Discours de réception de Claude-François Fraguier

Le 1 mars 1708

Claude-François FRAGUIER

DISCOURS prononcé le même jour par Mr. l’Abbé FRAGUIER de l’Académie Royale des Infcriptions & Médailles, lors qu’il fut reçu à la place de Mr. Colbert Archevêque de Rouen.

 

MESSIEURS,

Je fçay combien il m’eft defavantageux d’avoir à parler devant vous, après un homme dont vous avez couronné trois fois l’éloquence. Je fçay qu’il faudroit avoir des talents que je n’ay pas, pour vous prefenter dans un difcours fublime, ces beautez vives & brillantes, qui font le prix des Ouvrages d’efprit, & les rendent, s’il eft poffible, dignes de paroiftre à cofté des voftres. Mais ce qui me raffeure, c’eft, que je n’ay befoin, ni de talents, ni d’éloquence, pour vous perfuader de la fincerité de mes fentimens, fur les très-humbles remercimens que je vous dois. De quelque foibles expreffions dont je puiffe les accompagner, vous ne pourrez jamais douter, que celuy qui a fouhaité avec tant d’ardeur, & recherché avec tant de perfeverance la grace que vous luy avez faite, ne l’ait auffi receuë avec une extrême joye, qui doit vous refpondre de fon extrême reconnoiffance.

 

Je n’ay jamais tourné les yeux fur voftre Affemblée, MESSIEURS, fans me reprefenter dans l’efprit ces retraites bienheureufes, où les Poëtes ont placé les grands génies qui s’eftoient diftinguez par les mefmes eftudes qui vous réuniffent. Là, difent-ils, ceux qui pendant le cours de leur vie, ont eu le vray gouft de la Poëfie & de l’Éloquence, s’occupent agreablement des mefmes chofes qu’ils ont aimées ; & féparez du vulgaire, ils s’attachent à varier par de fçavants exercices les moments d’un loifir délicieux.

 

Telle eft à peu prés l’idée, MESSIEURS, que je me fuis tousjours faite de l’Académie Françoife, avant mefme que l’honneur d’en eftre fit le plus ardent de mes fouhaits, & fuft devenu la principale affaire de ma vie. Jugez fi dés qu’il m’a efté permis d’afpirer à l’honneur d’eftre admis dans une compagnie qui fe prefentoit à mon efprit fous une telle image, j’ay pû ne former que des vœux mediocres, & garder dans mes defirs quelque modération. Et que doit en effet fouhaiter plus ardemment un homme de Lettres, qu’un commerce affidu, & réglé avec tant de perfonnes d’un rare merite, & tant de celebres Efcrivains, la gloire & l’ornement de leur fiecle ? Un commerce qui le met en eftat de profiter continuellement de leurs lumieres : & qui le faifant entrer avec eux en partage des couronnes immortelles que les Mufes leur préparent, luy donnent droit à l’immortalité ?

 

Que dis-je, MESSIEURS ? dés aujourd’huy mefme, que j’ay l’avantage de ne faire plus qu’un qu’un corps avec vous, l’immortalité m’eft acquifie par vos Ouvrages & par ceux de vos prédecefferus ; par ces excellents hommes, que l’amour des Lettres avoit affemblez dans une focieté fi douce, & qui par là ont donné la naiffance à l’Académie.

 

Pleins du defir de cultiver en eux-mefmes cette partie de l’efprit qui répand la lumiere & la grace fur toutes les autres, ces amis illuftres n’entreprirent pas moins que de porter l’Eloquence & la Poëfie au plus haut degré de leur perfection. Et ce projet conceu par des perfonnes capables de l’executer, dés qu’il vint à la connoiffance du Cardinal de Richelieu, luy fit concevoir le glorieux deffein de faire d’une affemblée formée par l’amitié, & comme au hazard, un corps qui euft une forme ftable, & qu’aucun temps ne puft deftruire. L’Académie Françoife partagea fes foins les plus chers, & au milieu des importants projets dont il eftoit fans ceffe occupé, ce grand perfonnage, qui ne portoit jamais fes veuës à rien de médiocre, travailloit à l’eftabliffement de voftre compagnie.

 

Et certainement une nation ne travaille point affez pour fa gloire fi elle s’adonne aux exercices de la Guerre, fans apporter une égale application à ceux qui font l’ornement de la Paix ; & fi les Lettres humaines n’y fleuriffent au dedans, tandis que la valeur la rend formidable au dehors.

 

Un auffi grand deffein que l’eftoit celuy de mettre la France en eftat de ne devenir pas moins célébre par les Lettres, qu’elle eftoit glorieufe par les Armes, ne demandoit pas une ame moins élevée que celle du Cardinal de Richelieu ; il n’appartenoit qu’à luy de fonder, pour ainfi dire, dans le milieu du Royaume, un temple où l’Éloquence & la Poëfie rendiffent leurs oracles ; il n’appertenoit qu’à luy d’y ouvrir une fource inépuifable, d’où le bon efprit & le bon gouft fe répandiffent dans toutes les parties de la France, au mefme temps que des victoires fignalées portoient la gloire du nom François dans toutes les parties de l’Europe.

 

Alors le titre d’Académicien rehauffa dans les plus grands hommes l’éclat des vertus & des dignitez. Un Chancelier de France ne le crut pas au deffous de luy. Et quand vous euftes, avec toute la France, le malheur de perdre celuy qui par fon miniftere l’avoit renduë fi glorieufe, l’Académie fe fit un devoir de mettre à fa tefte celuy qui dans la premiere place de la magiftrature, avoit bien voulu n’eftre qu’un des membres de voftre corps. Quelle gloire pour luy d’avoir efté jugé digne de remplacer le grand Cardinal de Richelieu ! Et quelle plus grande gloire encore & pour cet illuftre Chancelier, & pour vous, MESSIEURS, que Louis LE GRAND n’ait pas dédaigné de luy fucceder, dans le titre de Protecteur de l’Académie Françoife !

 

J’avouë encore une fois, & je n’ay pas honte d’avouër, que j’ay fouhaité avec paffion d’entrer dans une compagnie, qui raffemble des avantages fi finguliers. L’honneur d’y eftre reçu doit eftre recherché avec un empreffement, que rien ne puiffe rebuter. Cependant au milieu de la joye que je reffens de me voir affis parmi vous, MESSIEURS, je ne fçaurois m’empefcher d’avoir quelque forte de confufion, quand je fonge au mérite du grand Prélat, dont vous m’avez deftiné la place.

 

Je laiffe à d’autres le foin de parler de luy, comme d’un grand Archevefque, qui gouvernoit en pere & en pafteur ceux que l’Eglife ne luy avoit foumis que comme à un pafteur & à un pere ; qui refpandoit continuellement fes bienfaits, & les fecours de fa charité fur les peuples & fur le clergé de fon diocefe, dont il eftoit également chéri & refpecté ; & qui par celle des vertus qui approche le plus les hommes de la Divinité, (je veux dire par la bonté,) s’eftoit acquis un amour & une eftime, dont les fentimens feront tousjours gravez dans le cœur des Fidelles qu’il a gouvernez.

 

Je ne parle icy de luy, MESSIEURS, que comme d’un excellent Académicien, qui eftoit né avec un difcernement très-jufte pour les belles chofes ; & qui fçachant les eftimer dans les autres, les faifoit auffi eftimer aux autres dans tout ce qui partoit de luy. Son éloquence eftoit noble & folide ; & l’on ne pouvoit l’entendre parler ny de la Difcipline Ecclefiaftique dans les Conférences, ny des veritez évangéliques dans la Chaire, qu’on ne reconnuft dans tous fes difcours la jufteffe, & la précifion, qu’on remarque dans tous vos Ouvrages. Enfin recommandable à tout le monde par tant d’excellentes qualitez, il vous l’eftoit encore particulierement, MESSIEURS, comme digne fils de ce grand Miniftre, de cet amateur des beaux Arts, qui en foutenoit la gloire, qui en procuroit l’avancement, autant par les principes de la véritable politique, que par une inclination naturelle à tout génie fuperieur ; de ce Miniftre qui s’eftoit fait un plaifir, MESSIEURS, d’eftre voftre Confrere, & dont la mémoire fera éternellement en veneration à tous les gens de Lettres. Et comment pourrois-je préfumer de remplacer jamais un tel Académicien ?

 

La premiere fois, MESSIEURS, que vous me fiftes l’honneur de m’élire, voftre choix, qui m’avoit alors fait fucceder à Monfieur l’Abbé Gallois, fembloit laiffer moins de difproportion entre le predeceffeur, & celuy qui devoit remplir fa place ; & fi je me trouvois fort inférieur à luy du cofté de la capacité & du mérite ; je trouvois au moins beaucoup de rapport entre une partie de fes occupations & les miennes. Il s’eftoit appliqué autrefois à la compofition de ces journaux entrepris par un fçavant Magiftrat, pour donner une idée abregée, & pour faire connoiftre le mérite de tous les nouveaux livres, qui pouvoient attirer la curiofité du public. ; Et lorfque vous le receuftes dans l’Académie, vous confultaftes en fa faveur fes extraits, & fes décifions qui avoient fait tant de bruit. Je me voyois occupé à la continuation des mefmes Journaux, où chaque jour on ne cherche qu’une nouvelle perfection ; je m’y voyois occupé fous la direction d’un Mafiftrat du premier ordre, d’autant plus digne qu’il me pardonneroit moins de luy en donner icy.

 

Monfieur l’Abbé Gallois avoit embraffé de bonnes & folides eftudes, dont le fuccés luy ayant merité la protection d’un d’un Miniftre qui en connoiffoit le prix, l’avoit placé dans un rang confiderable parmi les gens de Lettres. Des eftudes à peu-prés les mefmes, avec une protection ny moins honorable pour moy, ny moins refpectable pour les autres, m’avoient ouvert l’entrée de l’Académie des Infcriptions, dans le temps qu’elle commençoit à eftre la plus floriffante, par l’attention & par les foins d’un Miniftre zélé pour la gloire de fon Maiftre, & pour le progrés des Sciences ; qui venoit d’en remplir le projet dans toute fon eftenduë, & de luy donner toute fa fplendeur. Tout cela, MESSIEURS, fembloit pouvoir juftifier en quelque maniere voftre premier choix.

 

Mais fi quelque chofe peut maintenant diminuer ma furprife, de ce que la mort de Monfieur l’Archevefque de Rouen, vous avez jetté les yeux fur moy, & fi quelque chofe peut me rapprocher de ce grand Prélat ; c’eft uniquement le rapport que me donne avec luy, l’honneur que j’ay d’eftre membre de cette mefme Académie, dont fon illuftre pere, fi perfuadé de l’utilité des affemblées Académiques, a conceu la premiere idée, & jetté les premiers fondements : De cette compagnie, qui formée fur le modelle de la voftre, n’a efté d’abord compofée que d’un petit nombre de perfonnes toutes choifies parmi vous, & dont les noms rendront à jamais celebre fon premier âge, comme l’éclat où elle fe trouve préfentement, refpand fur eux une nouvelle gloire.

 

C’eft là, qu’après s’eftre fixé des principes & des regles fur un travail auparavant trop incertain, on eft parvenu à fçavoir dreffer des monuments, que Rome & la Grece pourroient envier à la France. Et tandis que vous eftes occupez à recueillir toutes les fleurs de l’Eloquence, & de la Poëfie, pour celebrer dignement les merveilles d’un regne glorieux ; là on s’applique à les mettre en eftat d’eftre exprimées heureufement, fur le bronze & fur le marbre, par d’ingenieux fymboles, & par de nobles infcriptions.

 

C’eft ainfi qu’autrefois à Rome de grands ouvriers érigeoient la Colonne Trajane, dans le mefme temps que Pline le jeune compofoit avec tant de foin le Panegyrique de Trajan. Et comme dans l’une & dans l’autre Académie, par des chemins differents, nous tendons tous à un mefme but ; j’ofe me flatter, MESSIEURS, qu’eftant depuis quelques années attaché fans relache aux exercices de l’Académie des infcriptions, vous m’aurez cru dés lors affocié à la plus noble partie de voftre gloire, & au plus important objet de vos travaux.

 

De cette Académie, où chaque Académicien eft attentif à fe charger des précieufes dépouilles de l’Antiquité, pour en orner le triomphe du Roy noftre Fondateur, je paffe donc aujourd’huy, MESSIEURS, dans ce fanctuaire des Mufes, dans lequel feul on peut acquerir ce tour heureux, & ce caractere de force & de beauté, qui empefche les Ouvrages de vieillir ; & dans lequel feul on peut égaler par la force de l’Eloquence, & par le feu divin de la Poëfie, des vertus, & des actions, qui feront l’admiration de tous les fiecles.

 

Oferois-je pourtant ? MESSIEURS, vous dire ce que vous fçavez fans doute comme moy ? Vous pouvez bien parvenir à rendre à Louis LE GRAND, le plus noble & le plus exquis tribut de louanges, qui ait jamais efté rendu à un grand Prince ; mais vous ne pouvez rien ajoufter à ce qu’en publiera la Renommée. Sans vous, fans le fecours des Mufes, la voix des peuples fera entendre, qu’il a vaincu les nations les plus fieres, & qu’il eft le Protecteur des Rois, le deftructeur de l’Herefie, & le défenfeur des Autels.

 

Quels vœux la France ne doit-elle point faire pour la confervation d’un Monarque, qui raffemble en luy tout ce qui fait la veritable grandeur des hommes, & tout ce qui dans les Rois produit la reffemblance avec Dieu mefme ? Et quels vœux ne dois-je pas faire en mon particulier pour un Prince qui, felon ce qu’Homere a dit du Soleil, voit tout & entend tout, & qui par fa lumiere perce & diffipe les noires ténebres de la calomnie ?

 

Faffe celuy par qui les Rois regnent, & qui a verfé tant de benedictions fur fa Perfonne facrée & fur fon augufte Maifon, que cette Maifon dont l’empire n’a aujourd’huy des bornes, que celles de l’Univers, n’en ait aucune dans fa durée ! Puiffe ce Prince incomparable voir l’orgueil de fes ennemis humilié, comme un jeune Héros de fon fang vient d’humilier par fa fermeté & par fa valeur l’ancien orgueil d’une ville fameufe ; & puiffent tous les momens de fa vie eftre long-temps marquez par quelque nouvelle faveur du Ciel !