Discours de réception de Lucien Lacaze

Le 4 novembre 1937

Lucien LACAZE

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Lucien LACAZE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. CAMBON, y est venu prendre séance, le jeudi 4 novembre 1937, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Dès les premiers mots de ce remerciement j’ai à cœur d’élever ma pensée vers la Marine qui me vaut l’honneur d’entrer dans votre Compagnie.

En appelant à vous un homme qui n’a d’autre titre que d’avoir servi son pays sur mer pendant un demi-siècle, c’est à la Marine que vous avez voulu rendre hommage et les marins, témoins du rayonnement dans le monde entier de cette élite de la pensée française que vous représentez, peuvent mesurer tout le prix qui s’attache à votre suffrage.

Ils en éprouveront plus de fierté encore en apprenant que l’initiative en revient au grand soldat qui veut bien témoigner toute son estime pour eux en s’asseyant aujourd’hui près de moi et dont, comme tous les Français, ils savent qu’il a sauvé la patrie à l’heure la plus douloureuse de la Grande Guerre.

Aussi m’en voudriez-vous de ne pas parler de nos marins, de leur rôle pendant ces quatre longues années, de ces patrouilles battant inlassablement les mers, pour faire arriver tout ce qui était nécessaire à la vie du pays, à la lutte de ses armées et qu’il fallait amener souvent de l’autre extrémité de la terre.

Pour eux jamais de repos. Ils ne rentraient au port que pour charger de leurs mains le charbon, les approvisionnements nécessaires à leur rôle de protection de nos transports et ils repartaient aussitôt, courant au-devant de nouveaux dangers sur ces mers où ils savaient que guettaient les sous-marins, que flottaient les mines dont la rencontre devait en quelques brèves minutes les engloutir dans une tombe inconnue, sur laquelle ne viendrait jamais s’incliner la prière des êtres aimés.

Ce sacrifice on le leur enseigna le jour où, pour la première fois, franchissant la coupée du navire qui serait désormais la parcelle de pays natal sur laquelle ils vivraient leur vie de devoir envers la patrie, leur regard tombait sur notre devise : Honneur, Patrie, inscrite en lettres d’or dans les batteries de nos navires modernes, comme jadis au fronteau des dunettes de leurs aînés.

Nous n’avons pas cette émouvante cérémonie de la présentation au drapeau, devant le régiment, des jeunes soldats arrivant au service. Mais chaque jour, au matin, le pavillon monte lentement à l’arrière du navire, devant la garde assemblée et présentant les armes, salué d’une salve de mousqueterie et de la sonnerie des clairons, tandis que tous ceux qui sont présents sur le pont se découvrent et s’immobilisent les yeux fixés sur les couleurs qui s’élèvent dans le ciel.

Et le soir, à la chute du jour, dans le même cérémonial, ils assistent à la lente rentrée du pavillon, pour que leur rêve s’emplisse de ce symbole de la patrie à laquelle, désormais, ils doivent leur sacrifice, qui devient la raison même de leur vie de marins.

C’est dans cet esprit que, leur ravitaillement terminé, les patrouilleurs regagnaient la haute mer, toutes leurs pensées tendues vers le devoir à remplir, dans le complet oubli d’eux-mêmes, pour qu’incessamment les millions de tonnes impatiemment attendues par le pays et ses armées arrivent à l’heure dite, le blé, le drap, l’acier, le cuivre, le plomb, le charbon, que sais-je encore ? tout ce qui devait nourrir, vêtir, armer nos populations et les défenseurs de la patrie.

Combien parmi ceux qui m’écoutent aujourd’hui, parmi bien des chefs même de nos armées, ont pu savoir qu’on attendait ainsi chaque mois plus de 4 millions de tonnes pour satisfaire ces besoins, 2 millions de tonnes de charbon pour le fonctionnement des usines de guerre, et qu’il nous fallait nuit et jour, depuis le plus humble matelot jusqu’au chef le plus élevé, faire face aux plus graves difficultés, aux périls sans cesse renaissants, pour remplir ce devoir dont dépendait le salut du pays ?

Et pourquoi donc ne faisiez-vous pas connaître tout cela ? me répondait bien après la paix, un général auquel je venais de le révéler pour le libérer du doute qu’il exprimait sur l’utilité de la marine.

Pourquoi ? Parce que nous pensions, nous marins, qu’il était un autre devoir, non moins impérieux que le premier, celui de garder pour nous le secret de nos difficultés, de nos angoisses souvent, pour ne pas risquer d’ajouter une inquiétude de plus à la charge déjà si lourde de ceux qui devaient conduire nos armées à la victoire.

Aujourd’hui, je n’ai plus le droit de me taire et c’est aussi pourquoi je porte devant vous cet uniforme sous lequel j’ai vécu au milieu de ces compagnons de ma vie de marin et qui les fait entrer ici avec moi. Si j’ai parlé avant tout de la dernière guerre qui doit tant à la marine, je ne puis passer sous silence la part si considérable qui lui revient dans la création de cette grande France d’outremer dont nous sommes si justement fiers.

Conquête souvent pacifique grâce aux hommes admirables qui nous précédaient parfois et toujours nous accompagnaient, missionnaires qui n’ont jamais séparé la France de leur apostolat chrétien, si bien que, ces peuples simples et reconnaissants de tant d’inépuisable bonté, d’esprit de sacrifice, de haute valeur morale et humaine, nommaient du même mot le missionnaire et le Français, les explorateurs aussi, dont la seule arme est cette générosité de cœur qui reste le plus bel apanage de notre race.

C’est grâce à eux que nous étions accueillis partout comme ceux qu’on attend pour adoucir toutes les misères.

C’est ce même sentiment de générosité, qui, selon l’admirable devise de Pasteur, ferme l’esprit de nos marins aux différences de religion, de race, de classe sociale pour ouvrir leurs cœurs à tous ceux qui souffrent. J’en ai été si souvent témoin lors de ces bouleversements de la nature qui détruisent des villes entières, frappant cruellement leurs habitants dans tels lieux accessibles à la marine seule ! C’est là que j’ai vu ces hommes qui possèdent si peu de chose, tout donner pour le soulagement des autres, leur pain comme leur vêtement, sans se préoccuper de ce que pourrait être le lendemain et travailler nuit et jour, jusqu’à tomber eux-mêmes, pour dégager des décombres ceux qui s’y trouvaient engloutis.

Je ne serais pas complet si j’omettais cette étroite union de la marine et de la diplomatie dans le service de la France au dehors ; et peut-être n’est-elle pas étrangère au choix que vous avez fait d’un marin pour occuper la place que tenait chez vous un ambassadeur de France.

L’arrivée d’un navire de guerre, la cordialité de ces réceptions qui sont dans notre tradition, ont suffi bien souvent à dissiper un malentendu ; et, quelquefois aussi, la présence silencieuse d’une force navale a provoqué des réflexions salutaires amenant l’abandon de quelque mauvais dessein.

M. Jules Cambon appréciait cette collaboration comme un des meilleurs instruments de la diplomatie et si le les circonstances de ses missions à l’étranger ne l’ont pas conduit à y faire plus souvent appel, il s’est du moins beaucoup servi de ses attachés navals, tant pour se renseigner que pour faire entendre, sous cette forme discrète, certains avertissements qui dans sa bouche eussent été de nature à créer une situation délicate. En Allemagne surtout, où le goût de l’Empereur pour la marine et les marins lui faisaient rechercher ces entretiens, il a beaucoup usé de cette voie qui s’adaptait si bien à ses dons naturels.

Il savait ne pas entendre une parole imprudente et poursuivre l’entretien de telle sorte que son interlocuteur s’en dégageait souvent lui-même. Mais, toujours, grâce l’attention de son collaborateur, il savait bientôt l’importance qu’il convenait d’attribuer à tel propos.

Je m’excuse de m’être laissé aller à parler si longuement de la marine, mais comment pourrais-je oublier que j’entre dans une maison dont le créateur a tout fait pour que la France soit dotée de cette marine puissante indispensable à un grand pays ?

Vous avez sans doute pensé qu’en accueillant ici un marin vous appelleriez l’attention du pays sur la nécessité proclamée par le grand Cardinal, et je vous devais d’apporter le témoignage que la marine d’aujourd’hui, comme ses devancières, a la haute conscience de son devoir envers la France et sera toujours prête à l’accomplir en étroite union avec notre armée, dans le même sentiment d’honneur, le même esprit de sacrifice.

La dernière guerre a fait éclater une fois de plus aux yeux de tous la nécessité de cette union étroite sur le plan général, tout en laissant à chacun l’entière liberté de son exécution. Nul n’ignore le rôle de protection de la marine dans ces transports de troupes venant des pays alliés ou de notre France d’outre-mer — et je tiens à dire ici bien haut que, par marine, j’entends toujours aussi bien la marine marchande que la marine militaire, rendant les mêmes services, courant les mêmes dangers — transports si importants qu’à la fin de la guerre les effectifs ainsi fournis par la mer dépassaient ceux de nos contingents métropolitains. Je laisse à la maîtrise de M. G. Hanotaux le soin de vous exposer comment seule la marine pouvait permettre la création de ce second théâtre d’opérations de Salonique qui, le premier, brisa le front ennemi, comment seule la marine a permis le sauvetage de l’armée serbe après cette retraite qui la comble à jamais et de gloire et d’honneur, sa reconstitution et son retour au front de combat, sauvetage qui restera le plus beau titre dont nous puissions nous enorgueillir, nos amis Italiens et nous.

Il vous montrera que sans la maîtrise de la mer rien de cela n’eut été possible. C’est elle qui nous l’a donné. C’est l’impuissance pour nos adversaires de la conquérir qui a précipité leur chute. Je ne veux pas évoquer ce que, sans elle, il fut advenu de nous.

Vous trouverez naturel aussi, qu’après avoir rendu à la marine un hommage qui répond à mes sentiments les plus profonds j’évoque le souvenir de ma petite patrie, de cette île Bourbon que tant de liens attachent à la tradition française.

Nos compatriotes, qui ont la gloire de compter parmi les fils du cher petit pays le grand Leconte de Lisle, sont fiers de me voir devenir le confrère d’un autre des leurs, un des maîtres les plus célèbres de l’Université de France, Joseph Bédier, le grand historien de nos légendes épiques, qu’ils seront heureux de savoir aujourd’hui près de moi.

Vous avez encore ajouté à l’honneur que vous m’avez fait en me confiant la lourde mission de prononcer l’éloge du diplomate illustre qui fut un des grands serviteurs du pays. Il trouvera sûrement un jour prochain l’écrivain de sa biographie qui montrera sa vie étroitement liée à l’une des époques les plus graves de notre destin et saura faire partager à ceux qui viendront après nous notre reconnaissance et notre admiration.

Je souhaite que le grand historien de Richelieu, notre directeur d’aujourd’hui, m’oublie dans sa réponse pour consacrer tout son talent à la marine, garante de sécurité, et au grand diplomate dont je sens toute mon impuissance à marquer avec assez de force la place qu’il occupe dans l’histoire de France.

Ma première rencontre avec M. Jules Cambon date de son gouvernement de l’Algérie.

Il y était déjà venu jadis avec le général Chanzy qui bien vite apprécia son esprit si ouvert, si fin, si pénétrant et l’éleva rapidement dans la hiérarchie de ses collaborateurs.

J’ai entendu conter depuis que le général, ayant à désigner l’un des siens pour une délicate mission auprès de la commission parlementaire chargée d’étudier l’organisation du gouvernement en Afrique du Nord, choisit M. Cambon, alors préfet de Constantine. Il fit si forte impression sur la commission qu’il la gagna tout entière aux vues du gouverneur général. Mais la crise ministérielle consécutive à la démission du maréchal de Mac-Mahon, suivie de la rentrée de Chanzy, vint interrompre des travaux qui tendaient à accorder au gouvernement général une large autonomie qui eût rendu de si grands services à notre établissement.

C’est ce programme que M. Cambon reprit en arrivant à Alger en 1891, et qu’il poursuivit la façon la plus heureuse pendant les six années de son gouvernement au milieu de bien des difficultés.

Les affaires de l’Algérie ne gardaient plus aucune unité, elles étaient éparpillées entre les différents ministères. M. Cambon sut leur donner leur unité naturelle. La situation n’était pas facile ; il fallait concilier les intérêts des colons imbus de leur supériorité, avec ceux des indigènes naturellement portés à croire qu’ils ne pouvaient pas compter sur une protection et sur une sympathie sincères. Ce n’étaient pas seulement les intérêts qui s’opposaient, mais les religions et les races ; là où il n’y avait d’abord, que discorde, M. Jules Cambon sut créer une harmonie.

J’ai servi à la défense d’Alger pendant les derniers mois de son gouvernement, et j’ai pu mesurer par les troubles qui éclatèrent peu de temps après son départ quelle était son autorité sur les colons et les indigènes. Une fois qu’il avait donné à ses différents collaborateurs des instructions à la fois larges et précises, il leur laissait toute initiative dans l’exécution. Il se retirait au-dessus d’eux, il animait toute l’action administrative sans s’y montrer personnellement nulle part, et, peu visible, impartial et supérieur, il exerçait d’autant plus d’autorité réelle, qu’il en montrait moins d’apparente et l’on put voir ce que valait cette discrète et sage méthode par les effets tout contraires qu’obtinrent après lui ceux qui, voulant s’engager à toute occasion, ne réussirent en prodiguant leur personne qu’à ruiner leur autorité. Mes fonctions à cette époque me tenaient fort éloigné du gouverneur général, mais peut-être ai-je pu ainsi mieux apprécier l’importance de son action. Je me souvins alors du jugement que j’avais entendu porter sur lui quatre années auparavant par son frère, ambassadeur à Constantinople. Je faisais partie du groupe d’officiers qui avaient accompagné l’amiral dans sa visite au Sultan. Il y eut un dîner à l’ambassade suivi d’une grande réception, et le hasard fit que j’entendis une partie de la conversation de l’ambassadeur avec l’amiral. Comme ce dernier complimentait M. Paul Cambon sur les grands services qu’il avait déjà rendus à la France, l’ambassadeur se déroba à ses éloges en faisant celui de son frère dans des termes qui avaient quelque chose de si tendrement paternel que je m’imaginai alors, jusqu’à ce que j’eusse vu M. Jules Cambon à Alger, qu’il y avait entre son aîné et lui une grande différence d’âge. Cette étroite union des deux frères dans une émulation de services présente un spectacle si noble qu’on ne saurait trop le mettre en lumière. Il est comme l’emblème de l’accord non seulement d’idées mais de sentiments qui doit exister entre les artisans d’une grande œuvre : Les grandes choses ne sont faites que par des hommes en qui l’affection des cœurs double la collaboration des esprits. Alors que c’est une des misères de notre temps de ne voir trop souvent aux affaires que des hommes jaloux les uns des autres, toujours portés à se desservir, et si attachés à leur succès personnel qu’ils le séparent de celui de la France. La collaboration des deux Cambon, complète et féconde, nous rappelle que notre pays ne pourra être servi et sauvé que par l’effort commun des hommes qui l’aimeront assez pour s’aimer entre eux.

Cette union, de qualité si rare, s’est poursuivie entre les deux frères par lettres journalières qui échangeaient toutes leurs pensées et l’on peut dire que leur correspondance entre Londres et Berlin, celle qu’ils entretenaient avec leur collègue de Rome M. Barrère, celle enfin qu’adressaient fréquemment ces trois grands ambassadeurs à leur ministre, d’alors, M. Delcassé, pour la réalisation des alliances anglaise et italienne, contiennent toute la vie politique extérieure de la France pendant cette période capitale de son histoire.

Ce fut la suite de la politique des alliances, instaurée avec l’alliance russe par l’homme qui me fait l’honneur de me recevoir aujourd’hui, M. Gabriel Hanotaux, politique qui devait nous conduire à la victoire après l’agression de 1914.

La carrière de Jules Cambon a ce caractère qu’on retrouve dans toutes celles des hommes supérieurs, elle manifeste dès l’abord les qualités dominantes qu’il exerça avec une puissance toujours accrue.

Je vis M. Jules Cambon quitter Alger dans une apothéose.

Il devait porter sur des théâtres de plus en plus vastes, parmi des affaires de plus en plus difficiles, ces mérites de vrai, de grand politique qui lui avaient valu dès lors de si beaux succès.

Quand il arriva à Washington, la guerre venait d’éclater entre l’Espagne et les États-Unis. Il y montra si bien cet intérêt mêlé de discrétion et d’intelligence, il s’y fit en peu de temps une si grande situation, comme malgré lui, et en ne marquant en rien la prétention de l’obtenir, que c’est à lui que le gouvernement de Madrid eut recours pour obtenir la cessation des hostilités et que son intervention fut aussitôt accueillie avec la plus grande cordialité par les États-Unis. Il n’appartient qu’aux hommes sages de gagner ainsi la confiance des partis opposés.

Après une courte négociation qu’il conduisit directement avec le Président Mac Kinley, il signa pour l’Espagne les préliminaires de la paix et les deux gouvernements lui manifestèrent leur reconnaissance. Il put mieux connaître la gratitude qu’il avait inspirée à l’Espagne quand il quitta Washington pour l’ambassade de Madrid.

Il y fut d’autant mieux reçu qu’il y trouvait le souvenir toujours vivant de son frère, qui avait quitté ce poste dix ans auparavant après une mission de cinq années qui lui avait valu la confiance de la reine régente.

M. Jules Cambon y fut accueilli comme un ami par les souverains qui lui gardaient une si profonde gratitude de sa médiation de Washington.

Il y organisa la visite de la flotte française à Carthagène, le voyage du roi Alphonse XIII à Paris et celui de M. Loubet à Madrid, qui le firent entrer dans l’intimité du jeune roi.

Grâce à la situation qu’il s’était ainsi rapidement créée il put, après six mois de patientes négociations, faire accepter à l’Espagne l’accord franco-anglais d’avril 1904 avait produit à Madrid une pénible impression. La déclaration par laquelle la France lui garantissait ses possessions sur la côte du Maroc et l’assurait de l’intégrité de l’empire marocain sous la souveraineté du Sultan entraînait facilement, présentée par lui, l’agrément de l’Espagne.

Là encore triomphait une sage raison.

C’est au cours de cette mission qui dura près de cinq ans qu’il prit part à la Conférence d’Algésiras dont nous avions accepté la réunion dans l’espoir que son objet principal serait de mettre fin aux conflits perpétuels que nous créait l’Allemagne au sujet du Maroc.

Pendant toutes les négociations, il se tint en contact étroit avec le gouvernement espagnol qu’il importait, avant tout, de mettre en mesure de suivre notre action, afin d’éviter toutes défiances et toutes susceptibilités.

C’est ainsi que grâce à lui a pu s’établir cette concordance de vues qui a facilité notre installation au Maroc.

Il n’en fut malheureusement pas de même avec l’Allemagne où il devait trouver, lorsqu’il y fut envoyé deux ans après, une cause continuelle de frictions dans les nécessités de notre établissement au Maroc.

Les espoirs que l’Allemagne fondait sur Algésiras furent cruellement déçus.

Elle se trouva isolée devant un bloc européen renforcé par l’attitude loyale des États-Unis et nous rallia que l’Autriche, la sympathie de l’Italie nous étant acquise par l’action de M. Barrère près du marquis Visconti Venosta.

Notre, ambassadeur à Rome forgeait ainsi le premier anneau de cette amitié franco-italienne qu’il poursuivit, au cours de sa longue et bienfaisante ambassade, jusqu’à l’alliance de la grande guerre et qui fut un élément si précieux de notre victoire.

Bien que M. Jules Cambon n’ait pas présidé à ces négociations, c’est bien son action discrète qui nous a valu l’appui de l’Espagne et des États-Unis.

Si j’essaie de me représenter ce que fut M. Jules Cambon, je vois la grande figure d’un homme qui se trouvant, après un long apprentissage, mêlé aux plus grands événements, se montre naturellement et avec aisance égal aux circonstances.

Il avait compris le fait qui a dominé la politique européenne pendant vingt ans : la naissance et le développement des ambitions germaniques.

Il en avait prévu les conséquences ; il avait médité et préparé les moyens de faire face au danger et s’est ainsi trouvé, avec son frère, Barrère, Delcassé, l’un des artisans de la victoire.

Quel fut le secret de sa sagesse ? Il nous l’a dit lui-même dans ce délicieux petit livre qui s’appelle le Diplomate. Il n’y parle jamais de lui et en le lisant on pense sans cesse à lui.

Il aimait citer quelques extraits de nos classiques qui résument tout son art :

Cette maxime de Montaigne : « C’est au demeurant très utile science que la science de l’entregent. »

Cette pensée de Pascal : « Quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut. »

Cette recommandation de Talleyrand enfin : « Après une révolution qui a tout changé, il faut savoir renoncer à ses haines si l’on ne veut renoncer pour jamais à son bonheur. » Vérité essentielle que devraient méditer nos dirigeants d’aujourd’hui.

N’est-ce pas tout lui ? N’est-ce pas sa bonhomie, sa finesse psychologique, sa connaissance de l’humanité qui faisait que n’étant dupe de rien il inclinait à l’indulgence.

N’est-ce pas tout lui aussi, ces maximes qu’à chaque page on rencontre dans son discours de réception et surtout dans le Diplomate.

Je ne puis m’empêcher d’en rappeler quelques-unes pleines d’enseignements :

« L’intrigue est justement le contraire de la diplomatie. Celle-ci a besoin, il est vrai, de discrétion et de secret, de finesse et de patience, de prévoyance et de contrôle de soi ; mais la loyauté lui est plus nécessaire encore, car il n’y a pas de force plus grande pour un diplomate que d’inspirer confiance au gouvernement auprès duquel il est accrédité. »

« La qualité la plus nécessaire à un agent est l’autorité morale... »

« Le succès est quelquefois encombrant. Rien n’est plus dangereux que d’éveiller l’amour-propre d’un adversaire, et il n’y a de succès durable que celui qui est accepté par les deux partis. »

« Il y a beaucoup de force dans la modestie. »

Du petit livre de M. Jules Cambon on pourrait tirer toute une philosophie : l’art de la sagesse. Pour les diplomates qui auront le don de le savoir bien comprendre, il sera un guide précieux les invitant à méditer, dégageant les possibilités qui sont en eux, les préparant à faire face aux circonstances aux heures difficiles de leur carrière.

Il est deux vertus qu’il place au-dessus de toutes autres : loyauté, modestie. La loyauté qui confère l’autorité morale devant laquelle on s’incline toujours. La modestie qui nous découvre les qualités des autres et nous épargne ainsi bien des erreurs. La modestie qui surtout nous garde de triompher avec ostentation des moindres succès.

Vérités éternelles des âmes hautes.

À Berlin, M. Jules Cambon arrivait au début de 1907 avec la réputation de grand diplomate que lui valait sa médiation de Washington.

Depuis un an déjà il était question de son changement. Nous en trouvons l’écho très sympathique dans la correspondance de la princesse Radziwill dont le salon, l’un des plus recherchés, était fréquenté par le monde diplomatique et le haut personnel gouvernemental.

L’Empereur lui-même y venait quelquefois, manifestant une grande sympathie à la princesse qui avait été l’amie de sa grand’mère.

M. Jules Cambon y fut accueilli en ami dès son arrivée et en devint aussitôt l’hôte le plus apprécié. La correspondance de la princesse nous apporte son jugement sur lui très peu de temps après ses débuts.

« Heureusement Cambon a un tact remarquable, beaucoup de finesse et sait se tenir ; je le vois souvent chez moi et je suis toujours frappée par les qualités qu’il sait déployer sur le terrain épineux de Berlin où il est encore très étranger. »

Le prince de Bulow était chancelier. M. de Schœn était secrétaire d’État aux Affaires étrangères, où le remplaçait au bout de quelques temps M. de Kiderlen.

Autant on eût pu croire, à première vue, que la nature de l’ambassadeur devait s’apparenter avec celle du chancelier et les amener à la confiance dans leurs fréquentes relations, autant semblait-elle en opposition avec celle de M. de Kiderlen dont le caractère rude, souvent brutal, eût dû être une source constante de heurts dans leurs entretiens.

Dès le premier contact cependant ce fut le ministre qui fut charmé et conquis, alors qu’il ne put jamais s’établir de sympathie réelle entre l’ambassadeur et le chancelier.

C’est que dès le début une entière franchise, une parfaite loyauté se reconnut chez les premiers, alors que du côté du chancelier le fond des pensées ne se découvrit jamais.

Malgré les protestations de volonté pacifique de M. de Bulow, la pénétration de notre ambassadeur eut vite découvert que ses sentiments nous étaient profondément hostiles et que le chancelier travaillait activement avec les chefs militaires et navals à la préparation d’une guerre qu’il jugeait nécessaire à l’exaltation définitive de l’Allemagne.

M. Cambon réussit néanmoins à écarter la catastrophe pendant sept ans, grâce aux trésors d’une habileté diplomatique qui dépistait les mauvais desseins et à sa haute autorité morale qui en arrêtait le développement.

Il put détourner ainsi dès son arrivée deux graves affaires, celle des déserteurs de la Légion étrangère à Casablanca, puis le coup d’Agadir succédant à la révolte de Fez, et négocier un accord qui, moyennant des cessions peu importantes en Afrique centrale, nous assurait au Maroc la liberté d’action indispensable à l’organisation de notre protectorat.

La première se traita avec M. de Schœn. Mauvaise querelle, mal préparée, en dehors semble-t-il de la Wilhelmstrasse, et de si évidente mauvaise foi, qu’il était bien difficile de la soutenir. Mais M. Cambon se puisait à reconnaître que, pour ce début comme dans toutes leurs relations ultérieures, il n’eut qu’à se louer de M. de Schoen, de l’esprit de conciliation, de l’entière loyauté dont il continua de donner de nouvelles preuves au cours de son ambassade à Paris.

La seconde survenait, brutalement en pleine négociation ouverte après l’occupation militaire de Fez, entraînée par la révolte qui avait menacé si gravement notre protectorat.

C’était le premier contact important de l’ambassadeur avec M. de Kiderlen et de cette pénible négociation devait naître une estime et une confiance réciproques qui servirent tant aux relations entre les deux pays.

La mort de M. de Kiderlen, qui mit fin à une collaboration si précieuse au maintien de la paix, fut regardée par M. Cambon comme une perte irréparable.

Mais pendant que se préparaient dans le secret ces coups d’éclat, chaque jour presque apportait une difficulté nouvelle qui nécessitait une négociation. M. Jules Cambon a roulé ce rocher de Sisyphe pendant sept longues années, travaillant dans l’ombre à écarter le danger au milieu de difficultés sans cesse renaissantes et avec une telle modestie, un tel effacement dans son action que bien rares furent ceux qui soupçonnèrent le drame qui se déroulait à Berlin et dont sans cesse il retardait l’aboutissement fatal prévu dès son arrivée.

Mais l’heure vint où la volonté du mal écarta brutalement tout appel à la justice et à l’humanité.

À la Wilhelmstrasse se trouvait alors M. de Yagow, personnalité peu sympathique, qui dut bien souvent faire regretter à M. Cambon son prédécesseur M. de Kiderlen.

Le prince de Bulow était remplacé à la Chancellerie par M. de Bethmann Holweg, personnage effacé placé là par l’Empereur comme un docile instrument.

Tels étaient les deux hommes qui, avec l’Empereur, allaient porter la responsabilité de la plus effroyable, de la plus injuste des guerres.

Quelques années après la paix, me trouvant à Rome chez un ami qui avait beaucoup connu le prince de Bulow lors de son ambassade en Italie, nous rencontrâmes brusquement l’ancien chancelier au détour d’une rue. D’épaisses lunettes noires recouvraient ses yeux et nous ne l’aurions certes pas reconnu, s’il ne nous avait lui-même adressé la parole. « Que de tristes événements, s’écria-t-il, sont survenus depuis les jours heureux que nous avons ici vécus ensemble... Mais dites bien que c’est à l’Empereur et au médiocre qu’il a mis à ma place que nous les devons. Si j’avais encore été chancelier en 1914, j’aurais empêché l’Allemagne de se lancer dans cette criminelle folie. »

Comme, à mon retour, je fis à M. Jules Cambon le récit de cette rencontre : « Il ne m’eût pas tenu pareil langage, me répondit l’ambassadeur, car il savait que je n’ai jamais ignoré, dès le premier jour, son action néfaste au maintien de la paix entre les deux pays. Avec les grands états-majors militaire et naval, il n’a cessé de pousser à l’armement intensif de l’Allemagne, sachant fort bien qu’il nous conduisait ainsi fatalement à la guerre. »

Cette guerre, M. Cambon l’avait jugée inévitable dès son arrivée à Berlin et ne cessait d’appeler l’attention de nos gouvernants sur les dispositions réelles des dirigeants allemands.

Aussi fut-ce sans surprise que, quelques mois avant sa déclaration, il apprit de l’ambassadeur du roi des Belges, le baron de Beyens, la confidence, reçue par son souverain, des vues de l’Empereur sur la guerre prochaine contre la France.

Il faut rappeler ici le récit qu’en a fait M. Jules Cambon lui-même dans un article de la Revue des Deux Mondes que je ne puis mieux faire que reproduire exactement :

« Le roi des Belges était venu, en Hanovre, visiter le régiment dont il était le colonel honoraire, et il poussa jusqu’à Potsdam pour rendre visite à l’Empereur. Il n’alla pas à Berlin ; il voulait éviter les obligations, les visites et les cérémonies dont sa présence aurait été l’occasion, car il était très simple, et, s’il se pliait scrupuleusement aux obligations protocolaires de son métier de roi, il ne cherchait pas moins à les éviter quand il le pouvait. Un soir, après un grand dîner, Guillaume II renouvela les déclarations qu’il avait faites autrefois à Léopold II ; il se plaignit de la politique de la France qui, dit-il, multipliait les preuves de son hostilité envers l’Allemagne ; il déclara au Roi que la guerre était « inévitable » et prochaine. Je n’ai pas besoin de dire qu’il se montrait sûr du triomphe de l’armée allemande, et il plaça le Roi devant ce dilemme d’être son complice ou son ennemi.

« Sans doute il avait compté sur la jeunesse d’Albert Ier. Comme il le trouvait silencieux, il le croyait timide et il pensait que, dans son effroi, ce prince se soumettrait aux menaces cachées sous cette étrange confidence. Le Roi était justement le contraire de ce qu’était Guillaume II, et son silence était bien plus l’expression d’un esprit réfléchi que d’un cœur effrayé. Il se contenta de répondre à l’Empereur que celui-ci se faisait des illusions sur ce qui se passait en France, et qu’il ne fallait pas imputer au Gouvernement républicain les chimères qui pouvaient entraîner l’imprudence de quelques énergumènes. Après sa conversation avec l’Empereur, le Roi s’entretint avec le général de Moltke, chef d’état-major général, qui lui tint à peu près le même discours que son maître et qui l’assura que la prochaine guerre serait profondément populaire en Allemagne.

« Ces conversations singulières et manifestement concertées semblèrent menaçantes au roi Albert Ier. Il lui parut qu’il ne pouvait garder pour lui des confidences qui engageaient l’avenir de son pays et que, si jamais la neutralité belge était violée par l’Allemagne, la France, qui naturellement la défendrait, devait être secrètement prévenue. Cependant il avait peur de la légèreté dont font preuve trop souvent les hommes qui, dans tous les pays, sont mêlés à la politique. Il fit part à l’homme distingué qui le représentait à Berlin, le baron de Beyens, de ses préoccupations, et celui-ci, avec lequel j’avais d’anciennes et amicales relations et qui savait, d’autre part, la confiance, dont le Roi m’honorait, lui conseilla de me faire confidence de la conversation impériale et de me charger du soin de la faire connaître au Président de la République.

« Je me souviendrai toujours de la matinée du lendemain. J’étais à Berlin dans mon cabinet, je vis entrer le baron de Beyens ; il avait l’air plus préoccupé et plus fermé que d’ordinaire, et quand je lui demandai ce qui l’amenait, il me répondit : « Une commission du Roi », et il me conta ce qui s’était passé la veille au soir.

« Le Roi, ajouta-t-il, fera en sorte qu’aucune indiscrétion, ne soit commise en Belgique, et il désire que vous avertissiez le Président de la République, mais il se défie des bavardages qui peuvent s’agiter autour d’un Conseil de ministres, et il désirerait que vous fissiez verbalement à M. Poincaré la confidence dont il vous charge. »

« Je m’y engageai volontiers, mais le hasard voulut qu’à ce moment-là, je fusse retenu en Allemagne par mille obligations. Les jours s’écoulaient, et je sentais que je ne pouvais rester longtemps chargé d’un si lourd secret sans remplir ma mission. J’étais lié avec notre ministre des Affaires étrangères d’alors, M. Pichon, et je le priai, par lettre toute personnelle, de faire connaître à M. Poincaré, alors Président de la République, la confidence royale et de ne pas l’ébruiter parmi ses collègues. M. Pichon avertit le président du Conseil, M. Barthou, et tous deux firent à M. Poincaré la communication du Roi. C’était le moment où M. Barthou soutenait devant le pays le projet du service de trois ans, et ses préoccupations patriotiques s’en trouvèrent renforcées. Le général Joffre, chef d’état-major de l’armée, fut averti.

« J’ai souvent pensé, depuis lors, que le roi Albert, en prenant la décision d’avertir la France du péril qui la menaçait, avait engagé la politique de son pays et que l’instant où il prit cette résolution fut le moment critique et décisif de son règne. Lorsqu’en 1914, il ordonna à ses troupes de résister à l’envahisseur, il exécutait la résolution qu’il avait prise, un soir, à Potsdam, lorsqu’il avait reçu la confidence des projets de d’Empereur. Celui-ci, somme toute, ne lui avait proposé rien autre chose que de trahir la confiance de toute l’Europe, et particulièrement celle de l’Angleterre et de la France, et il lui offrait, en revanche, de partager ses rapines. Ce soir-là, Albert Ier, sous l’impulsion de l’honneur, avait véritablement décidé de l’avenir de son pays et de sa dynastie. »

Une telle confidence montre de quelle haute autorité morale jouissait M. Jules Cambon.

Elle lui permit de rendre à son pays le dernier service de sa mission à Berlin, le plus important, en l’avertissant du danger imminent, du point même où il devait éclater.

Le dernier entretien de M. Jules Cambon avec M. de Yagow, tel que l’Ambassadeur l’a rapporté lui-même et que je veux redire ici, fut profondément émouvant.

Comme M. Jules Cambon lui demandait nettement s’il s’était engagé à suivre l’Autriche partout, les yeux bandés, en un mot si l’Allemagne voulait la guerre, M. de Yagow protesta vivement qu’il savait que telle était la pensée de son interlocuteur, mais que c’était tout à fait inexact.

« Il faut donc, reprit M. Cambon, agir en conséquence ; quand vous lirez la réponse serbe, pesez-en les termes avec votre conscience, je vous en prie au nom de l’humanité, et n’assumez pas personnellement une part de responsabilité dans les catastrophes que vous laissez préparer. »

Comment de tels accents ont-ils pu n’être pas entendus !...

On sait la suite : les dernières possibilités d’entente délibérément écartées par ce gouvernement qui voulait la guerre, la mobilisation précipitée, la remise des passeports aux Ambassadeurs, l’agression brusquée sous un prétexte mensonger.

Infiniment triste, M. Jules Cambon quittait ce pays où il avait passé sept ans à écarter la menace toujours en suspens dans un ciel d’orage. Et, ce fut le retour en France dans des conditions qui resteront une honte pour le gouvernement allemand.

Cette fois, je pense, comme M. de Bulow, que, s’il eût été encore là et M. de Kiderlen aussi, on se fût autrement conduit à Berlin.

À son retour en France, M. Jules Cambon fut chargé de quelques courtes missions à l’étranger, puis fut appelé au Ministère des Affaires étrangères comme Secrétaire général en 1915. C’est de cette époque que datent nos relations qui furent surtout assez fréquentes lorsqu’on créa le Comité de guerre économique chargé d’une juste répartition entre les ministères intéressés de tout ce que nous devions recevoir de l’extérieur.

Il fut l’âme de ce Comité, toujours avec le même effacement qui était chez lui le moyen de réaliser, sans éveiller ces petites susceptibilités que, même à cette heure, on rencontrait en tout.

Il écoutait avec attention les discours qui noyaient les questions les plus simples et, lorsqu’il jugeait utile d’intervenir, après que s’étaient taries ces sources d’éloquence, il le faisait en très peu de mots qui éclairaient alors toute la question, entraînant aussitôt la solution juste et logique. Son cabinet prenait jour sur ce calme jardin du Quai d’Orsay ; pas un de ceux qui se rendaient aux audiences du ministre ne manquait d’y passer, pour en sortir avec le moyen de réaliser dans la plus large mesure possible le résultat souhaité. Sa porte s’ouvrait toujours avec cette simplicité souriante qui faisait accueil et facilitait les confidences.

Les ministres le consultaient d’autant plus volontiers qu’ils savaient sa discrétion et l’on peut dire qu’il ne s’est pas trouvé une question de quelque importance qui n’ait bénéficié de son inspiration.

C’est au cours de ces deux années que j’ai pu mesurer ses admirables qualités de cœur et d’esprit et me rendre ainsi compte de ce qu’avait été cette longue carrière si précieuse au pays sur tous les points où s’est exercée son action.

Comme tous ceux qui l’ont approché, j’ai bien vite été sous le charme, et l’accueil si bienveillant que j’ai continué de trouver auprès de lui pendant les dernières années de sa vie reste le plus précieux de mes souvenirs.

Enfin la Victoire est venue.

Il n’en avait pas douté depuis la Marne et l’on pouvait espérer que le Président du Conseil, qui avait tenu à l’avoir près de lui en prenant le Ministère de la Guerre, lui confierait le soin de préparer cette paix si chèrement achetée.

Il n’en fut rien, hélas !

Après la signature des traités, il fut du moins chargé comme président de la Conférence des Ambassadeurs d’en suivre l’exécution et trop souvent il dut en enregistrer les insuffisances et les violations.

Il y apporta ces qualités que la nature lui avait généreusement attribuées et que sa vie tendit à perfectionner chaque jour : cette finesse d’esprit, cette délicatesse de sentiments, cette souplesse sous laquelle on découvrait bien vite une fermeté inébranlable dès qu’on touchait à un intérêt national, cette modestie et ce tact incomparable enfin, qui attiraient et retenaient à jamais tous ceux qui l’approchaient.

Là, comme partout ailleurs, il a sauvegardé ce qui pouvait l’être et, — ce n’est pas le moindre des services qu’il aura rendus, — sachant garder seul la responsabilité d’un sacrifice nécessaire, sans chercher à faire valoir l’importance souvent capitale de ce qu’il avait sauvé.

Au moment de terminer cet éloge, je sens profondément combien il resterait à dire sur une vie si féconde.

Il faut que soit écrite la page de notre histoire faite de la politique des alliances anglaise et italienne du grand ministre Delcassé et de ses trois grands ambassadeurs Paul et Jules Cambon, Camille Barrère.

La place de M. Jules Cambon y fut éminente.

De toutes les traverses qui marquèrent sa longue mission en Allemagne, il réussit à nous faire sortir dignement, trouvant toujours la transaction qui permit d’écarter la guerre sans effleurer l’honneur national.

Et lorsque sonna l’heure fatale, voulue par l’Allemagne, il tenta un dernier éveil de raison et d’humanité par cet émouvant appel, qui entoura d’une incomparable auréole son pénible départ.

Les historiens qui poursuivront l’étude de cette longue carrière, tout entière consacrée au service du Pays, étroitement unie aux fastes les plus tragiques de notre histoire, reconnaîtront chez M. Jules Cambon la plus rare des qualités : savoir réussir dans l’effacement.

Sur ses plus grands succès il jetait le voile de sa modestie, ne sollicitant jamais ces récompenses qu’il jugeait de bien médiocre qualité au regard de la satisfaction d’avoir bien servi son Pays.

Et, pénétrant les détails de cette admirable vie française, ils percevront le secret de sa grandeur : M. Jules Cambon sentait battre dans son cœur le cœur même de la France.