Réception de M. Lyautey*
M. LYAUTEY, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henry HOUSSAYE, y est venu prendre séance le jeudi 8 juillet 1920, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Il y aura bientôt huit ans que l’Académie m’a honoré de ses suffrages. J’ai d’abord à me justifier d’avoir autant tardé à venir l’en remercier.
Certes, la guerre survenant peu de mois après mon élection, les lourdes obligations de ma charge lointaine accrues pendant ces années tragiques, pourraient être invoquées comme des excuses suffisantes. Vous-mêmes, d’ailleurs, aux jours où se jouaient sur les champs de bataille les destinées de la Patrie, n’aviez-vous pas cru devoir ajourner ces séances solennelles, jugeant que la grande voix du canon était la seule à laquelle les oreilles françaises dussent prêter attention ?
Mais depuis que vos portes se sont rouvertes, un grand scrupule, je le confesse, m’avait obsédé. Je savais trop que si vous m’aviez élu, ce n’était certes pas pour mes titres littéraires, mais pour ce que représentait mon uniforme. Ce que vous aviez voulu honorer en moi, c’était cette armée que je pouvais peut-être alors me permettre de représenter parmi vous, puisque je devais aux circonstances d’être un des seuls officiers généraux en activité de service ayant commandé une armée en pays ennemi. Mais aujourd’hui ! Que pèsent ces titres à côté de ceux de mes camarades, de mes subordonnés d’alors, devenus les grands chefs de nos armées et les artisans de la victoire ? Tout le monde comprendra qu’au cours des dernières années j’ai ressenti quelque hésitation à venir prendre place au milieu de vous avant ceux que vous avez appelés récemment, avant celui qui sauva la France en 1914, avant celui qui en !assura la victoire en 1918. Aujourd’hui qu’ils sont des vôtres, j’éprouve moins de gêne à venir prendre rang, comme il convient, après et derrière eux.
Si j’avais pu être tenté d’oublier l’insuffisance de mes titres, j’y aurais été rappelé par l’émotion que j’ai éprouvée en me préparant à paraître devant vous.
Mais, laissant toute préoccupation de la forme littéraire à laquelle je ne saurais prétendre, je me suis laissé simplement porter par la personnalité et par l’œuvre de l’homme auquel vous m’avez fait le grand honneur de m’appeler à succéder et dont j’ai subi l’emprise croissante à mesure que je lisais ou que je relisais ses écrits.
Éloigné de France depuis plus de vingt-cinq ans, j’avais lu rapidement, à mesure qu’ils paraissaient, les ouvrages militaires de M. Henry Houssaye, livres devenus classiques pour tout officier français et qui, à ce titre, avaient quelque peu voyagé dans mes cantines. Mais ma vie errante ne m’avait pas laissé le temps de connaître son œuvre entière, pas plus que des rencontres fugitives dans quelque salon de Paris, pendant mes rares séjours en France, ne m’avaient donné le moyen de connaître l’homme comme il valait d’être connu.
Je voudrais essayer d’abord d’en fixer les traits .essentiels :
Un Athénien de Paris, ouvert par nature à tout art et à toute beauté, à tout ce qui honore l’homme et embellit la vie, mais se dégageant vite du dilettantisme infécond pour chercher sous la beauté des formes les ressorts de l’âme et de l’action.
Un érudit, faisant dans sa vie la plus large part au labeur, à la recherche consciencieuse des textes, sans cesser d’être un « homme du monde » accompli, ce monde qu’il goûtait et où il était si hautement recherché. Et c’est cette rencontre dont parfois médisent certains professionnels enclins à regarder comme inconciliables la vie de l’homme d’étude et celle du gentleman, qui fait pourtant l’homme complet tel que le concevaient et l’aimaient les Grecs de l’époque de Périclès, les hommes de la Renaissance, nos pères du XVIIIe siècle et, grâce à Dieu, beaucoup de nos contemporains.
Enfin, et surtout, un patriote. Du jour où, en 1870, ce descendant d’une lignée de bons Français, ce petit-fils d’un soldat de la Révolution et de l’Empire prit à son tour l’uniforme pour défendre la patrie envahie, il n’eut plus de pensées que pour cette France que son enfance avait connue triomphante, que sa jeunesse avait vue mutiler, que sa maturité eut comme unique rêve de voir victorieuse et restaurée. Et s’il n’eut pas cette joie suprême, du moins fut-il, sans une défaillance, de cette noble équipe qui, le clairon aux lèvres, sonna sans relâche le rappel au Drapeau : 1814, 1815, Iéna, la Patrie Guerrière, autant de sonneries retentissantes.
Ce sera l’éternel honneur de cette école d’historiens, de ces chantres d’épopées, que d’avoir, à travers les années, aux heures où tout semblait conspirer contre l’intégrité des forces nationales, entretenu jalousement la flamme guerrière, d’avoir maintenu la confiance au cœur de cet infatigable et admirable corps d’officiers que trop de choses contribuaient à décourager.
Tous obéissaient à ce même mot d’ordre donné par M. Henry Houssaye lui-même : « C’est en nous contant nos victoires qu’on nous enseignera à en remporter d’autres. »
Faut-il demander aux origines de M. Henry Houssaye le secret de sa vocation, de ses goûts, de ses doctrines ? Sans s’arrêter plus qu’il ne convient à la recherche des influences ancestrales, il n’est pas négligeable de les interroger discrètement pour bien « situer » l’homme et son œuvre.
M. Henry Houssaye est né le 24 février 1848 au bruit de la fusillade. Il serait puéril de chercher là un présage de sa vocation d’historien militaire. Il est facile de trouver à ses aptitudes si diverses des origines plus lointaines et plus solides.
Par sa distinction élégante, M. Henry Houssaye se rattachait à ses aïeux paternels qui, au XVIIIe siècle, marquaient dans le Laonnais ? Son père fut le brillant et fastueux amphitryon de l’hôtel de l’avenue de Friedland. Tous ceux (j’en ai connu beaucoup) que M. Arsène Houssaye accueillait, le matin, enveloppé de sa robe pourpre, gardaient un souvenir ineffaçable de cette vision d’un doge du Titien.
M. Henry Houssaye aimait l’Art dans toutes ses manifestations. Il était bibliophile. Or, son enfance s’était passée parmi les beaux livres, aux reliures de maroquin et aux armes, laissées par Mesdames de France à son arrière-grand-père Mailfer qui orna de sculptures sur bois leur château de Boves. Sa grand’mère maternelle était une élève de Prudhon et peignait avec agrément. En matière d’art encore, son père, administrateur de la Comédie Française, inspecteur général des Musées, entouré de belles œuvres dont il ornait sa demeure, ami et hôte de tout ce qui comptait dans les arts et les lettres, lui fut un éducateur de choix.
Mais le nom de M. Henry Houssaye restera surtout lié à l’épopée impériale. Or, toute son enfance avait été bercée, à Bruyères, près de Laon, par les récits de la grande lutte de 1814. Sa grand’mère, qui avait vu Napoléon au matin de la bataille, reçut un coup de lance de Cosaque, alors qu’elle portait dans son sein Arsène Houssaye.
Ajoutons que si, à l’âge mûr, M. Henry Houssaye avait la figure noble et régulière que vos souvenirs évoquent encore, jeune il avait la beauté d’un éphèbe grec ; son père le nommait Henry-Alcibiade. Et voici, ce me semble, dans ses origines et dans sa personne, les traits essentiels qui distinguaient l’auteur d’Alcibiade, le critique d’art, l’historien de Napoléon.
Mais ces conditions extérieures n’eussent certes pas suffi sans le travail probe et tenace. Élevé dans le milieu le plus facile, le plus propice aux entraînements, sous les yeux du père le plus indulgent, il eut le rare mérite de savoir s’astreindre presque dès l’enfance à une rigoureuse discipline d’étude. Cette discipline, il l’observa toute sa vie. Alors même qu’une compagne d’élite eut fait de sa maison un centre de réunion aussi choisi que recherché et donné à son existence le cadre le plus conforme à ses goûts, il sut toujours faire de sa vie deux parts dont la plus large et la meilleure était réservée au travail.
Bien des vôtres ont apprécié ce qu’était l’ami. Ce qu’il était pour les siens, de précieux témoignages l’attestent : ses lettres charmantes à son père, que j’ai eu le privilège d’avoir entre les mains, à ce père brillant et juvénile qu’il entourait de sa tendresse vigilante ; le pieux souvenir gardé de lui à son foyer désert, doublement désert, puisque celui auquel il avait donné sa fille bien-aimée est tombé au champ d’honneur, de cette mort qu’Henry Houssaye avait si souvent célébrée, à laquelle, maintes fois, il s’était vaillamment offert en 1870. Ne semble-t-il pas qu’il fallait qu’un des siens payât de ce prix sanglant et glorieux cette libération de la France qu’Henry Houssaye avait voulue plus que toute chose ?
L’œuvre de M. Henry Houssaye est des plus variées. Cette déclaration préliminaire provoquera peut-être quelque surprise, car le public s’est accoutumé à ne voir en lui, presque exclusivement, que l’auteur de 1814 et de 1815 et ce sont ces ouvrages qui lui ont valu la grande notoriété. On ignore trop que les vingt premières années de sa carrière littéraire furent consacrées à des travaux sur la Grèce antique, à des critiques d’art, et que ses ouvrages sur la Grèce égalent presque comme importance et peut-être comme mérite ceux qu’il a consacrés à l’épopée.
Parmi les fêtes et les fameuses redoutes vénitiennes de l’hôtel paternel, il avait gardé jalousement le « coin réservé », s’était acharné à l’étude du grec, qu’il était parvenu à savoir comme une seconde langue maternelle, et, en 1867, il publiait son premier livre, une Histoire d’Apelles. Henry Houssaye fut par la suite sévère pour ce premier essai. Le style surtout lui en paraissait insupportable. N’y eut-il pas là, chez lui, un excès de modestie et de scrupule ? On ne saurait, du moins, méconnaître l’étonnante précocité que révèle cette œuvre d’un adolescent de dix-neuf ans.
Du reste, si le sens des proportions et de la mesure lui manquait encore, il allait, dès l’année suivante, le chercher à sa source éternelle, au pied de l’Acropole. Pour ce que fut l’enchantement de ce voyage en Grèce, je fais appel à tous ceux qui ont fait le pèlerinage sacré, à tous ceux qui, sous la plus belle lumière qui soit au monde, ont gravi les degrés qu’on ne devrait monter qu’à genoux.
Henry Houssaye en rapporta un beau livre, un très beau livre, l’Histoire d’Alcibiade.
Oh ! les légendes ! Ces légendes qui s’attachent au nom d’un homme ou d’une époque, n’en transmettent l’image que déformée, plus fortes que la véridique histoire ! La beauté d’Alcibiade, ses débauches, son chien, voilà ce que, chez la plupart, éveille surtout son nom, et cet homme, pourtant, fut peut-être l’exemplaire le plus achevé de ce que produisit l’Attique dans l’ordre de l’action, celui dont l’historien grec disait que « du jour où il reparaissait à la tête des armées, l’ennemi ne pouvait tenir ni sur terre, ni sur mer ».
Du reste, ces deux volumes de l'Histoire d’Alcibiade, si serrés, si remplis de références et de documents, et pourtant d’une lecture si attrayante et si facile, sont bien moins une biographie que l’histoire d’une époque. Et quelle époque ! Celle qui s’étend de la mort de Périclès à l’avènement des Trente Tyrans, de l’apogée d’Athènes, reine du monde antique, jusqu’à son irrémédiable déchéance ; et cela pourrait s’appeler, en sous-titre, Histoire du suicide d’un Peuple.
En moins d’un demi-siècle, Athènes avait conquis toutes les gloires, toutes les grandeurs. Comment ce peuple, le plus intelligent et le mieux doué peut-être que la terre ait porté, mésusa-t-il assez d’un tel trésor pour consommer aussi vite sa ruine ? Il faut le demander aux dernières institutions qu’il s’était données. C’était vraiment l’anarchie organisée. Henry Houssaye en donne longuement le détail. Qu’il suffise d’en noter les traits essentiels :
Toutes les magistratures, toutes les charges données à l’élection. Des mandats annuels, dont certains, tels ceux des archontes, ne pouvaient même être prolongés. La magistrature suprême, renouvelable d’année en année. La justice confiée à une assemblée de six mille citoyens décidant en tumulte sur l’Agora de la liberté, de la vie et de la mort. Le peuple athénien tout entier chargé de fait du pouvoir exécutif, ne laissant nulle initiative, nulle puissance à ses serviteurs, révocables à toute heure.
À lire l’histoire de cette dernière période du Ve siècle, on croit vraiment, passez-moi l’expression, lire celle d’un Comité de Soviets.
Ce qui en advint pour la fortune d’Alcibiade et pour celle de la Cité n’est pas sans enseignements.
Alcibiade débute dans la vie publique. Beau comme un jeune dieu, comblé de tous les dons, il devient l’idole du parti populaire. Il triomphe à Olympie. Il faut relire dans Houssaye la description de la vallée divine que n’oublient jamais ceux qui l’ont vue une fois. On y évoque Alcibiade, entouré des acclamations de toute la Grèce, tel l’Aurige de bronze, venu de Delphes, qui est ici, à côté de nous, au Louvre.
Un an plus tard, il est élu stratège, puis réélu d’année en année. Le voici qui commande devant Syracuse la flotte et l’armée. Elles ont foi en leur chef. La victoire est mûre.
Mais, je cite Houssaye, « à Athènes, par le seul fait qu’on occupait une situation publique, on devenait suspect. Le peuple poussait si loin cette suspicion que peut-être préférait-il à une victoire qui eût accru le prestige personnel d’un homme une défaite des armées athéniennes qui, du moins, permettait de le briser. ». Et, en effet, aussitôt après le départ d’Alcibiade pour l’armée, l’orage s’était déchaîné sur l’Agora, au milieu de la violence des uns, de la défaillance des autres, histoire éternelle des Assemblées à travers les siècles. Et voici qu’à la veille même de l’action, un envoyé vient lui notifier sa comparution en jugement et l’ordre de quitter l’armée et de rentrer à Athènes. Il obéit d’abord, mais, à la pensée du jugement ignominieux et de la peine capitale qu’il sait l’attendre, il se dérobe en route et gagne Sparte.
Les désastres s’abattent sur la ville. Une à une, toutes ses conquêtes lui échappent. Marins et soldats réclament Alcibiade. On l’appelle comme sauveur. Aussitôt les affaires se rétablissent, la puissance d’Athènes est portée à un point qu’elle n’avait jamais atteint.
Alcibiade rentre à Athènes en triomphateur. Il faut lire dans Houssaye ce que fut ce triomphe, pages pleines d’éclat, de couleur et de vie. Les honneurs s’accumulent sur lui. Il est nommé généralissime « autocrator », la dignité suprême. Mais à la suite d’un échec d’importance secondaire, facilement réparable, subi en son absence par un lieutenant inhabile, c’est à nouveau la volte-face à Athènes. Il est révoqué.
Cette fois, c’est la fin. Alcibiade, proscrit, s’est réfugié dans ses châteaux de Chersonèse. À. ses pieds, il voit les généraux incapables qu’Athènes s’était donnés prendre les dispositions les plus funestes. En vain, leur suggère-t-il la manœuvre qui assurera la victoire, les adjure-t-il d’écouter ses conseils, fût-ce pour un jour. Il est éconduit. Et c’est Egos Potamos, le grand désastre où sombre définitivement la fortune d’Athènes. Bientôt elle est assiégée, acculée à la plus humiliante des capitulations. Ses ennemis campent sur l’Acropole. Les factions la déchirent. Alcibiade, fugitif, périt assassiné en un point obscur d’Asie Mineure. Les trente Tyrans s’installent. Les libertés populaires sont abolies. Athènes subit un joug qu’on ne saurait comparer qu’à celui que nous retracent les récits venus de la malheureuse Russie.
Et c’est, ici encore, Henry Houssaye que je laisse conclure : « Athènes perdit la liberté l’année même où Alcibiade perdit la vie. Il avait eu beau donner au peuple les gages les plus sincères de son attachement à la cause démocratique, le peuple le soupçonnait toujours de secrets desseins tyranniques... L’Histoire d’Athènes est le martyrologe de ses grands hommes... »
Tels sont, résumés à grands traits, les deux gros volumes de l’Histoire d’Alcibiade. Leur portée dépasse de beaucoup la biographie d’un homme. Ils sont réellement une page d’histoire universelle, pleine de leçons.
L’ouvrage, commencé en 1869, avait, bien entendu, subi une interruption – celle de la guerre. J’ai dit combien M. Henry Houssaye s’y était signalé. Mais ce que la guerre avait fait de lui surtout, c’était un homme nouveau, les yeux désormais fixés sur les lendemains réparateurs.
« Générations de vaincus, » a-t-on parfois osé dire de celles qui ont atteint l’âge d’homme après 1870. Ah ! rejetons, n’est-ce pas, une fois pour toutes ce blasphème. Y eut-il générations plus résolument vouées à leur devoir, plus fidèles à l’idéal national, travaillant plus ardemment à la restauration des forces de la Patrie, les yeux toujours fixés sur un avenir libérateur, que celles qui abordèrent alors la vie ? N’est-ce pas d’elles qu’est sortie la pléiade de chefs qui ont mené les armées de France à la victoire ?
La guerre terminée, M. Henry Houssaye pensa que la façon la plus féconde et la plus sûre de servir son pays, c’est encore de travailler dans l’ordre- où la destinée vous a placé, et, en attendant qu’une circonstance décidât d’une nouvelle orientation de ses études, il reprit tout simplement ses travaux sur la Grèce et termina Alcibiade.
C’est encore la Grèce qui le retient, avec l’Histoire d’Athènes à Athènes et une étude sur l’Hellénisme.
Et enfin le charmant livre sur Aspasie, Cléopâtre, Théodora dont la vogue n’a pas cessé.
J’aurais voulu m’y arrêter un peu. Mais j’ai craint qu’il n’y eût quelque ridicule à prolonger la rencontre de ces aimables femmes et d’un vieux militaire, et puis, j’avais aussi le scrupule de vous retenir trop longtemps. Leur biographie, d’ailleurs, reste fort imprécise et ne s’entrevoit que comme une fresque à demi effacée. Mais autour d’elles se déroulent de grandes heures de l’histoire, dont l’étude, en leur compagnie, perd toute sévérité.
Désormais c’en est fini avec la Grèce et l’Orient. Déjà la pensée de M. Henry Houssaye était revenue à notre sol. C’était bien une page de l’Histoire de France qu’il avait écrite en évoquant ce Premier siège de Paris, bien ignoré certainement du grand public, ce siège mené par Labienus, général romain, en l’an 52 avant notre ère. Ceux qui voudront bien le relire ne me démentiront pas si j’atteste qu’il est palpitant d’intérêt et, oserai-je dire, d’actualité. Les noms qu’il retrace en suivant les marches d’approche de l’armée romaine le long de l’Yonne et de la Seine, ce sont déjà les itinéraires des maréchaux pendant la campagne de France, les positions qu’occupent les assiégeants, ce sont nos lieux familiers, c’est Jouy, Verrières, Arcueil, le quai d’Austerlitz et le boulevard d’Italie, « collines boisées où il y a aujourd’hui plus de rues qu’ils n’y avait alors de sentiers ». Et les défenseurs de Lutèce, de ces huttes de torchis pressées dans l’île de la Cité, ce sont bien les Parisiens de 1870, de 1914 et de 1918, opposant leur mépris courageux aux flottilles incendiaires de Labienus comme aux « Gothas » d’hier. Tous les germes des vertus qui illustreront pour jamais la cité héroïque, étaient déjà dans ce petit îlot, cœur de la cité future. Aujourd’hui l’activité et les affaires l’ont abandonné ; mais toujours y demeurent comme les grands témoins du passé, les deux monuments symboliques, la maison de la loi humaine, la maison de la loi divine, le Palais de Justice et la Cathédrale.
Mais voici que le plus heureux des hasards, en amenant M. Henry Houssaye à publier dans la Revue des Deux Mondes une étude sur la capitulation de Soissons en 1814, le met en contact avec les archives historiques de l’épopée impériale. Et c’est 1814.
Désormais, une figure dominera toute l’œuvre de M. Henry Houssaye.
Lorsque le 15 décembre 1840 le funèbre cortège, après avoir descendu les Champs-Élysées, arriva au seuil des Invalides, celui qui en ouvrit les portes devant le cercueil annonça, ainsi qu’aux jours de réception solennelle aux Tuileries : « L’Empereur ! » Permettez qu’à mon tour, au moment où dans l’œuvre de mon prédécesseur apparaît la grande ombre du héros, j’annonce : « Messieurs, l’Empereur ! »
« Après toutes les gloires, c’étaient tous les désastres. »
C’est par cette phrase que s’ouvre le livre de 1814.
De ces deux dernières campagnes de l’Empereur, vous n’attendez pas que je vous retrace le détail. D’abord, il n’y a qu’à lire Henry Houssaye que nul ne saurait égaler dans ses récits nets et précis comme un rapport d’État-major, colorés, nerveux et dramatiques comme le plus passionnant des romans. Ainsi que le dit le mieux qualifié de ses biographes : « Lorsque nous suivons avec lui Napoléon marchant du golfe Jouan à Paris, c’est avec l’anxiété haletante de ceux qui ignorent tout du dénouement. »
Et puis, elles sont dans toutes les mémoires, aujourd’hui plus que jamais, puisque les noms qui jalonnent ces deux guerres, Châlons, Reims, Laon, Craonne, la Sambre, Charleroi, nous sont devenus doublement sacrés.
Et enfin vous estimerez que seuls ont aujourd’hui le droit de disserter d’art militaire ceux qui ont gagné les batailles historiques.
Vous connaissez le drame.
1814 ! Les frontières séculaires de la France sont franchies. Il reste à peine à l’Empereur 60 000 hommes contre les 360 000 qui s’avancent, partagés en deux masses, sous Blücher par la Marne, sous Schwarzenberg par la Seine.
L’Empereur n’a pas pu réussir à empêcher la jonction des deux armées ennemies. Il a évacué Troyes. Il est à Nogent. Sa situation paraît désespérée. Les Alliés regardent la campagne comme terminée. Mais voici que Blücher pousse témérairement sur la route de Paris, offrant son flanc à découvert, et quand, dans la nuit du 7 au 8 février, Bassano entre chez l’Empereur pour lui faire signer les dépêches destinées aux négociateurs de Châtillon, il le trouve couché à terre sur ses cartes : « Ah ! lui réplique-t-il, il s’agit bien de cela, je suis en train de battre Blücher de l’œil ! »
Et c’est Champaubert le 9, Montmirail le 10, Vauchamp le 14, puis, ayant mis Blücher hors de cause, apprenant que Schwarzenberg, continuant sa marche sur Paris, va atteindre Provins, il se retourne contre lui, le repousse et rentre en triomphe à Troyes. Il se rejette alors sur Blücher que sauve la capitulation de Soissons, le bat néanmoins à Craonne, mais ne peut le déloger de Laon, où il le laisse pour se retourner contre les Russes et les chasser de Reims. Du coup, Schwarzenberg, qui a repris sa marche en avant, recule de nouveau. Paris est dégagé.
Mais nous sommes au 19 mars. L’illusoire Congrès de Châtillon est rompu. Lyon a ouvert ses portes, les Anglais sont entrés à Bordeaux, Blücher et Schwarzenberg reçoivent des souverains alliés l’ordre de se concentrer coûte que coûte et de marcher sur Paris.
L’Empereur tente une dernière fois, à Arcis-sur-Aube, mais en vain, d’empêcher leur jonction. Il prend alors la grande décision. Il se jettera sur leurs derrières à Saint-Dizier, s’appuiera sur les places de l’Est et en soulèvera les patriotiques populations, tandis que Paris tiendra.
Mais Paris ne tient pas. L’Impératrice l’a évacué le 29 mars, Joseph, lieutenant-général, le quitte le 30 à midi, tandis qu’on lutte encore sur les hauteurs de Montmartre. Le 30 au soir la capitulation est signée.
Napoléon avait déjà commencé sa manœuvre. Le 27, il était à Saint-Dizier, mais là les nouvelles lui parviennent. À onze heures du soir, son parti est pris. Il volera sur Paris.
Il double les étapes. Il se jette en carriole, devançant ses troupes. Il se fait précéder par le général Dejean qui, arrivé à Paris dans la journée du 30, y manque Joseph d’une heure. Lui-même atteint le 31 au matin l’auberge de la Cour de France d’où il voit Paris. Mais tout est fini. C’est aux troupes en retraite qu’il se heurte, et ce sont les heures tragiques de Fontainebleau, l’abdication, l’île d’Elbe.
1815 ! — Nous sommes au 20 mars. « L’aigle a volé de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame », Napoléon est à Paris. Il voudrait la paix. Il croit rallier l’opinion si hésitante en se transformant en souverain constitutionnel. C’est le Champ de Mai, la Chambre des Représentants. Mais l’Europe en armes est restée campée aux frontières. Elle a mis Napoléon hors la loi. C’est la guerre. Seize heures par jour il travaille à organiser l’armée, à assurer l’État chancelant. Le 12 juin, il quitte Paris, entre en Belgique avec 120 000 hommes. Sa manœuvre est prête. Battre les Prussiens d’abord, puis les Anglais, entrer à Bruxelles. Mais tout le trahit. À Ligny, le 16 juin, Blücher n’est qu’incomplètement battu. Le 18 juin, une série de fautes et de contretemps permet à Wellington de tenir jusqu’à l’arrivée de l’armée prussienne. À cette heure suprême, il n’y a plus une réserve pour desserrer les mâchoires de l’étau qui se referme. « La Garde recule ! » Ce cri funèbre retentit comme un glas d’agonie, et c’est Waterloo.
Puis c’est le retour à Paris, les derniers soubresauts, les défections, la lassitude, la Malmaison, Sainte-Hélène.
J’ai scrupule vraiment à vous présenter dans un tel raccourci les grands traits du double drame. C’est dans M. Henry Houssaye qu’il faut le relire page à page. Tout y revit, les acteurs et les comparses, les grandes scènes et les ressorts cachés. Comme l’écrivait l’un de vous au lendemain du jour où parut Waterloo : « Nous entendons les acclamations, les cris de rage, les musiques, la canonnade. Nous respirons l’atmosphère embrasée. »
J’ai dit qu’une figure dominait toute cette partie de l’œuvre de M. Houssaye, celle de l’Empereur. Il y en a une autre, le Soldat.
Entre tous ceux qu’il a fait mouvoir, il n’y en a pas qu’il ait animés d’une vie plus réelle et plus intense que les soldats de Napoléon, les vieux et les jeunes.
Les vieux, ce sont les « grognards », ceux qui l’ont suivi en Égypte, en Russie, dont il est le dieu, qui ne croient qu’en lui.
Pour les jeunes, c’est à M. Henry Houssaye que je laisse la parole : « On les appelait les « Marie-Louise », ces petits soldats soudainement arrachés au foyer et jetés, quelques jours après l’incorporation, dans la fournaise des batailles. Ce nom de « Marie-Louise », ils l’ont inscrit avec leur sang sur une grande page de l’Histoire... C’étaient des « Marie-Louise », ces voltigeurs de la Jeune Garde qui, à Craonne, se maintinrent trois heures sur la crête du plateau sous les batteries ennemies dont la mitraille faucha six cent cinquante hommes sur neuf cent vingt ! Ils étaient sans capote par huit degrés de froid. Ils marchaient dans la neige avec de mauvais souliers. Ils manquaient parfois de pain. Ils savaient à peine se servir de leurs armes, et ils combattaient chaque jour dans les actions les plus meurtrières !... Salut, ô les « Marie-Louise » ! »
Et vous les avez reconnus, Messieurs, et vous surtout, Messieurs les Maréchaux, ce sont vos « poilus », les enfants de France, ceux que, pendant cinq ans, vous avez tenus dans les tranchées, à travers toutes les souffrances, sous tous les périls, ceux que, pleurent les mères dans la douleur et dans la gloire, ceux que vous avez conduits sous l’Arc de Triomphe.
L’Empereur, M. Henri Houssaye l’aime tout entier, l’homme, le chef d’État, le chef de guerre. En lui il incarne la France.
Certes, il l’avait incarnée lorsqu’à son avènement, il l’avait sauvée de l’anarchie, avait rétabli l’ordre, assuré la paix civile, organisé l’État. Il l’incarnait encore à Marengo, à Austerlitz. Mais l’incarnait-il toujours en 1814 ? Vous vous rappelez tous le mot terrible qui lui est attribué. Un jour, Napoléon interrogeait ses compagnons sur l’impression que produirait en France là nouvelle de sa mort. Et comme chacun rivalisait de flatteries dans l’expression de la douleur qui frapperait le pays, il les arrêta : « Ce qu’on dira ? On dira ouf ! »
N’était-ce pas ce qu’en 1814 presque tous pensaient, les uns dans le secret de leur cœur, d’autres le murmurant, d’autres enfin, chaque jour plus nombreux, le clamant tout haut ? Il y avait une immense lassitude. Et presque à chaque page, presque malgré lui ; M. Houssaye en fait implicitement l’aveu, soit qu’il dépeigne l’état d’esprit de certains généraux, soit que, dans sa conscience d’historien, il note le nombre croissant des réfractaires, soit qu’il retrace les mouvements populaires surgissant chaque jour sur de nouveaux points du territoire et préparant les voies à la Restauration.
Mais si la conscience demeure libre dans l’appréciation du régime politique que représentent la conception et la domination de Napoléon, il y a l’homme et le chef de guerre.
L’Homme. Nul mieux que Houssaye n’en fait ressortir l’incomparable grandeur. Jamais il ne fut plus grand qu’aux heures d’infortune, et dans l’Histoire, il y a peu de pages aussi émouvantes que celle de son départ de la Malmaison : « Il avait accepté son sort. Les récents événements lui avaient donné le découragement des choses et le dégoût des hommes... L’Empereur remonta dans sa chambre, déposa l’épée. Il se fit ouvrir la chambre où Joséphine était morte et y resta seul, portes closes, pendant quelques minutes. Rentré dans son cabinet, il fit ses adieux à Joseph et à Hortense... Il reçut les officiers du détachement de la Garde qui formait la petite garnison. Tous pleuraient… Un peu avant cinq heures, le général Becker entra chez l’Empereur et lui annonça que tout était prêt. Napoléon embrassa encore une fois Hortense, promena un dernier regard dans son cabinet, plein de tant de souvenirs et de tant de pensées fécondes, et, sans dire un mot, il suivit le général. »
Le Chef de guerre. Il se surpassa lui-même en 1814. L’accord est unanime. Son génie avait-il fléchi en 1815 ? Sur ce point, on a copieusement disserté. Les fautes de la campagne de Belgique sont flagrantes. Retards, flottements, fausses manœuvres, contretemps, ordres mal transmis ou n’arrivant pas. Mais d’abord bien peu d’entre elles remontent à l’Empereur lui-même. Presque toutes sont le fait de ses lieutenants, de subalternes. Au point de vue technique, ce qui a manqué surtout à l’Empereur, c’est son chef d’État-major coutumier, celui qui assure l’exécution jusqu’aux moindres détails, qui sait qu’il n’y a jamais trop de précautions, trop de précisions ; qu’ici surtout il n’y a pas de petites choses. La première condition du commandement suprême, c’est la pleine liberté d’esprit du chef, la certitude à lui assurée que sa pensée, jetée au vol, recevra immédiatement sa forme et se transmettra sans une perte de temps, sans une déformation, jusqu’aux plus lointaines extrémités. Ces qualités, toutes spéciales, Berthier les avait au suprême degré, Soult, plus chef de guerre que Berthier, ne les avait pas.
Et puis, pour l’Empereur, il y avait une autre cause de trouble, à lui inconnue jusque là. Nous sommes au 17 juin, à minuit, l’Empereur vient de dicter son ordre de bataille, l’ordre de bataille de Waterloo ! Jamais il n’a eu davantage besoin de quelques heures de repos, de « bain de cerveau » ainsi que me disait si souvent Gallieni. Mais, écrit Houssaye, « il s’était fait lire le courrier arrivé de Paris et avait dicté plusieurs lettres nécessitées, dit Davout, par les ennuis et les embarras que lui causaient les intrigues de la Chambre des Représentants ».
D’autres temps, d’autres chefs n’ont-ils pas connu, eux aussi, ces angoissantes diversions aux heures où il eût fallu pouvoir ne regarder qu’en avant ?
Et puis, enfin, il y avait tout le reste. Il y avait la fatalité d’une situation qui, à presque tous, apparaissait sans issue, l’incertitude des lendemains, l’extinction du feu sacré, le défaut de foi, faut-il ajouter chez l’Empereur lui-même, dont Houssaye écrit : « Il avait gardé intactes les qualités maîtresses de son vaste génie, mais les qualités complémentaires, la volonté, la décision, la confiance avaient décliné en lui. »
Mais quelque indépendance que l’on garde à l’égard de sa politique, c’est Napoléon, le dieu de la guerre, celui qui dort aux Invalides et devant la grande tombe duquel tous ceux qui portent l’épée iront toujours demander la leçon de volonté et d’énergie et le secret de l’inspiration.
Il y a quelques mois, aux avant-postes du Maroc, nous lisions le récit d’une cérémonie célébrée dans la chapelle des Invalides, à laquelle assistait au premier rang le généralissime des armées alliées, et à tous, nos regards se le dirent, il semblait que la grande ombre se dressât du-sarcophage de granit pour accueillir celui en qui elle reconnaissait un émule.
Jusqu’ici j’ai suivi, sans avoir à formuler de réserves, l’œuvre de M. Henri Houssaye. Mais dans le dernier volume de sa trilogie sur 1815, n’a-t-il pas jugé la Restauration avec quelque sévérité ?
Il est de coutume, lorsqu’on évoque les traités qui ont clos les guerres de la Révolution et de l’Empire, de ne parler que des traités de 1815. On oublie trop, me semble-t-il, qu’il y avait eu d’abord le traité de 1814. Or, dans la pensée de ceux qui le négocièrent, c’était pourtant bien celui-là qui apparaissait comme la clôture de tant de bouleversements.
Le Traité de 1815 ; c’est la rançon des Cent Jours.
C’est donc le traité de 1814 qu’il convient d’examiner pour juger équitablement les conditions dans lesquelles la France se tirait, en somme, de ces vingt ans de guerres et de révolutions, et dans lesquelles semblait s’assurer l’équilibre européen. Après la guerre si complètement perdue, pouvait-on vraiment mieux gagner la paix ?
Les Alliés étaient entrés à Paris dans l’ivresse du succès, avides de vengeance et de représailles, leurs revendications toutes prêtes. Bien entendu, les Prussiens, contenus d’ailleurs par la modération généreuse d’Alexandre, ne parlaient que de morcellement.
Et pourtant, par le traité du 30 mai 1814 nous rentrions dans nos anciennes frontières, celles du 1er janvier 1792, avec des accroissements qui étaient loin d’être négligeables, la Savoie, Landau, Sarrebruck. Nous gardions les trésors et les trophées conquis sur l’Europe. Nous ne payions pas d’indemnité de guerre et, moins de deux mois après la capitulation de Paris, le dernier soldat étranger avait quitté le sol français.
C’est qu’une grande force historique et morale était là : le Roi de France, le fils de la Race qui, depuis près de neuf siècles, avait formé pièce par pièce le domaine national, tellement identifiée avec la France que leurs noms mêmes se confondent. Alors que partout ailleurs, sans exception, les noms de famille des dynasties, toutes importées, étaient distincts de ceux du pays, elle, c’était la Maison de France. C’était son nom patronymique, le nom de ses fondateurs, Hugues, duc de France, Robert, comte de Paris, et ce n’étaient pas des titres de courtoisie, mais le nom de leur domaine propre. Des rives de la Seine, dans le plus continu des desseins poursuivi sous les pires règnes mêmes, arrondissant patiemment le terroir, cette race avait fait la France, en portant les limites, siècle par siècle, aux Alpes, aux Pyrénées, aux deux mers, les yeux désormais fixés vers la seule frontière naturelle qui lui restât à atteindre, le Rhin.
Et c’est par ce labeur tenace et continu qu’elle avait formé cet État de vingt-cinq millions d’habitants, le plus unifié, le seul unifié qui existât en Europe, le plus cohérent, le mieux administré même, malgré les abus que personne ne méconnaît et que la marche du temps devait fatalement réformer, et elle léguait à la Révolution, avec l’armée royale, tout un ensemble de forces organisées qui, certes, aidèrent grandement celle-ci à tenir tête à l’Europe.
Que nous le voulions ou non, nous sommes tous, plus ou moins, ses fils. Et aujourd’hui que ces choses sont mortes, qu’il est permis d’en parler avec la sérénité de l’histoire, ne sied-il pas de rendre cet hommage dans la Maison gardienne de la tradition, où plane le souvenir des Rois qui veillèrent à son berceau.
Le Roi, c’était Louis XVIII.
Il était impotent, il n’avait certes rien de Napoléon, mais il avait au plus haut point le sens national, le sentiment de tout ce qu’il représentait du passé.
Qu’on songe à ce qui fût advenu dans le grand désarroi, alors qu’il n’y avait plus ni gouvernement. ni force organisée, s’il ne s’était trouvé quelqu’un pour s’interposer entre la France désarmée et les vainqueurs, leur parler d’égal à égal, que dis-je ? de toute la supériorité de sa race.
Vous connaissez tous la page immortelle de Chateaubriand : « Louis XVIII était roi partout. L’idée fixe de l’antiquité, de la majesté de sa Race lui donnait un véritable empire. À Paris, quand il accordait aux monarques triomphants l’honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces Princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre. Il les traitait comme des vassaux ».
Certes, Louis XVIII ignorait beaucoup de la France intérieure, mais il connaissait supérieurement l’Europe. Et cela n’est peut-être pas à dédaigner, dès lors que c’était avec l’Europe qu’on négociait. Il y fut d’ailleurs singulièrement aidé par le Ministre qu’il eut la sagesse de choisir et à qui il sut faire confiance, le négociateur par excellence, Talleyrand. Là aussi n’y a-t-il pas une révision de légende à faire ? L’un de ceux dont votre Compagnie s’honore le plus, Albert Sorel, s’y était attaché et la pensée qui l’inspire est toute nationale. Comme il l’écrit : « L’histoire publique de Talleyrand est une partie de la nôtre ; tout ce qui relève en lui l’homme d’État élève l’État qu’il a servi. » Si, au congrès de Vienne, Talleyrand n’a cessé de négocier en bon Français, c’était parce qu’il était un grand Européen. Il avait le sentiment profond qu’assurer à l’Europe un équilibre durable, c’était la meilleure façon de garantir la sécurité de la France.
C’est dans cet esprit qu’il entra au Congrès et, si j’ose employer cette expression, qu’il le « manœuvra » avec une habileté supérieure.
Empêcher les forts de devenir trop puissants ; maintenir entre tous un équilibre de puissance qui, tout en garantissant la paix, assurerait à la France, à côté de l’Allemagne morcelée, une influence d’autant plus efficace qu’elle serait plus modératrice, telles étaient les directions tracées par les Instructions de septembre 1814, composées sous l’inspiration directe de Louis XVIII. « En Allemagne, disaient-elles (dans un passage qu’aujourd’hui il n’est certes pas sans intérêt de relire), c’est la Prusse qu’il faut empêcher de dominer en opposant à son influence des influences contraires. La constitution physique de cette Monarchie lui fait de l’ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l’arrête. La convenance est son droit. »
Dès l’ouverture du Congrès, Talleyrand prenait position. Comme il invoquait le droit public : « Que fait ici le droit public ? s’écria le Prussien Humboldt. — Il fait que vous y êtes », répliqua Talleyrand. Et le secrétaire du Congrès, Gentz, écrivait : « L’intervention de Talleyrand a furieusement dérangé nos plans. »
L’objet que se proposaient avant tout le Roi et son Ministre, c’était d’ouvrir la brèche par où la France pourrait rentrer en Europe et dissoudre la coalition formée contre elle. Ce but, ils l’atteignirent en concluant ce traité secret signé le 3 janvier 1815 entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, cette dernière puissance devant nous servir de contre-poids et d’appui contre les ambitions prussiennes.
Ce n’est certes pas faire injure à la grandeur épique de Napoléon que de rendre justice à ceux qui s’appliquèrent à sauver la France des conséquences de sa chute. Sous des étiquettes diverses, il n’y a qu’une France. N’en renions rien. Comme le disait, en recevant ici Albert Vandal, le bon Français traditionnel qui m’honore aujourd’hui de son parrainage : « Par une triste singularité, notre Pays est le seul qui ait pris son passé en horreur et qui, ayant derrière lui la plus glorieuse histoire du monde, mette son orgueil à ne dater que d’hier ou d’avant-hier. »
Il y avait beaucoup de motifs pour écrire ces mots au temps « où les Français ne s’aimaient pas ».
Pour s’aimer et pour que les Français comprissent qu’ils sont toujours les fils d’une mère commune, il a fallu, il y a bientôt six ans, que s’abattît le danger de mort sur la Patrie bien-aimée...
Et ce ne sera point — parmi tant d’autres et de si éclatants — l’un des moindres titres que s’est acquis à la reconnaissance nationale le grand citoyen qui me fait l’insigne honneur d’être à mes côtés, que d’avoir su grouper, au moment opportun, toutes les forces de la Patrie française par une parole qui doit rester immortelle : l’Union sacrée !
– L’Union sacrée, la France sous aucun régime, et ce sera sa gloire, ne la réalisa avec plus de patriotisme, de vaillance et de ténacité.
Et ma pensée se reporte à deux Français disparus qui furent au premier rang de ceux qui, dès longtemps, avaient souhaité avec le plus d’ardeur cette Union sacrée. Vous permettez, Messieurs, vous attendez même que j’évoque ici la mémoire de deux des vôtres qui me furent si chers et dont le trait commun est de n’avoir aimé qu’une France, celle de toujours.
Albert de Mun ! Eugène-Melchior de Vogüé ! Leur indulgente amitié fut la première à me patronner parmi vous (les éminents parrains qui m’encadrent aujourd’hui ne m’en voudront pas de le rappeler) et je sais bien que c’est à l’affection qu’ils me portaient que je dois pour la plus grande part les suffrages que vous m’avez donnés. À ne pas les voir parmi vous en ce jour, vous comprendrez, Messieurs, que je me défende mal d’une émotion profonde ; vous comprendrez encore que j’aie à cœur, en entrant dans cette Maison qui était si bien la leur, de saluer leurs grandes ombres protectrices.
Albert de Mun ! Ah ! je ne prétends rien ajouter à l’éloge qui en a été si magnifiquement fait, mais vous me permettrez de l’évoquer tel que le virent ceux de ma génération, après la guerre, quand nous avions vingt ans. Comprenez ce que fut pour des jeunes gens devant qui la vie s’ouvrait incertaine, au lendemain de nos désastres, alors que toutes les tâches s’imposaient, l’apparition de ce jeune capitaine, notre ancien, conquérant nos yeux, nos cœurs, nos enthousiasmes. Beaucoup de ceux-là purent se séparer de lui sur certains points, mais tous il les avait orientés pour toujours vers l’œuvre sociale à accomplir avant toutes en ce pays, vers l’amour des humbles, qu’ils portassent l’uniforme du soldat ou la veste de l’ouvrier. À tous, il prodigua l’inestimable bienfait d’une chaleur d’amitié qui n’eut pas d’égale. Pourquoi nous l’aimions ? Pour tout ce qu’il était, mais, entre tant d’autres motifs, parce qu’il aimait la France par dessus tout, la France « pour laquelle son cœur se brisa ».
C’est par là que, malgré tant de différences de nature, il rejoignait Eugène-Melchior de Vogüé en qui se réalisait à un tel degré l’union de la vieille France et de la nouvelle. De lui aussi, l’éloge a été fait, ici et ailleurs. Mais son vaste esprit, dans sa constante et anxieuse recherche, embrassa tant de sujets, que l’étude de son œuvre est loin, bien loin d’être épuisée. Connaît-on assez ses admirables essais où, avec une prescience incomparable, il touche à la plupart des questions qui sont aujourd’hui encore de la plus palpitante actualité ? C’était vraiment un voyant. Et nulle vision ne s’imposait à lui avec plus d’anxiété que celle de la menace grandissante qui nous venait de l’Est, j’en eus si souvent le témoignage !
Mais là où sa clairvoyance patriotique se manifesta avec le plus de force, c’est dans la prévision qu’il eut des ressources inappréciables que pourrait nous offrir notre empire colonial et dans la sollicitude vigilante avec laquelle il en suivit et en seconda le développement. Et c’est pourquoi, en dehors de toute amitié personnelle, nous l’aimions tant, nous, les coloniaux.
Il avait compris, alors qu’en France bien peu comprenaient. Sa pensée allait à tous ceux qui depuis quarante ans ont édifié, pièce à pièce, l’empire colonial de la France.
Certes, il n’y a pas eu d’œuvre plus méconnue ni plus décriée. A-t-elle assez trouvé créance, la légende de l’aventure coloniale, de la déperdition des forces, des atteintes portées aux ressources indispensables à la défense nationale ! C’est presque à l’insu de la Métropole, en s’en défendant comme d’une œuvre à peine avouable, que les grands coloniaux ont donné à leur pays cet admirable domaine d’outre-mer.
Pour en apprécier aujourd’hui le bénéfice, rappelons simplement les faits : ai-je à redire la situation tragique où nous trouva, en 1914, le début de la guerre ? Nous étions seuls : l’Angleterre ne disposait alors que d’une poignée d’hommes, l’Italie n’était encore que spectatrice. Fut-il alors négligeable l’appoint immédiat de ces tirailleurs algériens, tunisiens, sénégalais, marocains, dont chaque jour débarquaient dans nos ports les divisions compactes et entraînées, jetées immédiatement dans la fournaise ? Puis vinrent les Malgaches, les Indo-Chinois. Et, pendant cinq années, l’afflux continua sans répit. Ce furent encore et toujours de nouveaux bataillons se sacrifiant sans compter.
Or, un tel effort ne fut possible que parce que des générations d’officiers et de soldats s’étaient, pendant un demi-siècle, sacrifiés dans un labeur patient et obscur parce que des générations avaient, sans relâche, mené .la rude vie du bled, de tous les bleds, depuis la frontière de Chine jusqu’aux confins du Sahara.
Et ce n’est pas seulement un appoint matériel d’hommes et de denrées que nos colonies apportèrent à la patrie. C’est surtout l’incomparable appoint de valeurs plus hautes. Oh ! l’a-t-on assez ressassée la légende des généraux d’Afrique qui avaient perdu la guerre de 70 ! Je pense que justice en est faite. Les noms parlent. Tant de ceux que la guerre a mis en vedette (j’ai d’autant plus de liberté pour le dire que je n’en étais pas) et dont je ne nommerai que le plus grand, celui que mon plus haut titre d’honneur est d’avoir eu comme chef et comme ami, Gallieni.
Et, si la guerre a révélé à la France le « poilu », ce « poilu », dès longtemps les Coloniaux le connaissaient. Je les revois au Tonkin. J’y arrivais après vingt ans de vie militaire de France, partageant l’ignorance, peut-être le dédain de l’Armée métropolitaine pour cette armée de parents pauvres dont nous méconnaissions trop la rude vie. Je me souviens de mon premier contact, sur la frontière de Chine, avec ces rudes gars, mâles et austères, pionniers de la plus grande France, tout à leur devoir, sans le moindre souci qu’on s’occupât d’eux ou non. Et je me souviens encore, trois ans plus tard, à Madagascar où Gallieni me jetait, à peine débarqué, au front le plus proche. Le soir même, j’avais rejoint mon poste de commandement, et, dans la nuit, il fallut partir en reconnaissance avec une poignée de marsouins. Ce n’est qu’à la première halte au petit jour, que je vis les hommes que je commandais. Ils étaient en guenilles, sans souliers, portant sur leurs visages les stigmates du paludisme, les traces des privations, quelques-uns souffrant de blessures récentes à peine pansées, mais tous avec le sourire, les yeux ardents et clairs, ces yeux de Français où le Chef peut lire jusqu’au fond. Ah ! c’étaient bien là les mêmes poilus que le peuple de France devait connaître vingt ans plus tard.
Et c’est aussi dans notre guerre coloniale qu’apparaît avec le plus d’éclat le contraste entre les deux conceptions de la guerre : l’allemande et la française.
Leur guerre, vous savez tous ce qu’elle laisse derrière elle : la destruction. Partout où ils sont passés ce sont les terres ravagées, taries jusqu’à la sève, les usines détruites, les monuments sacrés, témoins de notre histoire, ruinés sans merci.
Partout où, aux Colonies, nous avons planté notre Drapeau, c’est la résurrection, le retour à la vie nourricière des terres laissées en friche depuis l’origine des temps, les populations accourant se mettre à l’abri de nos couleurs, sachant qu’elles les libèrent de l’anarchie et leur apportent la paix et la protection.
Qui peut mieux en témoigner que le Sultan loyal, auprès de qui je sers la France, et dont l’auguste amitié a tenu à m’honorer aujourd’hui par la présence de son plus haut représentant.
Oui, cette guerre coloniale, si méconnue, est, par excellence, une guerre constructrice, une œuvre de paix et de civilisation, et il fallait que cela fût dit.
Et aux souffrances coutumières de la guerre, faut-il ajouter l’incomparable souffrance morale que subirent au cours de ces cinq années ceux que le devoir retenait aux avant-postes lointains ? C’était il y a quatre ans. Un officier grièvement blessé au front de France était revenu au Maroc. À peine était-il remis que je lui confiais le commandement de celui de nos avant-postes exigeant le plus d’énergie physique et morale, celui sur qui reposait le maintien de notre fragile armature. Constamment investi, attaqué chaque jour, il était séparé du reste du monde auquel ne le rattachait que la colonne qui, tous les quatre mois, lui apportait son ravitaillement et... son courrier. Sans nouvelles du grand front où se jouaient nos destinées, il fallait là, pendant des mois plus longs que des années, maintenir le moral de tous et tenir bon. Au bout d’un an, l’officier demanda à aller revoir les siens en France, pendant quelques jours. Quand, à son retour, il se présenta devant moi, il me demanda d’une voix étranglée à ne pas rejoindre son poste et à retourner en France. « Comment, lui dis-je ? — Ah ! c’est que c’est trop dur. J’ai voulu aller revoir les camarades, ceux au milieu desquels j’avais combattu et j’avais été blessé. Dès le premier poste de commandement, à la première tranchée. « Tiens ! d’où venez-vous ? — Du Maroc. — Ah ! vous « êtes embusqué ? » Non ! c’est trop dur ! Laissez-moi repartir ». Je lui rappelai son devoir et il retourna à son poste avancé, le cœur brisé. Voilà le sacrifice, le grand sacrifice. Le devoir accompli, obscur, ingrat, loin du grand souffle qui vous soulevait tous ici d’un tel élan, loin des encouragements quotidiens, loin du sol maternel ravagé, — le devoir dans toute son abnégation religieuse, la « servitude militaire » dans sa sublime grandeur mais aussi dans sa plus cruelle sévérité. Permettez au vieux Chef qui les a si longtemps commandés, qui a connu leur souffrance, d’apporter ce témoignage à ceux qui ont peiné, à ceux qui se sont fait tuer là où cela ne comptait pas.
Je-vous disais en débutant qu’il me semblait n’avoir plus qualité pour parler au nom de cette Armée que d’autres représentent avec des titres tellement plus glorieux, mais si ! il reste un motif pour que je sois parmi vous, c’est que j’y représente cette Armée coloniale que vous avez voulu honorer en moi.
Son petit soldat, quelle que soit la couleur de sa peau, c’est le petit soldat de France, celui que comprirent et glorifièrent Albert de Mun, Eugène-Melchior de Vogüé et, certes, ils se seraient associés à cette parole d’Henry Houssaye, une des dernières qu’il ait prononcées. À quelqu’un qui lui rappelait la Grèce : « Ah oui ! la Grèce, mais voyez-vous, mon ami, la grande beauté, savez-vous où on la trouve ? C’est dans l’âme d’un soldat, d’un soldat qui, avec un sou par jour, se fait casser la tête pour la France ! »
Notes :
* élu le 31 octobre 1912.
M. Madelin.
M. René Doumic.
M. d’Haussonville.
M. Raymond Poincaré.
Mgr Baudrillart.