DISCOURS prononcé le même jour 2. Janvier 1685. par Mr. BERGERET lorſqu’il fut reçu à la place de Mr. de Cordemoi.
MESSIEURS,
La grace que vous avez eu la bonté de m’accorder, me fait bien ſentir dans ce moment ce que j’avois ſouvent penſé : que comme il n’eſt rien de plus avantageux pour un homme qui aime les Lettres, que d’avoir une place dans vôtre illuſtre Compagnie, il n’eſt rien auſſi de plus difficile que de vous en remercier par un Diſcours, & de parler publiquement devant ceux que toute la France écoute comme les Oracles de noſtre Langue.
J’ay desja eſprouvé plus d’une fois que dés qu’on veut penſer avec attention à l’Académie Françoiſe auſſi-toſt l’imagination ſe trouve remplie & eſtonnée de tout ce qu’il y a de plus beau dans l’Empire des Lettres ; dans ce vaſte Empire qui n’eſt borné ni par les montagnes, ni par les mers, qui comprend toutes les Nations & tous les ſiecles ; dans lequel les plus grands Princes du monde ont tenu à honneur d’avoir quelque place, & où, MESSIEURS, vous avez l’avantage de poſſeder le premier rang.
J’avoue que ſi j’entreprenois de parler de toutes les ſortes de mérites qui font la gloire de l’Académie Françoiſe, je tomberois bien-toſt dans le deſordre ; & il ne me ſerviroit de rien d’avoir quelque habitude de parler en public, & d’en avoir fait le miniſtere pluſieurs années, en parlant pour le Roy dans un des Parlemens de ſon Royaume.
Mais je ſçay, MESSIEURS, que dans les occaſions comme celle où je me trouve, vous n’aimez pas qu’on parle de vous en voſtre preſence : & que pour ſuivre vos intentions, il faut, au lieu de vos louanges, ne vous faire entendre que les eloges des Protecteurs de l’Académie, & de la perſonne à qui vous donnez un ſucceſſeur. Et alors la conſideration que vous avez pour eux, vous fait écouter favorablement tout ce qu’on dit ; quoy que bien au deſſous de leur merite, & de la maniere éloquente dont le diriez vous-meſmes.
J’avois l’honneur de connoiſtre l’Illuſtre Academicien dont j’occupe aujourd’hui la place ; & je ſouhaiterois, MESSIEURS, d’en avoir encore le merite, & de pouvoir ainſi vous conſoler de ſa perte en la reparant. Il avoit joint toutes les vertus morales & Chreſtiennes aux plus riches talens de l’eſprit. Il eſtoit ſçavant dans la Juriſprudence, dans la Philoſophie, dans l’Hiſtoire ; & ce qui eſtoit encore en lui au deſſus de toutes ces Sciences qui s’aquierent par le travail, c’eſtoit une certaine preſence d’eſprit qui ne s’acquiert point, & qui le rendoit capable de parler ſans preparation, avec autant d’ordre & de netteté qu’on peut en avoir en eſcrivant avec le plus de loiſir.
Mais je ne ſçaurois rien dire qui lui faſſe plus d’honneur, que ce qu’il a écrit luy-meſme. Ces beaux & ſçavans Traitez de Phyſique, cette belle & grande Hiſtoire de nos Rois, font des monumens qui ne periront jamais. La mort ne luy a pas laiſſé achever ce dernier ouvrage ; mais quoy qu’il manque pour eſtre entier, il ne manquera rien à la réputation de l’Auteur. On eſtimera tousjours ce qu’il aura écrit ; & on regrettera tousjours ce qu’il n’aura pas eu le temps d’écrire.
Combien eſt-il glorieux à la memoire du grand Cardinal de Richelieu, que des hommes ſi illuſtres ſe ſoient, ou formez, ou achevez dans l’Académie Françoiſe, qui eſt ſon deſſein & ſon ouvrage ! Ce ſera tousjours pour luy un honneur tout particulier, & qui fera dire dans tous les temps, que non ſeulement il a fait les plus grandes choſes pour la gloire de l’Eſtat, mais qu’il a fait auſſi les plus grands hommes pour célébrer perpertuellement cette gloire ; car il eſt vray que tous les Academiciens luy appartiennent, par le titre meſme de la naiſſance de l’Académie ; & ils ſont tous comme la poſterité ſçavante & ſpirituelle de cet incomparable Génie, qui a tant contribué à tout ce qui s’eſt fait de plus grand & de plus heureux dans le dernier Régne. La Politique des Eſpagnols renduë inutile ; la Ligue des Impériaux rompuë ; la flote des Anglois arreſtée ; la fureur meſme de la mer enchaiſnée & retenuë par cette digue prodigieuſe qui eſtonnera tous les ſiecles ; & dans le meſme temps la rébellion domptée, l’Hereſie convaincuë, l’honneur des Autels reparé : Tous ces heureux évenemens font les ſages conſeils de ce grand Miniſtre d’Eſtat, qui a conceu, formé, eſlevé, protegé l’Académie Françoiſe.
Le celebre Chancelier qui luy a ſuccedé dans cette protection, aura tousjours part à la meſme gloire : & parmi toutes les vertus qui l’ont rendu digne d’eſtre le Chef de la Juſtice, on relevera tousjours l’affection particuliere qu’il a euë pour les Lettres, & qui l’a obligé d’eſtre ſimple Académicien, long-temps avant qu’il devinſt Protecteur de l’Academie ; ce qui luy eſt d’autant plus glorieux que ces deux titres ne peuvent eſtre réünis dans une perſonne privée, quelque éminente qu’elle ſoit en dignité ; le nom de Protecteur de 1’Academie, eſtant devenu comme un titre Royal, par la bonté que le Roy a euë de le prendre, que de vouloir bien en faveur des Lettres, que le Vainqueur des Rois, & l’Arbitre de l’Univers fuſt auſſi appellé le Protecteur de l’Académie Françoiſe.
C’eſt ici, MESSIEURS, où je devrois vous parler de cet Auguſte Protecteur : mais à peine ay-je voulu prononcer ſon nom, que je me fuis trouvé tout éblouï de ſa gloire. Comment donc oferois-je tenter de faire ſon éloge ?
Il ne ſert de rien pour cela d’avoir l’honneur de l’approcher quelquefois ; car comme il paroiſt encore plus grand à ceux qui le voyent de plus prés, il eſt auſſi par cette raiſon plus difficile encore à loüer pour eux que pour les autres.
On peut dire ſeulement que tout ce qu’il fait voir au monde n’eſt rien en comparaiſon de ce qu’il luy cache ; que tant de Victoires, de Conqueſtes & d’évenemens prodigieux qui eſtonnent toute la terre, n’ont rien de comparable à la Sageſſe incomprehenſible qui en eſt la cauſe. Et il vray que lorſqu’on peut voir quelque choſe des conſeils de cette Sageſſe plus qu’humaine, on ſe trouve, pour ainſi dire, dans une ſi haute region d’eſprit, que l’on en perd la penſée, comme quand on eſt dans un air trop eſlevé & trop pur, on en perd la respiration.
Mais cependant les grandes choſes qu’il a faites, n’eſtant pas moins l’objet des yeux que l’eſtonnement de l’eſprit ; il n’y a perſonne qui à la veuë de tant de merveilles également viſibles & inconcevables, ne puiſſe au moins s’écrier & ſe taire.
C’eſt-là, MESSIEURS, tout ce que j’oſerois entreprendre, & me tenant renfermé dans les termes de l’admiration & du ſilence, je ne ceſſeray de me taire que pour nommer ſeulement les ſouveraines vertus que j’admire. Une prudence qui penetre tout & qui eſt elle-meſme impenetrable ; une Juſtice qui prefere l’intereſt du ſujet à celuy du Prince ; une Valeur qui prend toutes les villes qu’elle attaque, comme un torrent qui rompt tous les obſtacles qu’il rencontre ; une Moderation qui a tant de fois arreſté ce torrent & ſuſpendu cet orage ; une Bonté qui par l’entiere abolition des duels prend plus de ſoin de la vie des ſujets qu’ils n’en prennent eux-mêmes ; un Zele pour la Religion qui fait chaque jour de ſi grands & de ſi heureux projets. Mais ce qui eſt encore plus admirable dans toutes ces vertus ſi différentes, c’eſt de les voir agir toutes enſemble, & dans la Paix, & dans la Guerre, ſans difference ni diſtinction de temps.
Qui ne ſçait que la Paix a tousjours eſté pour le Roi un exercice continuel de toutes les vertus militaires ? N’ont-elles pas éclaté juſques dans ces Jeux heroïques, dans ces Campemens, ces Sieges, ces Combats qui ſe faiſoient au milieu de ſa Cour, où il accouſtumoit ſes Soldats à la veille, au ſoleil, au feu, à la pouſſiere ; & où il formoit luy-meſme ſes Guerriers intrepides avec leſquels il a pris toutes ces redoutables villes, qui avoient eſté la terreur des plus grandes armées ?
C’eſt principalement par la maniere dont il a uſé de la paix, qu’il s’eſt eſlevé au deſſus de la reputation des plus grands Capitaines ; tousjours agiſſant dans le repos public ; ſçachant prévenir le temps, & ne le perdant jamais ; fortifiant les Places qu’il avoit priſes, & les rendant imprenables, exerçant regulierement ſes Troupes, & les tenant tousjours en haleine ; rempliſſant toutes les Provinces de ſon Royaume par ſes ſoins & par ſes ordres. Là ſe faiſoient des Magazins & des Arsenaux, ſources inépuiſables de toutes ſortes de munitions de guerre. Ici ſe formoient des Academies militaires, eſtabliſſements admirables, pour ne manquer jamais de Soldats ni d’Officiers. Là ſe baſtiſſoient des Ports d’une beauté & d’une grandeur extraordinaire. Ici ſe fabriquoient des vaiſſeaux dignes de la Conqueſte du monde ; & par tous ces paiſibles exploits de ſa ſageſſe, il répandoit parmi les Nations une terreur de ſa puiſſance, qui luy tenoit lieu d’une Victoire perpetuelle.
Ainſi quoi qu’il ait donné pluſieurs fois la paix à l’Europe, & autant de fois que ſes ennemis vaincus ont voulu la recevoir, jamais le repos, jamais le loiſir ne luy ont rien fait perdre de la gloire ni de la vertu d’un Prince guerrier & conquerant.
Pour luy la Paix a tousjours eſté non ſeulement agiſſante, mais encore victorieuſe ; & par un bonheur incomparable, elle faiſoit ceſſer nos craintes, & n’arreſtoit pas ſes conqueſtes ; puiſqu’il eſt vray que les trois plus importantes villes du Royaume, & pour ſa gloire, & pour ſa ſeureté, Dunkerque, Strasbourg & Cazal, font des conqueſtes qu’il a faites au milieu de la Paix ; & ces trois Villes, qui ſont les Clefs de trois Eſtats voiſins, & dont la priſe auroit ſignalé trois Campagnes, ayant eſté conquiſes ſans combat & ſans armes, font bien voir que la ſageſſe du Roy ſçait faire naîſtre dans le plus grand calme de la Paix, les plus heureux ſuccez de la Guerre, de meſme que dans les plus grandes fureurs de la Guerre il fait regner toutes les Vertus de la Paix.
N’avons-nous pas veu l’Europe entiere conjurée contre la France ? Tout le Royaume n’a-t-il pas eſté environné d’armées ennemies ? Et cependant eſt-il jamais arrivé qu’un ſeul de tant de Generaux eſtrangers, ait pris ſeulement un quartier d’hiver ſur nos Frontieres ? Tous ces Chefs ennemis ſe promettoient d’entrer dans nos Provinces en vainqueurs & en conquérans ; mais aucun d’eux ne les a veues que ceux qui y ont eſté amenez priſonniers. Tous les autres ſont demeurez autour du Royaume, comme s’ils l’avoient gardé, ſans troubler la tranquillité dont il jouïſſoit. Et c’eſt un prodige inouï que tant de Nations jalouſes de la gloire du Roy, & qui s’eſtoient aſſemblées pour le combattre, n’ayent pu faire autre choſe que de l’admirer, à d’entendre d’aſſez loin le bruit terrible de ſes foudres qui renverſoient les murs de quarante Villes en moins de trente jours & qui cependant par une eſpece de miracle n’ont point empeſché que la voix des Loix n’ait tousjours eſté eſtenduë, tousjours la Juſtice également gardée, l’Obeiſſance renduë, la Diſcipline obſervée, le Commerce maintenu, les Arts floriſſans, les Lettres cultivées, le Merite recompenſé, tous les Reglemens de la Police généralement exécutez ; & non ſeulement de la Police Civile, qui par les heureux changemens qu’elle a faits, ſemble nous avoir donné un autre Air, & une autre Ville ; mais encore de la Police Militaire qui a civilité les Soldats, & leur a inſpiré un amour de la gloire & de la Diſcipline, qui fait que les Armées du Roy font en même temps la plus belle & la plus terrible choſe du monde. N’eſt-ce pas là faire regner la Paix juſques dans le ſein de la Guerre ? Car enfin ces formidables Armées de cent & de deux cens mille hommes ont paſſé & repaſſé dans les Provinces, auſſi paiſiblement que ſi ce n’euſt eſté qu’une ſeule famille. Point de rapine, point de violence, point d’inſulte, le Soldat payant comme le Bourgeois, & l’argent ſe répandant par ce pyen dans toutes les parties du Royaume ; de ſorte que des troupes ſi nombreuſes & ſi reglées, eſtoeint la richeſſe des païs par où elles paſſoient : ſemblables à ces heureux débordements du Nil, qui rendent fertiles toutes les Campagnes ſur lesquelles ils ſe répandent.
Quelle gloire pour un Prince Conquerant, que l’on puiſſe dire de luy, qu’il a tousjours eu un Eſprit de paix dans toutes les guerres qu’il a faites, depuis la premiere Campagne juſqu’à la derniere ; depuis la priſe de Marſal juſqu’à celle de Luxembourg. Car enfin cette derniere & admirable Conqueste, quie en aſſurant toutes les autres, vient heureuſement de finir la guerre, fera dire encore plus que jamais, que le Roy eſt un Heros, tousjours Vainqueur, & tousjours Pacifique, puiſque non ſeulement il a pris cette place, une des plus fortes du monde, & qu’il l’a priſe malgré tous les obſtacles de la Nature, malgré tous les efforts de l’Art, malgré toute la reſiſtance des Ennemis ; mais ce qui eſt encore plus, malgré luy-meſme, car il eſt vray qu’il ne l’a attaquée qu’à regret, & après avoir preſſé long-temps ſes Ennemis cent fois vaincus, de vouloir accepter la paix qu’il leur offroit, & de ne le pas contraindre à ſe ſervir du droit des armes. De ſorte que par un évenement tout ſingulier, cette fameuſe Ville ſera tousjours pour la gloire du Roy, un monument éternel, non ſeulement de la plus grande valeur, mais auſſi de la plus grande moderation dont on ait jamais parlé. Et il faut avoüer, MESSIEURS, que de pouvoir ainſi exercer en meſme temps des Vertus ſi oppoſées, c’eſt avoir une grandeur d’Ame toute extraordinaire, & bien au deſſus de l’idée qu’Homere a voulu donner de la grandeur de ſes Dieux, quand il a dit que d’un ſeul pas ils franchiſſoient toute l’eſtenduë des mers ; cette grandeur eſtant encore trop bornée, pour bien repreſenter celle d’une Ame heroïque, qui eſt en meſme temps dans l’extrémité de la Valeur, & dans l’extrémité de la Clemence ; deux termes plus eſloignez l’un de l’autre que ne ſont les deux rives de l’Ocean.
Mais je ne puis ſouſtenir plus long-temps la veuë d’une ſi extreme grandeur de gloire & de vertu, ni en parler davantage ; & je rentre encore plus avant dans un profond ſilence d’admiration, dont je ne ſuis pas meſme ſorti ; puiſqu’il eſt vray, que tout ce que j’ay dit du Roy n’eſt rien en comparaiſon de ce qui s’en peut dire, & de ce qu’en dira cette illuſtre & ſçavante Académie, à laquelle je rends une infinité de graces pour l’honneur qu’elle m’a fait, en luy proteſtant que j’auray tousjours pour elle une parfaite reconnoiſſance & une entiere ſouſmiſſion.