Discours de réception de Jean-François de Chamillart

Le 23 septembre 1702

Jean-François de CHAMILLART

DISCOURS prononcé le feptiéme Septembre 1702. par M. de CHAMILLART, Evêque de Senlis, lorfqu’il fut receu à la place de M. Charpentier.

 

 

Si pour eftre receu au nombre de ceux qui compofent voftre illuftre Corps, il fuffifoit de l’eftimer beaucoup, j’ofe dire, fans préfomption, que jamais perfonne n’auroit mieux merité que moy l’honneur que vous me faites aujourd’huy. Lorfque dans mes premieres années j’entendois parler de cette Compagnie, tout ce que l’on m’en difoit m’en faifoit concevoir une haute idée : les éminentes qualitez du grand Cardinal qui l’a eftablie ; la protection de l’illuftre Chancelier qui l’a fi dignement fouftenuë. ; celle de noftre Augufle Monarque dont elle fe voit fi particulierement honorée ; le merite fingulier de ceux qui depuis fa fondation en ont efté, & en font les principaux membres ; le grand nombre des rares Ouvrages qui en font fortis, & qui en fortent encore tous les jours à l’honneur de noftre nation : tout cela, dis-je, n’offrant rien de mediocre à mon efprit, m’en imprimoit une idée qui, quoy qu’imparfaite, eftoit pourtant beaucoup au deffus de celle qu’on fe figure pour l’ordinaire de pareils eftabliffemens.

 

L’âge & l’experience m’ont depuis convaincu, & fait fentir que je ne me trompois pas.

 

Car independamment de ces préjugez, m’eftant appliqué à confiderer cette Compagnie de plus prés, & à faire attention fur les avantages qu’en recevoir le Royaume, je me fuis eftimé heureux de pouvoir particulierement en profiter, ayant tousjours efté perfuadé que de fe former l’efprit, & de le cultiver, eftoit ce qu’il y avoit dans la vie de plus important, de plus louable, de plus digne de l’homme.

 

Mais je vous l’avouë, MESSIEURS, quelque prévenu que je fuffe en faveur d’un Corps fi venerable, je n’aurois jamais afpiré à l’honneur d’en eftre : j’aimois, & je refpectois les qualitez d’un veritable Academicien fans les avoir, & quand je les poffederois, j’ay lieu de douter, fi je pourrois aujourd’huy en faire l’ufage que l’Académie a droit d’exiger de ceux qui luy font affociez.

 

En effet, MESSIEURS, voftre principal, ou pluftoft voftre unique objet, ce font les belles Lettres & les Sciences humaines, qui ont formé dans l’Antiquité ces grands hommes dont nous reverons la memoire, ces Philofophes confommez, ces Orateurs parfaits, ces Poëtes fublimes, ces Hiftoriens inimitables, ces prodiges d’éloquence & d’érudition, qui chacun dans leur genre ont efté & feront dans tous les fiécles les modelles les plus achevez.

 

Ces Sciences, qui les ont fi fort diftinguez, font toute voftre application, c’eft par elles que vous vous efforcez d’orner noftre Langue, de l’enrichir & de la conduire à la perfection de ces Langues fçavantes, qui, toutes mortes qu’elles font, ne laiffent pas de faire vivre encore aujourd’huy tant de Heros dont elles ont rendu les noms immortels.

 

Voilà à quoy vous travaillez avec autant d’ardeur, que de fuccez & de capacité.

 

Il eft vray, une occupation fi agreable & fi utile a pour moy des charmes dont je ne puis difconvenir ; mais avec le pefant fardeau qu’il a plû à la Providence de m’impofer, ne feroit-ce point par rapport à moy une tentation, quoy que fpecieufe, de fuivre l’attrait de ces charmes ? ne m’en dois-je pas deffier ? ne dois-je pas m’en défendre ? Si un Evefque ne veille continuellement fur fon troupeau, il ne merite pas d’eftre ce qu’il eft, & fi un Académicien n’eft fans ceffe occupé du foin de fe rendre habile dans les Sciences qui luy font propres, il ne refpond pas à ce que vous attendez de luy.

 

Il femble donc, MESSIEURS, que je fois reduit à la neceffité de manquer à l’un ou à l’autre de ces deux devoirs, & dans cette conjoncture, s’il falloit choifir, je n’aurois pas mefme à balancer ni à déliberer. Je confeffe qu’il eft agreable de s’employer avec ce qu’il y a de plus beaux efprits à embellir & à polir la plus belle Langue du monde : je confeffe qu’il eft glorieux d’en faire fervir la force & la beauté à louer un Roy qui eft le Pere, le Défenfeur & le Modelle des Rois ; mais malheur à moy, fi en mefme temps j’abandonnois les fonctions de mon Miniftere : le devoir de l’Epifcopat, auquel je fuis indifpenfablement attaché, eftant ce qui doit faire toute ma gloire, fi je ne veux qu’il foit le fujet de ma confufion & de ma condamnation.

 

Encore une fois, j’avouë que ces raifons m’ébranlent, & que les exemples des illuftres Prélats qui ont fait, & qui font encore aujourd’huy un des plus grands ornenens de cette Compagnie ne me raffurent pas entierement.

 

Je fçay que fans fe partager, ni fans fe relafcher en rien de leurs obligations, ils ont efté de grands Evefques, & tout enfemble d’excellens Académiciens : je fçay qu’en inftruifant leurs peuples, ils perfectionnoient noftre Langue ; qu’en donnant les regles de bien vivre, ils donnaient auffi celles de bien parler ; qu’en confondant l’herefie, ils détruifoient la barbarie ; & qu’en infpirant la pieté, ils infpiroient en mefme temps la politeffe : je fçay que s’eftant fur tout attachez à l’eftude des faintes Efcritures, aprés avoir eux-mefmes reconnu & fenti l’énergie de cette parole toute puiffante qui fait agir & parler Dieu d’une maniére digne de Dieu, ils font parvenus à la faire connoiftre & fentir aux autres ; & qu’ils ont montré aux faux fçavans, que c’eft dans ces divines fources qu’il faut chercher également l’Eloquence & la Vérité. Je fçay enfin qu’en ne negligeant pas les Lettres humaines, ils ont appris aux hommes l’ufage qu’ils en devoient faire, & le fecret de tirer de l’érudition profane, des armes pour la défenfe de la Foy & de la Religion.

 

Que je ferois heureux, MESSIEURS, fi ayant devant les yeux ces grands exemples je pouvois me promettre de les imiter ! Mais quelque bonnes que foient mes intentions, & quelque envie que j’euffe d’ailleurs de juftifier voftre choix, loin de vous tromper, il faut que je me rende juftice, & que j’avouë ingénument que je n’ay pas les talents de ces grands Evefques ; & vous ne devez pas mefme efperer de trouver en moy, ce que vous avez perdu en mon prédeceffeur.

 

La Nature ne luy avoit rien refufé de tout ce qui eft neceffaire à un parfait Académicien ; il avoit efté le compagnon de ces hommes d’élite dont l’Académie naiffante avoit efté compofée, & dont ceux qui leur fuccederoient devoient eftre à jamais les imitateurs. C’eft fur leur exemple qu’il s’eftoit formé, & qu’il vouloit que les autres fe formaffent : c’eft luy qui dans les derniers temps nous a fait voir quel eftoit leur premier efprit, quelle eftoit leur affiduité, quel eftoit leur attachement aux Statuts & aux Loix de l’Académie ; & c’eft ce que nous découvrons dans fes doctes Ouvrages, où l’Académie trouvera tousjours de quoy fe confoler en quelque forte de la perte qu’elle a faite par fa mort : où la pofterité fera édifiée, en y voyant les monumens éternels du zele qu’il a eu pour fon Roy & pour fa Patrie, & où moy-mefme j’efpere enfin puifer des lumieres pour devenir, s’il m’eft poffible, ce que vous fouhaitez que je fois en me donnant feance parmi vous. Mais quoy qu’il en foit, rien ne fera capable de diminuer ma jufte & fincere reconnoiffance : moins j’ai ambitionné la place que vous m’avez deftinée, plus j’en ay connu le prix, & quelque médiocres que foient mes talents pour la remplir, je me fens pénétré d’une joye fecrette de me voir dans une Compagnie dont le commerce eft auffi aimable, que la fin de fon eftabliffement eft noble & folide.

 

En effet, réduire l’efprit à fa jufteffe naturelle, former des penfées dignes des chofes, & trouver des termes dignes des penfées ; efclairer l’efprit fans charger la mémoire ; s’efloigner également de l’ignorant qui n’eftudie rien, & du fçavant qui n’eftudie que les Livres ; l’appeller tout au gouft de la nature, l’aider par de judicieufes remarques, ne la pas gefner ni accabler par d’inutiles préceptes ; la conduire à la perfection en la fuivant dans la fimplicité, doit eftre l’Ouvrage de l’Académie, fi elle refpond aux veuës de celuy qui en a efté le Fondateur & l’Inftituteur.

 

Ce grand homme qui fçavoit fi bien les moyens de rendre les Eftats heureux, & qui fous le précedent Regne avoit jetté avec tant de fageffe les fondements de la grandeur du Regne prefent, auroit cru manquer à ce qu’il devoit à fa Nation, qui luy devoit desja tant elle-mefme, fi en portant tous les Ordres du Royaume au comble de leur perfection & de leur gloire, il n’avoit auffi donné les moyens de tirer des Lettres tous les avantages qu’elles peuvent apporter aux hommes.

 

Il avoit fait voir ce que les François peuvent par les armes, quand ils font bien conduits, & quand à la valeur, qui ne leur a jamais manqué, ils fçavent joindre la fermeté & la patience qui leur manquoient fouvent.

 

Il avoit fait voir à l’Europe eftonnée que la France pouvoit luy donner un Maiftre quand elle-mefme en auroit un qui fuft capable de la gouverner, & de faire valoir fes forces. L’herefie humiliée avoit enfin, ou receu de luy la Loy qu’elle vouloit donner, ou ouvert les yeux à la lumiere qu’elle avoit tousjours refufée, & la Maifon d’Autriche, renonçant aux vaftes deffeins que fon ambition & noftre foibleffe luy avoient fait concevoir, bien loin d’envahir les Eftats des autres, comme elle fe l’eftoit promis, fe voyoit reduite avec bien de la peine à défendre les fiens.

 

Ce qu’il y a de bien furprenant c’eft que tant de glorieufes entreprifes executées avec de fi prodigieux fuccez n’empefcherent pas ce grand Miniftre d’eftendre encore fon zele & fes foins fur l’empire des Lettres : & quoy que par le moyen d’un Corps célébre en poffeffion depuis long-temps de les conferver, elles euffent tousjours efté floriffantes, il avoit pourtant des veuës fi juftes pour la reforme, que nous ne pouvons, ni ne pas fouhaitter qu’elles s’executent pour le bien du Royaume, ni ne le pas efperer fous un Regne fi glorieux. En effet, quand le choix des Maiftres & des Difciples fe feroit avec tant de bonheur & de prudence, que les premiers euffent les grands talents pour enfeigner, & les derniers, les plus excellentes difpofitions pour apprendre, tout ce qu’on pourroit efperer de ce bon ordre, eft que par une fucceffion non interrompuë les Sciences fe tranfmiffent d’âge en âge & tous-jours en leur perfection.

 

Mais quoy que ce foit là un des plus grands biens qui puiffent arriver à un Eftat, ce grand Homme avoit encore de plus grands deffeins : il vouloit que ces Sciences, fans rien perdre de leur dignité, ny de leur force, peuffent paffer dans noftre Langue, comme elles ont paffé dans celles que nous appellons fçavantes : il vouloit qu’elles receuffent un nouveau luftre des Lettres Françoifes, comme elles en ont receu des Latines ; & que comme les Romains fe font excitez à faire fleurir leurs Lettres, perfuadez qu’ils ne cedoient en rien aux Grecs, cette mefme confideration encourageaft les François à faire fleurir les leurs, puis qu’ils ont porté la gloire des armes, & la fageffe du gouvernement plus haut que les Grecs & les Romains.

 

En effet, fi les François ont fait de plus grandes chofes que ces peuples, pourquoy defefpereroient-ils d’en pouvoir dire d’auffi belles ?

 

On ne peut douter, il eft vray, qu’agir fortement, & parler noblement, ne foient deux talents differents, & que l’un fouvent ne fe rencontre fans l’autre.

 

Je ne fçaurois cependant me perfuader, ny que ceux qui font de grandes actions, n’ayent pas de grandes penfées, ny que ceux qui ont de grandes penfées ne puiffent s’exprimer noblement ; mais peut-eftre que je m’abufe, & que quand je dis que les François l’emportent fur les Grecs, & fur les Romains, c’eft la prévention & non la vérité qui me fait parler ainfi.

 

Louër fa Nation, la préferer à toutes les autres, femble eftre attaché à l’amour naturel, que tous les hommes ont pour leur Patrie : on voudroit que ce que l’on aime le plus, fuft auffi le plus digne d’eftre aimé ; mais quand je ferois prévenu, j’ofe affeurer que ma prévention ne m’aveugle pas. Tout ce que je dois dire icy du Roy, & à l’avantage de la Nation, n’eft pas une reconnoiffance deuë à la bonté de noftre bienfaicteur, c’eft un tefmoignage que je rends à la vérité. Pline, qui devoit tant à Trajan, fit à fon honneur ce beau Panegyrique qui ne paffe pas pour une flatterie : je l’ofe dire, MESSIEURS, avec l’éloquence de ce Romain, je ferois un plus beau Panegyrique que luy : pénétré comme luy d’une tendre reconnoiffance pour le meilleur des Rois, je tafcherois de faire connoiftre aux autres ce que je fens en moy-mefme, & je m’eftimerois heureux de faire paffer aux fiécles à venir dans des louanges véritables le modelle achevé d’un Prince parfait.

 

Quelque excellent Empereur que fuft celuy à qui Pline donnoit de fi grandes louanges, mon fujet eft plus grarnd que le fien, je dis plus, il eft unique.

 

La plufpart des grands Hommes, dont on a fait des Heros, n’ont paru qu’un moment fur la terre : la force de l’âge, & celle de leurs paffions, la grandeur de leur ambition leur a fait faire des actions qu’on a confiderées comme des prodiges ; parce qu’en effet elles eftoient au deffus des efforts ordinaires des hommes : on les a avec raifon comparez à la foudre & aux torrents aufquels rien ne refifte : mais comme ils en ont eu la force, ils en ont eu auffi le peu de durée : ils ont fini leur carriere prefque avec leurs premieres conqueftes, ils ont efté emportez par leur propre rapidité, & peut-eftre qu’une plus longue vie auroit effacé la gloire de leurs premieres années.

 

Pompée dans fa jeuneffe feroit mort comme il avoit vefcu, le plus grand & le plus glorieux de tous les hommes ; il trouva enfin un ennemy dont le genie fuperieur au fien fit voir qu’en luy le monde s’eftoit trompé : & peut-eftre qu’Alexandre eft redevable de cette grande réputation, qu’il a emportée dans le tombeau, à la mort prématurée qui l’enleva avant que la fortune euft eu le temps de luy faire fentir fon inconftance. Dans les plus grands Rois, ou les fuites ont démenty les commencemens, ou les commencemens n’ont pas efté dignes des fuites : il y a tousjours un endroit dans la plus belle vie, par lequel il ne faut point regarder le Heros ; il s’efleve par quelques actions au deffus des hommes ordinaires, & par d’autres il s’abbaiffe fort au deffous d’eux. C’eft là la pitoyable condition de noftre nature : il n’y a point de ce grand efprit que le poids des affaires n’accable avec le temps. Le plus grand homme croit avoir beaucoup fait que d’avoir mérité une grande réputation ; mais il eft bien aifé d’en jouir en feureté dans le calme de la retraite : il fçait qu’il eft encore plus difficile de fe conferver un grand nom que de fe le faire, & que tant qu’on demeure dans les grands emplois, on eft dans un danger tousjours préfent de le perdre.

 

Augufte charmé de la douceur du repos foupiroit après la retraite, & cherchoit les moyens de quitter un Empire qui le fatiguoit : Diocletien le quitta, & ne le voulut pas reprendre, trouvant plus de fatisfaction à cultiver un jardin, qu’à gouverner le monde. Charles-Quint fur la fin de fes jours ne renonça-t-il pas à l’Empire ? C’eft ainfi que l’homme, qui ne defire rien avec tant de paffion que la Grandeur, ne porte rien avec plus de difficulté que fon poids.

 

LE ROY merita par fes premieres actions le furnom de GRAND : on honora de ce titre la valeur & la fageffe naiffante de ce jeune Heros ; mais ce n’eft pas là ce qu’il y a de plus fingulier dans ce grand Prince. Combien y a-t-il de Conquerans, qui ont gagné des Batailles, pris des Villes, fubjugué des Provinces entières en peu de temps ? C’eft-là l’effet ordinaire du bonheur du Chef, & de la valeur de fes Troupes ; mais fouftenir pendant un fi long-temps la gloire de fes premieres actions ; que dis-je la fouftenir, l’augmenter tous les jours par de plus grandes, eftre tousjours infatigable, tousjours tranquille, tousjours fage, tousjours heureux, au dehors par les grands fuccez dont il a pleu à Dieu de favorifer fes juftes entreprifes : au dedans, par les confolations qu’il reçoit de fon Augufte Famille : tout cela enfemble forme un caractere de grandeur fi fingulier pour le Roy, que nous ne voyons perfonne à qui il puiffe convenir.

 

En effet, MESSIEURS, les campagnes de Flandre, & les premieres guerres de Hollande, qui ont tant eftonné nos ennemis, & que vous avez vous mefmes celebrées par des louanges fi juftes & fi belles, qu’ont-elles de comparable à la derniere ? Un ennemi habile qui ne pouvoit fouffrir, ni la gloire du Roy, ni la puiffance de la Nation, né pour former de grands deffeins, & capable de les executer, confideré par les fiens comme envoyé de Dieu pour frapper ces grands coups qui devoient le faire triompher de la France & de l’Eglife, perfuadé de cette maxime, que la juftice n’eft pas la vertu des Princes, avoit trouvé le moyen d’ufurper le Throfne du feul Souverain qui eftoit demeuré dans noftre alliance, & engageant fous differents prétextes tous les autres Potentats de l’Europe dans fes interefts, faifoit agir contre nous des forces qui avec bien plus de raifon auroient deu eftre employées contre luy. L’Herefie en France, fumante encore de la foudre qui venoit de la terraffer, devoit fe ranimer à fes approches, & les mauvais fujets du Roy, qui n’avoient pû fouffrir la bonté paternelle avec laquelle il avoit voulu les ramener dans le fein de leur Mere, devoient pour la ruine de leur patrie le feconder de toute leur fureur.

 

C’eft pour lors qu’on vit la France affiegée, pour ainfi dire, par mer & par terre, n’oppofant que fes forces à celles d’une Ligue fi redoutable, non feulement ne pas fuccomber, mais, ce que la pofterité aura de la peine à croire, eftre tous-jours victorieufe. Les armées de tant de Confederez furent battues par tout où elles oferent combattre : on paffa des rivieres pour les aller chercher dans des poftes avantageux & éloignez, on les força dans leurs retranchements, on les pourfuivit dans leurs retraites : & quand, n’ofant employer la force, ils recoururent à la rufe, ils furent obligez d’avouer, fe voyant défaits, que la veritable vertu ne pouvoit eftre furprife. Des Villes eftimées imprenables furent prifes devant des armées eftimées invincibles, & deux flottes formidables battuës par la noftre, ne fe fauvérent que par une honteufe fuite. Mais fi le Roy a donné dans cette guerre des marques éclatantes de fa grandeur & de fa puiffance, que les plus grands ennemis de fa gloire n’ont pû contefter, tout l’Univers luy rend ce tefmoignage, que dans la paix il n’en a pas donné de moindres de fa bonté & de fon amour pour fes Sujets. Au comble de la grandeur humaine, où Dieu l’a eflevé, il fe croit deftiné à quelque chofe de bien plus important que de gagner des batailles. Dégoufté d’une gloire meflée de tant d’horreur, & qui coufte tant de fang, il n’eft plus fenfible qu’au plaifir de faire du bien aux hommes : & fi les avantages que fes auguftes Enfants à la tefte de fes armées, ont remporté fur les ennemis, font capables de luy donner de la joye, ce n’eft que par l’efperance de forcer bientoft à la paix, ceux qui viennent de le contraindre à la guerre.

 

La Monarchie d’Efpagne, qu’il aime mieux reftablir, que d’agrandir la fienne, fera un monument éternel de cette magnanime bonté ; & dans ce grand événement, qui a furpris toute la terre, & où Dieu s’eft joué de la fineffe & de la malice des hommes, on voit paroiftre de tous coftez la fageffe, & le bonheur du Roy, fans qu’on y puiffe trouver, quoyqu’en difent nos ennemis, aucun meflange d’ambition, ni de politique humaine.

 

Il eft vray, & il faut l’avouer, que rien ne pouvoit entrer plus heureufement dans la fuite des profperitez dont l’enchaifnement compofe ce Regne glorieux, que cette révolution, où l’on voit un Fils de France placé fur un Throfne qu’une Maifon irreconciliable de celle de France occupoit depuis fi long-tems. Mais il faut tomber auffi d’accord que fi le Roy a toute la gloire de ce grand événement, toute l’utilité en revient à l’Efpagne. Elle y gagne un Roy qui fait revivre en luy par le fang de la Maifon de France la vertu des anciens Rois d’Efpagne efteinte dans le leur, & conçoit des efperances de revoir bien-toft fa Monarchie floriffante.

 

Mais perfonne n’y gagne plus que l’Eglife qui fe voit aujourd’huy affeurée de deux appuis : Elle a eu le déplaifir de voir il n’y a pas long-temps un de fes Enfans dethrofné, à caufe de fon attachement pour elle : ce n’eft pas là ce qui l’a touchée le plus fenfiblement : elle a peut-eftre efté plus confolée par la fainteté de la vie & de la mort de cet illuftre Perfecuté, qu’elle ne l’auroit efté par les fervices qu’il luy auroit rendus fur le throfne ; mais le comble de fa douleur, c’eft qu’elle a veu fes propres enfants s’eflever contre leur frere, & preferer contre luy & contre elle-mefme leur main à celuy qui fembloit n’eftre venu au monde que pour la détruire.

 

Aujourd’huy elle voit avec plaifir l’Efpagne, par une heureufe néceffité, détachée des funeftes alliances qu’elle avoit avec l’Héréfie & le Schifme.

 

Quand, il plaira à Dieu de toucher le cœur de l’Empereur, ce Prince donnera la mefme joye à l’Eglife ; il verra combien il eft indigne, à celuy qui en devroit eftre un des principaux fouftiens, de fe liguer encore une fois avec fes, Ennemis ; & ayant horreur de tant de fang qu’il fait repandre, il renoncera enfin à l’ambition qui luy fait faire les derniers efforts pour conferver dans fa Maifon des Eftats que Dieu a fait paffer dans une autre.

 

Mais dans la neceffité où le Roy s’eft veu de recommencer la guerre, que pouvoit-il arriver qui donnoit plus de joye à ce grand Prince ?

 

Autrefois, quand il fe mettoit à la tefte de fes Armées, il ne pouvoit eftre en perfonne qu’en un endroit. Aujourd’huy qu’il ne paroift plus qu’à la tefte de fes Confeils, on peut dire qu’il eft en perfonne par tout où il envoye fes auguftes Enfans : leur prefence n’infpire pas moins de courage aux Soldats que la fienne : en fuivant fes ordres, ces Princes n’ont pas moins de fageffe que luy, & en combattant fous fes aufpices, ils auront le mefme bonheur.

 

C’eft là en effet le genie des François, ils ne tirent pas leur vertu de leur Chef ; c’eft pourtant luy qui en regle l’ufage, & fous un Chef commun ne faifant que des efforts ordinaires, fous un Heros, ils font plus que des hommes. Mais où m’emporte mon zele ? ay-je oublié que c’eft du Roy, dont je parle, & que c’eft devant Vous, MESSIEURS ? Deux entreprifes également temeraires, & aufquelles je ne me ferois jamais engagé, fi j’avois pû autrement fatisfaire à ce que l’ufage demandoit de moy ; mais ayant à vous remercier de la grace que vous m’avez faite, je n’ay pû retenir cet épanchement de mon cœur ; dans lequel, fi d’un cofté vous avez veu peu d’art & d’éloquence, je croy que de l’autre vous aurez efté contents de la fincerité avec laquelle j’ay tafché d’exprimer mes véritables fentiments.

 

J’ay dit fimplement ce que je penfois fur la gloire de noftre fiécle : c’eft à Vous à y donner la derniere main : il feroit honteux que la gloire des Heros de l’antiquité eftant prefque entiérement effacée, celle des Sçavans demeuraft toute entiere & que n’eftant plus neceffaire pour porter les jeunes gens aux grandes chofes, de chercher hors de noftre fiécle des modelles qu’ils doivent imiter, il falluft pour leur donner le bon gouft des Sciences, leur faire lire les Grecs & les Romains. C’eft Vous, MESSIEURS, que cet honneur regarde. Le Roy qui vous confie le foin des Lettres Françoifes, qui vous honore de fa protection, qui vous reçoit dans cet augufte Palais, comme dans un Temple d’honneur & de vertu, demande de vous une chofe qui en eft fi digne : & pendant que ce grand Prince continue de rendre fon Regne glorieux par une fuite d’événements, qui n’a jamais eu d’exemple : pendant que fes auguftes Enfants font voir à toute l’Europe ce que peut fon fang, fon exemple, & l’éducation qu’il leur a donnée : pendant enfin que dans ce Royaume on fait tant de chofes qui méritent d’eftre efcrites, le Public attend de vous que vous en efcriviez qui méritent d’eftre leuës dans la Poftérité la plus reculée.