amortissement des dettes de 1’État avant 1790. Un bon juge a pu dire que ce livre serait de grande actualité si les hommes d’État s’inspiraient des leçons de l’histoire. Mais il ne dépend pas des savants que la politique tienne compte de l’expérience et leur mission, assez belle en soi assurément quand ils la remplissent avec la conscience et l’honnêteté de Maurice Roy, est seulement de manifester la vérité.
L’Académie des beaux-arts a été affligée par la disparition de deux artistes très différents par le tempérament, mais unis par l’amour du dessin et par la sincérité de leur œuvre. Pierre Laurens et Émile Friant ont été tous deux, selon une tradition qui est bien de notre pays, à la fois des peintres et des moralistes, en ce sens que, par les formes et les couleurs, ils ont cherché à faire revivre, en même temps que l’image créée par la nature, l’esprit qui l’anime. Comme les artistes de jadis, Pierre Laurens avait reçu l’enseignement technique et moral de sa famille. Il avait recueilli dès son enfance les hautes leçons du peintre de La mort de Sainte Geneviève, son père. Méditatif et profond, sévère envers lui-même, aimé de ses élèves, il a surtout travaillé le portrait qui manifeste le caractère. Les tableaux où il a représenté ses parents, ou Charles Péguy, les dessins des prisonniers de guerre dont il a été avec fermeté d’âme le compagnon admirable, attestent ce qu’il y a de sobriété, de gravité allant jusqu’à la tendresse dans cet art qui fait parfois penser à l’école de M. Ingres.
On goûte de même dans l’œuvre d’Émile Friant ce grand amour de l’ouvrage bien fait. Ce Lorrain obstiné et malicieux, d’une nature si ardente et d’un esprit si riche, a eu durant sa féconde carrière cette ténacité qui est la forme quotidienne de la volonté. Il a excellé dans le dessin au crayon, qui peut n’être pour un artiste qu’un moyen de recherche et de notation rapides, mais qui devient aussi, dès qu’il le veut, l’expression des nuances les plus fines et les plus profondément méditées. Il s’y est consacré avec un bonheur continu qui suffirait à sa célébrité. Mais ce n’est là qu’une partie de son labeur. Émile Friant a été remarquable par la multiplicité et la souplesse de ses dons, par la vivacité d’un esprit aussi spontané dans la recherche que discipliné dans l’exécution. Que n’a-t-il pas tenté Tout l’a sollicité : eaux-fortes, pointes sèches, gravures, peinture de chevalet, peinture décorative, aquarelles, pastel. Il n’est pas jusqu’à la sculpture qu’il n’ait essayée. Il a fait plus encore. Le goût de la recherche, l’habitude de voir et de bien voir, l’analyse des formes qui accompagne le dessin l’ont amené, hors de son domaine propre, à s’intéresser à l’aéronautique, à des problèmes comme celui de la protection du réservoir à essence à l’art du camouflage dont il fut un des premiers à avoir la conception.
En toutes choses, il apportait la même précision, le même coup d’œil d’artiste qui saisit les rapports des choses, le même amour généreux de la vie qui le détourne de l’exceptionnel et de l’excessif, et qui le ramène à l’émotion humaine, à la contemplation charmante et mélancolique des spectacles familiers, des scènes populaires et des paysages. Honorons en lui, parmi tant de tentatives bruyantes qui ne l’ont pas troublé, l’artiste qui voulut être et qui a été un dessinateur, le gardien d’une tradition indispensable aux arts.
L’Académie française a eu la douleur de perdre un grand romancier, René Bazin, qui lui appartenait depuis près de trente ans. Cet écrivain de race fut en outre un homme de caractère admirable, aimé et respecté de tous. La vie de René Bazin nous offre l’exemple d’un noble et délicat effort qui s’est poursuivi pendant un demi-siècle avec autant d’aisance et d’harmonie que de probité. Partout où il a passé, René Bazin a été entouré de la déférente affection que méritaient sa charmante courtoisie, sa droiture, sa douceur qui enveloppait la fermeté d’un homme fier de sa foi, sûr de sa doctrine, et très libre d’esprit. Il avait débuté en Anjou, comme professeur de droit. Mais il avait le goût et le don d’écrire. Remarqué dès ses débuts par Ludovic Halévy qui le fit entrer au Journal des Débats, puis par Brunetière qui lui ouvrit la Revue des Deux Mondes, il est resté toute sa vie fidèle aux maisons qui l’avaient accueilli, où il avait tant d’amis, et où, quand l’âge vint, il manifesta aux jeunes tant de bienveillante sympathie.
Il a commencé d’écrire des romans à cette époque où dominait encore le naturalisme matérialiste et où allait renaître avec Paul Bourget le roman psychologique. C’est le temps où Taine disait à l’auteur du Disciple : « Ma génération est finie ». Ce qui rentrait dans la littérature, d’où une école outrancière les avait bannis, c’étaient l’âme, la poésie et le goût. Toute peinture des individus et des groupes sociaux suppose une conception de l’homme et de la vie. René Bazin n’eut qu’à être lui-même pour laisser paraître son attachement aux traditions familiales, son souci de la vie intérieure, son culte des grandeurs nationales, son amour de l’histoire qui a fait la France et son aversion pour ce qui la défait. Ses idées ont été le soutien de ses livres, sans que jamais il en ait voulu tenter l’exposé dogmatique. Il ne songeait qu’à être un écrivain, et dans le noble exercice des lettres, il était attentif à la fiction de l’art, se proposant de plaire aux honnêtes gens, heureux par surcroît de les faire participer à cette dignité de l’esprit qui est de penser bien. Tout ce qu’il a écrit sur la province, sur les paysans, sur la vie des humbles, depuis les récits de ses débuts jusqu’à cette belle biographie du P. de Foucauld, jusqu’à ce Magnificat, qui a été sa dernière œuvre et qui a remporté mi éclatant succès, manifeste ainsi, sans orgueil et avec une pureté naturelle la transparence d’une belle âme.
Ceux qui ont eu le plaisir de s’entretenir souvent avec lui savent quelles étaient ses consciencieuses et fines préoccupations d’artiste. Il aimait à dire lui-même qu’il était un amateur de couleur. Ce campagnard grand promeneur et grand chasseur, avait été formé par les paysages. Il chérissait les bois, les champs, les marais l’ombre ménagée par la nature sur l’intimité de la beauté. Il en parlait avec délices, et il découvrait alors une puissance sensible qui le montrait capable de goûter les allégresses du voyage. Il a visité l’Italie et l’Espagne, la Syrie et la Palestine, la Belgique et l’Angleterre, l’Afrique du Nord, le Canada et les États-Unis. Mais tout s’accordait en lui pour le ramener au sol de son pays, dont il aimait l’ardeur, la mesure et la grâce.
Ces dispositions de son esprit ont mis au premier plan de toute son œuvre la terre française. Le paysage n’est pas chez lui un décor ne valant que selon l’attention toute personnelle que nous lui accordons et selon l’émotion passagère qu’il provoque en notre sensibilité. Le sol national est pour lui une réalité substantielle et on dirait que les personnages lui empruntent la vie qui les anime. Leur drame est son drame, comme le font paraître avec éclat les grands romans tels que La Terre qui meurt, Les Oberlé, Le Blé qui lève. René Bazin regarde les champs en artiste pour qui le monde extérieur existe et aussi en croyant qui les sent associés au passé comme à l’avenir de sa race. Le bocage vendéen et la terre angevine ont eu ses préférences, mais ce sont beaucoup d’autres provinces qu’il a peintes. C’est la Normandie, ce sont les plaines du Nord, et c’est l’Alsace. Rien de plus émouvant que cette vision de Jean Oberlé, couché dans l’herbe à l’aube près de la frontière, qui songe à toute l’étendue de sa patrie et qui s’écrie : « C’est la France qui chante. » Ces mots pourraient servir à définir l’œuvre entière de René Bazin.
Les hommes qu’elle nourrit, cette terre, le romancier les a considérés avec une hardie liberté d’esprit, qui ne craint aucun des grands problèmes du temps présent. Les aventures de Donatienne et de l’Isolée, les questions posées par le dépeuplement des campagnes, la question d’Alsace avant la guerre, la condition des ouvriers et des paysans ont tour à tour occupé sa pensée. Ce réalisme paraîtrait justement plus audacieux qu’il n’a la réputation de l’être s’il n’était tout pénétré d’amour. Mais René Bazin est catholique, il est sans incertitude devant le problème de la destinée. Il sait la déchéance de l’homme et la facilité avec laquelle le mal triomphe ici-bas. Il a aussi la confiance, qu’il tire de sa propre expérience, dans la victoire du chrétien sur la toute-puissance des passions. Dans les pires coupables il discerne une âme immortelle qui sera rachetée. Autour de la tendresse et du respect qu’il a des humbles rayonne toujours, comme on l’a dit, le souvenir de l’atelier de Nazareth.
La piété était la source de sa vie spirituelle, la piété profonde et douce qui se mêlait naturellement à tous ses actes comme à toutes ses méditations. Il y a de la grandeur dans ces élans exceptionnels qui élèvent el entraînent les hommes, et ces facultés d’emportement font les héros et les saints. Mais il y a une exquise vertu dans la pratique quotidienne, humaine et simple de la croyance. René Bazin a eu cette dévotion sans faste qui convient à tous les états de la vie, qui rend meilleur sans ostentation et sans austérité, et qui, selon une antique expression, est comme l’abeille qui tire son miel des fleurs en les laissant aussi fraîches qu’elle les a trouvées.
C’est au moment de nous quitter que René Bazin a montré tout ce qu’il était. Il se savait perdu. Il se plaisait à dire avec reconnaissance qu’il avait eu ici-bas sa part de soleil, d’ombre et de poussière, et il attendait sa fin à la fois avec modestie et avec le sentiment confiant des sûretés divines. Il montait en vérité à la mort. Il nous laisse le souvenir d’un être rare, dont la mémoire sera respectée aussi longtemps qu’il y aura des hommes pour apprécier la qualité d’une âme.
Charles Le Goffic a été enlevé prématurément à notre amitié après avoir passé bien peu de temps parmi nous. Poète, romancier, historien, il a laissé une œuvre abondante et variée qui vit par la qualité du style, par l’imagination et par la flamme. Dès l’enfance, il avait reçu la règle qui avait discipliné ses pères, écouté le bruissement de la forêt mystérieuse des rêves de sa race, subi ces puissances qui viennent d’une famille et d’une région et qui présentent une pensée prête à pénétrer le cœur. Si, dans le bouillonnement de la jeunesse, il put se croire un novateur, il retrouva vite et avec ravissement les images, les émotions, les traditions qui formèrent sa structure morale. La légende veut que, recevant la visite de Charles Le Goffic au moment où il se présentait à l’Académie, le maréchal Joffre, avec cette malicieuse et perspicace franchise qui était un des traits de l’illustre soldat, ait dit : « Il n’a pas l’air d’un candidat, mais il me plaît beaucoup. » Comment le maréchal qui se connaissait en hommes, n’aurait-il pas discerné tout de suite ce qu’il y avait de générosité, de fidélité et de désintéressement, d’esprit national, dans ce rude Breton, qui avait l’apparence d’un marin ? Tout son cœur et toute sa pensée sont dans ses livres comme ils étaient dans ses conférences et dans ses articles de journaux. Mais peut-être est-ce dans les libres entretiens qu’il avait avec ses amis qu’il était le plus pleinement lui-même. Quand il se sentait en confiance et en communauté d’idées, Charles Le Goffic laissait paraître toute la richesse, toute l’exubérance de sa nature. Sa parole ardente devenait précipitée, orageuse même comme une mer agitée. Elle prenait une singulière puissance. C’est que Le Goffic était accompagné d’un cortège invisible et magnifique. Ce qui surgissait alors avec lui, ce n’était pas seulement tous les souvenirs dont la lecture des beaux livres avait orné son esprit, c’était la Bretagne, ses landes, ses légendes, ses enchantements où les croyances sont mêlées de superstitions, ses sombres grandeurs. De ce sentiment qui l’unissait à sa province, nous avons eu deux fois la révélation quand Charles Le Goffic a été élu à l’Académie et, peu après, quand il nous a été enlevé. En quelques mais, la Bretagne fut avec lui à l’honneur et par lui dans l’affliction. Elle a manifesté combien était profond l’attachement qui liait cet écrivain au peuple de sa terre natale.
Par un de ces beaux destins qui sont réservés aux poètes, Le Goffic a été un des premiers à faire entendre sur les années de guerre un chant qui a ému. Il a écrit en prose l’épopée de Dixmude, de Steenstrate et des marais de Saint-Gond. Les grands événements ont besoin de subir le travail du temps et de se dépouiller pour devenir matière d’art et pour se transfigurer dans cette approximation qui est l’histoire. Les héros des Flandres ont trouvé tout de suite Le Goffic pour les célébrer. Rencontre merveilleuse qui a permis à un lettré de conquérir le cœur du peuple et d’unir dans une œuvre ce qu’il a le plus aimé son pays, sa Bretagne et la langue française.
L’Académie des sciences morales a perdu en M. Salandra un homme d’État, qui a eu l’une des plus honorables carrières politiques du régime parlementaire italien. Conservateur résolu, il ne se prêta jamais à des combinaisons suspectes pour arriver au pouvoir et combattit sans défaillance le socialisme et l’extrême-gauche des Assemblées. En matière de politique étrangère, M. Salandra était partisan convaincu de la Triple alliance. Il suivait une voie toute différente de celle de Visconti Venosta, Luzzatti, Ferdinando Martini et Prinetti. Sans vouloir rompre ouvertement avec les puissances centrales, ces hommes d’État étaient portés à désirer pour leur pays un autre point d’appui à la politique étrangère de l’Italie ; et c’était du côté de la France et de l’Angleterre qu’ils le cherchaient. Salandra était d’une autre école. Pendant les vingt-cinq années de sa bienfaisante ambassade à Rome, notre, confrère, M. Camille Barrère, l’a trouvé sur son chemin alors qu’il travaillait à la grande œuvre du rapprochement franco-italien. La destinée réservait cependant à M. Salandra, par un étrange retour des choses, de proclamer sa fidélité aux accords de 1902 et de déclarer en 1914, aux puissances germaniques, que l’Italie ne pouvait les suivre, parce qu’elles étaient l’agresseur. Dans un temps où viennent parfois, de l’autre côté des Alpes, des rumeurs qui troublent l’image que nous aimons toujours à nous former de l’Italie, il nous est précieux de nous rappeler que de cette terre émouvante, éducatrice des hommes, héritière de la notion romaine du droit et du respect des contrats, est partie dès le premier jour du conflit, l’affirmation historique que l’Allemagne est responsable de la guerre. M. Salandra devait plus tard rompre avec les puissances centrales. L’intérêt national parlait plus haut que les préférences personnelles qui avaient été les siennes. Comment ne pas retenir ce souvenir de ce que peut une diplomatie active et avisée, et comment renoncer à la pensée que, quels que soient les mouvements passagers de la politique, l’appel du cœur et les décisions de la raison arrivent à s’accorder pour rapprocher des peuples destinés à favoriser en commun le développement de la culture séculaire dont vit l’humanité »
Le nom de M. Jusserand, qui appartenait à l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1925, évoque lui aussi de grands souvenirs de guerre. Jusserand a compté parmi les ambassadeurs qui ont été, dans les années de conflit, d’éminents serviteurs de notre pays. Très travailleur, et très instruit, aussi familier de l’histoire de l’Angleterre que de notre histoire capable d’écrire sur Shakespeare comme sur notre Ronsard ardent et vivant, écrivain et orateur, d’une magnifique activité d’esprit, Jusserand a servi son pars partout on il s’est trouvé, depuis ses débuts jusqu’à la mission de Pologne. Il était préparé par sa profonde connaissance des choses anglo-saxonnes à remplir la grande mission que le sort lui réservait. Il a été l’ambassadeur de la France aux États-Unis pendant la guerre. Il a compris l’Amérique : il l’a beaucoup aimée, il a su y conquérir des sympathies nombreuses. Sa popularité, ses relations, son tact, ont puissamment contribué à la formation de l’opinion des dirigeants américains et à la décision finale de Washington. Jusserand parlait de cette époque avec autant d’émotion que de fierté. Plus tard, il souffrit, lors du vote émis par le Sénat américain, en constatant les soudains changements des pays d’opinion et les troubles apportés dans la vie internationale par les brusques évolutions des démocraties. Il s’employa de toutes ses forces à apaiser les malentendus entre les États-Unis et la France et à rétablir l’accord qu’il jugeait indispensable à la paix du monde. Il s’est efforcé jusqu’à son dernier jour, par la plume et par la parole, de faciliter à deux nations qui avaient combattu ensemble, l’intelligence mutuelle de leurs intérêts. Les événements n’ont pas exactement répondu à cette attente : il n’a jamais perdu cependant l’espoir d’un avenir meilleur. Son souvenir reste vivant en Amérique comme en notre pays, et des deux côtés de l’Atlantique sa fin a laissé un douloureux regret.
Sa vie, et celle de tous nos confrères regrettés auxquels j’ai eu le cœur de rendre hommage, nous invitent à retenir le grand enseignement que fournit la connaissance du bien qu’ils ont fait. Quand un homme surgit à une heure critique, l’éclat et l’efficacité de son rôle nous font oublier ce qui a précédé. L’action, qui dépend du moment, nous éblouit par ce qu’elle contient d’improvisation. Mais les conditions de l’action ne s’improvisent pas. Elles veulent les longs labeurs et les patientes préparations. Lorsque parait un général Ferrié, lorsque parait un Jusserand, c’est une existence de travail qui se résume et trouve son accomplissement. De nos jours, dans l’état complexe des civilisations, les plus admirables courages, les plus violents élans du cœur, les plus beaux coups de génie ne remplacent pas le temps perdu. La continuité, visible ou non, est le secret de tous les succès, de tous les pouvoirs. Cette lumière sur un passé récent, que nous devons à nos confrères disparus, commande l’attention et l’effort. Le maréchal Foch aimait à dire que les nations ne risquent de périr que si elles perdent la mémoire. Pour les peuples, la mémoire c’est l’étude des grands événements et des grandes existences, c’est la réflexion sur les données expérimentales, c’est l’histoire, — l’histoire qui aujourd’hui plus que jamais nous presse de méditer sur les leçons d’hier, afin de nous épargner celles de demain, et nous ordonne de vouloir et de veiller.