Réception de M. Victor Hugo
M. Victor Hugo, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Népomucène Lemercier, y est venu prendre séance le jeudi 3 juin 1841, et a prononcé le discours suivant :
Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe. Cet homme, sorti de l’ombre, fils d’un pauvre gentilhomme corse, produit de deux républiques, par sa famille de la république de Florence, par lui-même de la république française, était arrivé en peu d’années à la plus haute royauté qui jamais peut-être ait étonné l’histoire. Il était prince par le génie, par la destinée, et par les actions. Tout en lui indiquait le possesseur légitime d’un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui les trois conditions suprêmes, l’événement, l’acclamation et la consécration. Une révolution l’avait enfanté, un peuple l’avait choisi, un pape l’avait couronné. Des rois et des généraux, marqués eux-mêmes par la fatalité, avaient reconnu en lui, avec l’instinct que leur donnait leur sombre et mystérieux avenir, l’élu du destin. Il était l’homme auquel Alexandre de Russie, qui devait périr à Taganrog, avait dit : Vous êtes prédestiné du ciel ; auquel Kléber, qui devait mourir en Égypte, avait dit : Vous êtes grand comme le monde ; auquel Desaix, tombé à Marengo, avait dit : Je suis le soldat et vous êtes le général ; auquel Valhubert, expirant à Austerlitz, avait dit : Je vais mourir, mais vous allez régner. Sa renommée militaire était immense, ses conquêtes étaient colossales. Chaque année il reculait les frontières de son empire au delà même des limites majestueuses et nécessaires que Dieu a données à la France. Il avait effacé les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrénées comme Louis XIV ; il avait passé le Rhin comme César, et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquérant. Sous cet homme, la France avait cent trente départements ; d’un côté elle touchait aux bouches de l’Elbe, de l’autre elle atteignait le Tibre. Il était le souverain de quarante-quatre millions de Français et le protecteur de cent millions d’Européens ! Dans la composition hardie de ses frontières, il avait employé comme matériaux deux grands-duchés souverains, la Savoie et la Toscane, et cinq anciennes républiques, Gênes, les États-romains, les États vénitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait construit son État au centre de l’Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu’il avait fait entrer à la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses cousins et ses frères qui avaient joué avec lui dans la petite cour de la maison natale d’Ajaccio, il avait fait des têtes couronnées. Il avait marié son fils adoptif à une princesse de Bavière et son plus jeune frère à une princesse de Würtemberg. Quant à lui, après avoir ôté à l’Autriche l’empire d’Allemagne, qu’il s’était à peu près arrogé sous le nom de Confédération du Rhin, après lui avoir pris le Tyrol pour l’ajouter à la Bavière et l ’Illyrie pour la réunir à la France, il avait daigné épouser une archiduchesse. Tout dans cet homme était démesuré et splendide. Il était au-dessus de l’Europe comme une vision extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souveraines, sacrées et couronnées, assis entre le césar et le czar sur un fauteuil plus élevé que le leur. Un jour il donna à Talma le spectacle d’un parterre de rois. N’étant encore qu’à l’aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l’Italie et de l’agrandir à sa manière ; de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d’Étrurie. À la même époque, il avait profité d’une trêve, puissamment imposée par son influence et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de roi de France qu’ils avaient usurpé quatre cents ans, et qu’ils n’ont plus osé reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arraché. La révolution avait effacé les fleurs de lis de l’écusson de France ; lui aussi, il les avait effacées, mais le blason d’Angleterre ; trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la même manière dont on leur avait fait affront. Par décret impérial, il divisait la Prusse en quatre départements, il mettait les Iles Britanniques en état de blocus, il déclarait Amsterdam troisième ville de l’empire, – Rome n’était que la seconde, – ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance avait cessé de régner. Quand il passait le Rhin, les électeurs d’Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jusqu’à leurs frontières dans l’espérance qu’il les ferait peut-être rois. L’antique royaume de Gustave Wasa, manquant d’héritier et cherchant un maître, lui demandait pour prince un de ses maréchaux. Le successeur de Charles-Quint, l’arrière-petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes, lui demandait pour femme une de ses sœurs. Il était compris, grondé et adoré de ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le lendemain des batailles, il avait avec eux de ces grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui transforment l’histoire en épopée. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majesté quelque chose de simple, de brusque et de formidable. Il n’avait pas, comme les empereurs d’Orient, le doge de Venise pour grand échanson, ou, comme les empereurs d’Allemagne, le duc de Bavière pour grand écuyer ; mais il lui arrivait parfois de mettre aux arrêts le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait des canaux, il perçait des routes, il dotait des théâtres, il enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d’État jusqu’à ce qu’il eût réussi à substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême et naïve du génie. Enfin, dernier trait qui complète à mon sens la configuration singulière de cette grande gloire, il était entré si avant dans l’histoire par ses actions, qu’il pouvait dire et qu’il disait : Mon prédécesseur l’empereur Charlemagne ; et il s’était par ses alliances tellement mêlé à la monarchie qu’il pouvait dire et qu’il disait : Mon oncle le roi Louis XVI.
Cet homme était prodigieux. Sa fortune, Messieurs, avait tout surmonté. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitié, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n’y avait pas une tête, si haute ou si fière qu’elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait posé deux couronnes, l’une qui est faite d’or et qu’on appelle la royauté, l’autre qui est faite de lumière et qu’on appelle le génie. Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout, – excepté six poëtes, Messieurs, – permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte, – excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé ; et ces noms glorieux, j’ai hâte de les prononcer devant vous, les voici : DUCIS, DELILLE, MADAME DE STAEL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.
Que signifiait cette résistance ? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l’empire, la domination, la splendeur ; au milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque française, participait elle-même du rayonnement de la France, que représentaient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées contre la gloire, ces six poëtes irrités contre un héros ? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté.
À Dieu ne plaise que je prétende jeter ici le blâme sur les esprits moins sévères qui entouraient alors le maître du monde de leurs acclamations ! Cet homme, après avoir été l’étoile d’une nation, en était devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser éblouir. Il était plus malaisé peut-être qu’on ne pense, pour l’individu que Napoléon voulait gagner, de défendre sa frontière contre cet irrésistible envahisseur qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de séduire un homme. Que suis-je, d’ailleurs, Messieurs, pour m’arroger ce droit de critique suprême ? Quel est mon titre ? N’ai- je pas bien plutôt besoin moi-même de bienveillance et d’indulgence à l’heure où j’entre dans cette compagnie, ému de toutes les émotions ensemble, fier des suffrages qui m’ont appelé, heureux des sympathies qui m’accueillent, troublé par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donné de vous consoler, confus enfin d’être si peu de chose dans ce lieu vénérable que remplissent à la fois de leur éclat serein et fraternel d’augustes morts et d’illustres vivants ? Et puis pour dire toute ma pensée, en aucun cas je ne reconnaîtrais aux générations nouvelles ce droit de blâme rigoureux envers nos anciens et nos aînés. Qui n’a pas combattu a-t-il le droit de juger ? Nous devons nous souvenir que nous étions enfants alors, et que la vie était légère et insouciante pour nous lorsqu’elle était si grave et si laborieuse pour d’autres. Nous arrivons après nos pères ; ils sont fatigués, soyons respectueux. Nous profitons à la fois des grandes idées qui ont lutté et des grandes choses qui ont prévalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepté l’empereur pour maître comme envers ceux qui l’ont accepté pour adversaire. Comprenons l’enthousiasme et honorons la résistance. L’un et l’autre ont été légitimes.
Pourtant, redisons-le, Messieurs, la résistance n’était pas seulement légitime ; elle était glorieuse.
Elle affligeait l’empereur. L’homme qui, comme il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, eût fait Pascal sénateur et Corneille ministre, cet homme-là, Messieurs, avait trop de grandeur en lui-même pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuyé sur la toute-puissance, eût dédaigné peut-être cette rébellion du talent ; Napoléon s’en préoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l’histoire ; il se sentait trop poétique pour ne pas s’inquiéter des poëtes. Il faut le reconnaître hautement, c’était un vrai prince que ce sous-lieutenant d’artillerie qui avait gagné sur la jeune république française la bataille du 18 brumaire et sur les vieilles monarchies européennes la bataille d’Austerlitz. C’était un victorieux, et, comme tous les victorieux, c’était un ami des lettres. Napoléon avait tous les goûts et tous les instincts du trône, autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier la littérature à son sceptre, c’était une de ses premières ambitions. Il ne lui suffisait pas d’avoir muselé les passions populaires, il eût voulu soumettre Benjamin Constant ; il ne lui suffisait pas d’avoir vaincu trente armées, il eût voulu vaincre Lemercier ; il ne lui suffisait pas d’avoir conquis dix royaumes, il eût voulu conquérir Chateaubriand.
Ce n’est pas, Messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l’empereur chacun sous l’influence de leurs sympathies particulières, ces hommes-là contestassent ce qu’il y avait de généreux, de rare et d’illustre dans Napoléon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le héros était doublé d’un tyran, le Scipion se compliquait d’un Cromwell ; une moitié de sa vie faisait à l’autre moitié des répliques amères. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armée le deuil de Washington ; mais il n’avait pas imité Washington. Il avait nommé la Tour d’Auvergne premier grenadier de la république ; mais il avait aboli la république. Il avait donné le dôme des Invalides pour sépulcre au grand Turenne ; mais il avait donné le fossé de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Condé.
Malgré leur fière et chaste attitude, l’empereur n’hésita devant aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la Légion d’honneur, le sénat, tout fut offert, disons-le à la gloire de l’empereur, et, disons-le à la gloire de ces nobles réfractaires, tout fut refusé.
Après les caresses, je l’ajoute à regret, vinrent les persécutions. Aucun ne céda. Grâce à ces six talents, grâce à ces six caractères, sous ce règne qui supprima tant de libertés et qui illumina tant de couronnes, la dignité royale de la pensée libre fut maintenue.
Il n’y eut pas que cela, Messieurs ; il y eut aussi service rendu à l’humanité. Il n’y eut pas seulement résistance au despotisme ; il y eut aussi résistance à la guerre. Et qu’on ne se méprenne pas ici sur le sens et sur la portée de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. À ce point de vue supérieur d’où l’on voit toute l’histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme une seule idée, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites à la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s’ébauchent par la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend à dominer, lorsqu’elle devient l’état normal d’une nation, lorsqu’elle passe à l’état chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, Messieurs, quelque magnifiques que soient les résultats ultérieurs, il vient un moment où l’humanité souffre. Le côté délicat des mœurs s’use et s’amoindrit au frottement des idées brutales ; le sabre devient le seul outil de la société ; la force se forge un droit à elle ; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours éclairer la face des nations, s’éclipse à chaque instant dans l’ombre où s’élaborent les traités et les partages de royaumes ; le commerce, l’industrie, le développement radieux des intelligences, toute l’activité pacifique disparaît ; la sociabilité humaine est en péril. Dans ces moments-là, Messieurs, il sied qu’une imposante réclamation s’élève, il est moral que l’intelligence dise hardiment son fait à la force ; il est bon qu’en présence même de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux héros, et que les poëtes, ces civilisateurs sereins patients et paisibles, protestent contre les conquérants, ces civilisateurs violents.
Parmi ces illustres protestants, il était un homme que Bonaparte avait aimé, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur à un autre républicain : Tu quoque ! Cet homme, Messieurs, c’était M. Lemercier. Nature probe, réservée et sobre ; intelligence droite et logique ; imagination exacte et, pour ainsi dire, algébrique jusque dans ses fantaisies ; né gentilhomme, mais ne croyant qu’à l’aristocratie du talent ; né riche, mais ayant la science d’être noblement pauvre ; modeste d’une sorte de modestie hautaine ; doux, mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d’obstiné, de silencieux et d’inflexible ; austère dans les choses publiques, difficile à entraîner, offusqué de ce qui éblouit les autres, M. Lemercier, détail remarquable dans un homme qui avait livré tout un côté de sa pensée aux théories, M. Lemercier n’avait laissé construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il les faits à sa manière. C’était un de ces esprits qui donnent plus d’attention aux causes qu’aux effets, et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse prêt à se cabrer, plein d’une haine secrète et souvent vaillante contre tout ce qui tend à dominer, il paraissait avoir mis autant d’amour-propre à se tenir toujours de plusieurs années en arrière des événements que d’autres en mettent à se précipiter en avant. En 1789, il était royaliste, ou, comme on parlait alors, monarchien de 1785 ; en 93 il devint, comme il l’a dit lui-même, libéral de 89 ; en 1804, au moment où Bonaparte se trouva mûr pour l’empire, Lemercier se sentit mûr pour la république.
Comme vous le voyez, Messieurs, son opinion politique, dédaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, était toujours mise à la mode de l’an passé.
Veuillez me permettre ici quelques détails sur le milieu dans lequel s’écoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n’est qu’en explorant les commencements d’une vie qu’on peut étudier la formation d’un caractère Or, quand on veut connaître à fond ces hommes qui répandent de la lumière, il ne faut pas moins s’éclairer de leur caractère que de leur génie. Le génie, c’est le flambeau du dehors ; le caractère, c’est la lampe intérieure.
En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme alors, suivait avec une assiduité remarquable les séances de la Convention nationale. C’était là, Messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujourd’hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passé sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus ! C’est, à mon sens, une volonté de la Providence que la France ait toujours à sa tête quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c’était un principe ; sous l’empire, ce fut un homme ; pendant la révolution, ce fut une assemblée. Assemblée qui a brisé le trône et qui a sauvé le pays, qui a vu un duel avec la royauté comme Cromwell et un duel avec l’univers comme Annibal, qui a eu à la fois du génie comme tout un peuple et du génie comme un seul homme ; en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges ; que nous pouvons détester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer !
Reconnaissons-le néanmoins, il se fit en France, dans ce temps, une diminution de lumière morale, et par conséquent, – remarquons-le, Messieurs, – une diminution de lumière intellectuelle. Cette espèce de demi-jour ou de demi-obscurité qui ressemble à la tombée de la nuit et qui se répandit sur de certaines époques, est nécessaire pour que la Providence puisse, dans l’intérêt intérieur du genre humain accomplir sur les sociétés vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles étaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s’appellent des révolutions.
Cette ombre, c’est l’ombre même que fait la main du Seigneur quand elle est sur un peuple.
Comme je l’indiquais tout à l’heure, 93 n’est pas l’époque de ces hautes individualités que leur génie isole. Il semble, en ce moment-là, que la Providence trouve l’homme trop petit pour ce qu’elle veut faire, qu’elle le relègue sur le second plan et qu’elle entre en scène elle-même. En effet, en 93, des trois géants qui ont fait de la révolution française, le premier, un fait social, le deuxième, un fait géographique, le dernier, un fait européen, l’un Mirabeau, était mort ; l’autre, Sieyès, avait disparu dans l’éclipse ; il réussissait à vivre, comme ce lâche grand homme l’a dit plus tard ; le troisième, Bonaparte, n’était pas né encore à la vie historique. Sieyès laissé dans l’ombre et Danton peut-être excepté, il n’y avait donc pas d’hommes du premier ordre, pas d’intelligences capitales dans la Convention ; mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes, de grands éclairs, de grands fantômes. Cela suffisait, certes pour l’éblouissement du peuple, redoutable spectateur incliné sur la fatale assemblée. Ajoutons qu’à cette époque où chaque jour était une journée, les choses marchaient si vite, l’Europe et la France, Paris, et la frontière, le champ de bataille et la place publique avaient tant d’aventures, tout se développait si rapidement, qu’à la tribune de la Convention nationale l’événement croissait pour ainsi dire sous l’orateur à mesure qu’il parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et puis comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette clarté crépusculaire de la fin du siècle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui prêtait des contours indéfinis et gigantesques aux plus chétives figures, et qui, dans l’histoire même, répand sur cette formidable assemblée je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.
Ces monstrueuses réunions d’hommes ont souvent fasciné les poëtes comme l’hydre fascine l’oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illuminé l’intérieur d’une sombre épopée avec je ne sais quelle vague réverbération de ces deux pandémoniums. On sent Cromwell dans le Paradis perdu, et 93 dans la Panhypocrisiade. La Convention, pour le jeune Lemercier, c’était la révolution faite vision et réunie tout entière sous son regard. Tous les jours il venait voir là, comme il l’a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait à l’ouverture de la séance et s’asseyait dans la tribune publique parmi ces femmes étranges qui mêlaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles l’histoire conservera leur hideux surnom de tricoteuses. Elles le connaissaient, elles l’attendaient et lui gardaient sa place. Seulement il y avait dans sa jeunesse, dans le désordre de ses vêtements, dans son attention effarée, dans son anxiété pendant les discussions, dans la fixité profonde de son regard, dans les paroles entrecoupées qui lui échappaient par moments, quelque chose de si singulier pour elles, qu’elles le croyaient privé de raison. Un jour, arrivant plus tard qu’à l’ordinaire, il entendit une de ces femmes dire à l’autre : Ne te mets pas là, c’est la place de l’idiot.
Quatre ans plus tard, en 1797, l’idiot donnait à la France Agamemnon.
Est-ce que par hasard cette assemblée aurait fait faire au poëte cette tragédie ? Qu’y a-t-il de commun entre Égisthe et Danton, entre Argos et Paris, entre la barbarie homérique et la démoralisation voltairienne ? Quelle étrange idée de donner pour miroir aux attentats d’une civilisation décrépite et corrompue les crimes naïfs et simples d’une époque primitive ; de faire errer, pour ainsi dire, à quelques pas des échafauds de la révolution française les spectres grandioses de la tragédie grecque, et de confronter au régicide moderne tel que l’accomplissent les passions populaires l’antique régicide tel que le font les passions domestiques ! Je l’avouerai, Messieurs, en songeant à cette remarquable époque du talent de M. Lemercier, entre les discussions de la Convention et les querelles des Atrides, entre ce qu’il voyait et ce qu’il rêvait, j’ai souvent cherché un rapport ; je n’ai trouvé tout au plus qu’une harmonie. Pourquoi, par quelle mystérieuse transformation de la pensée dans le cerveau, Agamemnon est-il né ainsi, c’est là un de ces sombres caprices de l’inspiration dont les poëtes seuls ont le secret. Quoi qu’il en soit, Agamemnon est une œuvre, une des plus belles tragédies de notre théâtre, sans contredit, par l’horreur et par la pitié à la fois, par la simplicité de l’élément tragique, par la gravité austère du style. Ce sévère poëme a vraiment le profil grec. On sent, en le considérant, que c’est l’époque où David donne la couleur aux bas-reliefs d’Athènes et où Talma leur donne la parole et le mouvement. On y sent plus que l’époque, on y sent l’homme. On devine que le poëte a souffert en l’écrivant. En effet, une mélancolie profonde, mêlée à je ne sais quelle terreur presque révolutionnaire, couvre toute cette grande œuvre. Examinez-la, – elle le mérite, Messieurs, – voyez l’ensemble et les détails, Agamemnon et Strophus, la galère qui aborde au port, les acclamations du peuple, le tutoiement héroïque des rois. Contemplez surtout Clytemnestre, la pâle et sanglante figure, l’adultère dévouée au parricide, qui regarde à côté d’elle sans les comprendre et, chose terrible ! sans en être épouvantée, la captive Cassandre et le petit Oreste ; deux êtres faibles en apparence, en réalité formidables ! L’avenir parle dans l’un et vit dans l’autre. Cassandre, c’est la menace sous la forme d’une esclave ; Oreste, c’est le châtiment sous les traits d’un enfant.
Comme je viens de le dire, à l’âge où l’on ne souffre pas encore et où l’on rêve à peine, M. Lemercier souffrit et créa. Cherchant à composer sa pensée, curieux de cette curiosité profonde qui attire les esprits courageux aux spectacles effrayants, il s’approcha le plus près qu’il put de la Convention, c’est-à-dire, de la révolution. Il se pencha sur la fournaise pendant que la statue de l’avenir y bouillonnait encore, et il y vit flamboyer et il y entendit rugir, comme la lave dans le cratère, les grands principes révolutionnaires, ce bronze dont sont faites aujourd’hui toutes les bases de nos idées, de nos libertés et de nos lois. La civilisation future était alors le secret de la Providence ; M. Lemercier n’essaya pas de le deviner. Il se borna à recevoir en silence, avec une résignation stoïque, son contre-coup de toutes les calamités. Chose digne d’attention, et sur laquelle je ne puis m’empêcher d’insister, si jeune, si obscur, si inaperçu encore, perdu dans cette foule qui, pendant la terreur, regardait les événements traverser la rue conduits par le bourreau, il fut frappé dans toutes ses affections les plus intimes par les catastrophes publiques. Sujet dévoué et presque serviteur personnel de Louis XVI, il vit passer le fiacre du 21 janvier ; filleul de madame de Lamballe, il vit passer la pique du 2 septembre ; ami d’André Chénier, il vit passer la charrette du 7 thermidor. Ainsi, à vingt ans, il avait déjà vu décapiter, dans les trois êtres les plus sacrés pour lui après son père, les trois choses de ce monde les plus rayonnantes après Dieu, la royauté la beauté et le génie !
Quand ils ont subi de pareilles impressions, les esprits tendres et faibles restent tristes toute leur vie, les esprits élevés et fermes demeurent sérieux. M. Lemercier accepta donc la vie avec gravité. Le 9 thermidor avait ouvert pour la France cette ère nouvelle qui est la seconde phase de toute révolution. Après avoir regardé la société se dissoudre, M. Lemercier la regarda se reformer. Il mena la vie mondaine et littéraire. Il étudia et partagea, en souriant parfois, les mœurs de cette époque du directoire qui est après Robespierre ce que la régence est après Louis XIV ; le tumulte joyeux d’une nation intelligente échappée à l’ennui ou à la peur ; l’esprit, la gaieté et la licence protestant par une orgie, ici, contre la tristesse d’un despotisme dévot, là, contre l’abrutissement d’une tyrannie puritaine. M. Lemercier, célèbre alors par le succès d’Agamemnon, rechercha tous les hommes d’élite de ce temps et en fut recherché. Il connut Écouchard-Lebrun chez Ducis, comme il avait connu André Chénier chez madame Pourrat. Lebrun l’aima tant, qu’il n’a pas fait une seule épigramme contre lui. Le duc de Fitz-James et le prince de Talleyrand, madame de Lameth et M. de Florian, la duchesse d’Aiguillon et madame Tallien, Bernardin de Saint-Pierre et madame de Staël lui firent fête et l’accueillirent. Beaumarchais voulut être son éditeur, comme vingt ans plus tard Dupuytren voulut être son professeur. Déjà placé trop haut pour descendre aux exclusions de partis, de plain-pied avec tout ce qui était supérieur, il devint en même temps l’ami de David qui avait jugé le roi et de Delille qui l’avait pleuré. C’est ainsi qu’en ces années-là, de cet échange d’idées avec tant de natures diverses, de la contemplation des mœurs et de l’observation des individus, naquirent et se développèrent dans M. Lemercier, pour faire face à toutes les rencontres de la vie, deux hommes, – deux hommes libres, – un homme politique indépendant, un homme littéraire original.
Un peu avant cette époque, il avait connu l’officier de fortune qui devait succéder plus tard au directoire. Leur vie se côtoya pendant quelques années. Tous deux étaient obscurs. L’un était ruiné, l’autre était pauvre. On reprochait à l’un sa première tragédie, qui était un essai d’écolier, et à l’autre sa première action qui était un exploit de jacobin. Leurs deux renommées commencèrent en même temps par un sobriquet. On disait M. Mercier-Méléagre au même instant où l’on disait le général Vendémiaire. Loi étrange qui veut qu’en France le ridicule s’essaye un moment à tous les hommes supérieurs ! Quand madame de Beauharnais songea à épouser le protégé de Barras, elle consulta M. Lemercier sur cette mésalliance. M. Lemercier, qui portait intérêt au jeune artilleur de Toulon, la lui conseilla. Puis tous deux, l’homme de lettres et l’homme de guerre, grandirent presque parallèlement. Ils remportèrent en même temps leurs premières victoires. M. Lemercier fit jouer Agamemnon dans l’année d’Arcole et de Lodi, et Pinto dans l’année de Marengo. Avant Marengo, leur liaison était déjà étroite. Le salon de la rue Chantereine avait vu M. Lemercier lire sa tragédie égyptienne d’Ophis au général en chef de l’armée d’Égypte ; Kléber et Desaix écoutaient assis dans un coin. Sous le consulat, la liaison devint de l’amitié. À la Malmaison, le premier consul, avec cette gaieté d’enfant propre aux vrais grands hommes, entrait brusquement la nuit dans la chambre où veillait le poëte, et s’amusait à lui éteindre sa bougie, puis il s’échappait en riant aux éclats. Joséphine avait confié à M. Lemercier son projet de mariage ; le premier consul lui confia son projet d’empire. Ce jour-là, M. Lemercier sentit qu’il perdait un ami. Il ne voulut pas d’un maître. On ne renonce pas aisément à l’égalité avec un pareil homme. Le poëte s’éloigna fièrement. On pourrait dire que, le dernier en France, il tutoya Napoléon. Le 14 floréal an XII, le jour même ou le sénat donnait pour la première fois à l’élu de la nation le titre impérial : Sire, M. Lemercier, dans une lettre mémorable, l’appelait encore familièrement de ce grand nom : Bonaparte !
Cette amitié, à laquelle la lutte dut succéder, les honorait l’un et l’autre. Le poëte n’était pas indigne du capitaine. C’était un rare et beau talent que M. Lemercier. On a plus de raisons que jamais de le dire aujourd’hui que son monument est terminé, aujourd’hui que l’édifice construit par cet esprit a reçu cette fatale dernière pierre que la main de Dieu pose toujours sur tous les travaux de l’homme. Vous n’attendez certes pas de moi, Messieurs, que j’examine ici page à page cette œuvre immense et multiple qui, comme celle de Voltaire, embrasse tout, l’ode, l’épître, l’apologue, la chanson, la parodie, le roman, le drame, l’histoire et le pamphlet, la prose et le vers, la traduction et l’invention, l’enseignement politique, l’enseignement philosophique et l’enseignement littéraire ; vaste amas de volumes et de brochures que couronnent avec quelque majesté dix poëmes, douze comédies et quatorze tragédies ; riche et fantasque architecture, parfois ténébreuse, parfois vivement éclairée, sous les arceaux de laquelle apparaissent, étrangement mêlés dans un clair-obscur singulier, tous les fantômes imposants de la fable, de la Bible et de l’histoire, Atride, Ismaël, le lévite d’Éphraïm, Lycurgue, Camille, Clovis, Charlemagne, Baudouin, saint Louis, Charles Vl, Richard III, Richelieu, Bonaparte, dominés tous par ces quatre colosses symboliques sculptés sur le fronton de l’œuvre, Moïse, Alexandre, et Newton ; c’est-à-dire, par la législation, la guerre, la poésie et la science. Ce groupe de figures et d’idées que le poëte avait dans l’esprit et qu’il a posé largement dans notre littérature, ce groupe, Messieurs, est plein de grandeur. Après avoir dégagé la ligne principale de l’œuvre, permettez-moi d’en signaler quelques détails saillants et caractéristiques : cette comédie de la révolution portugaise, si vive, si spirituelle, si ironique et si profonde ; ce Plaute, qui diffère de l’Harpagon de Molière en ce que, comme le dit ingénieusement l’auteur lui-même, le sujet de Molière, c’est un avare qui perd un trésor ; mon sujet à moi, c’est Plaute qui trouve un avare ; ce Christophe Colomb, où l’unité de lieu est tout à la fois si rigoureusement observée, car l’action se passe sur le pont d’un vaisseau, et si audacieusement violée, car ce vaisseau, – j’ai presque dit ce drame, – va de l’ancien monde au nouveau ; cette Frédégonde, conçue comme un rêve de Crébillon, exécutée comme une pensée de Corneille ; cette Atlantiade, que la nature pénètre d’un assez vif rayon, quoiqu’elle y soit plutôt interprétée peut-être selon la science que selon la poésie ; enfin, ce dernier poëme, l’homme donné par Dieu en spectacle aux démons, cette Panhypocrisiade qui est tout ensemble une épopée, une comédie et une satire, sorte de chimère littéraire, espèce de monstre à trois têtes qui chante, qui rit et qui aboie.
Après avoir traversé tous ces livres, après avoir monté et descendu la double échelle, construite par lui-même pour lui seul peut-être, à l’aide de laquelle ce penseur plongeait dans l’enfer ou pénétrait dans le ciel, il est impossible, Messieurs, de ne pas se sentir au cœur une sympathie sincère pour cette noble et travailleuse intelligence qui, sans se rebuter, a courageusement, essayé tant d’idées à ce superbe goût français si difficile à satisfaire ; philosophe selon Voltaire, qui a été parfois un poëte selon Shakspeare ; écrivain précurseur qui dédiait des épopées à Dante à l’époque où Dorat refleurissait sous le nom de Demoustiers ; esprit à la vaste envergure, qui a tout à la fois une aile dans la tragédie primitive et une aile dans la comédie révolutionnaire, qui touche par Agamemnon au poëte de Prométhée et par Pinto au poëte de Figaro.
Le droit de critique, Messieurs, paraît au premier abord découler naturellement du droit d’apologie. L’œil humain, – est-ce perfection ? est-ce infirmité ?– est ainsi fait qu’il cherche toujours le côté défectueux de tout. Boileau n’a pas loué Molière sans restriction. Cela est-il à l’honneur de Boileau ? Je l’ignore, mais cela est. II y a deux cent trente ans que l’astronome Jean Fabricius a trouvé des taches dans le soleil ; il y a deux mille deux cents ans que le grammairien Zoïle en avait trouvé dans Homère. Il semble donc que je pourrais ici, sans offenser vos usages et sans manquer à la respectable mémoire qui m’est confiée, mêler quelques reproches à mes louanges et prendre de certaines précautions conservatoires dans l’intérêt de l’art. Je ne le ferai pourtant pas, Messieurs. Et vous-mêmes, en réfléchissant que si, par hasard, moi qui ne peux être que fidèle à des convictions hautement proclamées toute ma vie, j’articulais une restriction au sujet de M. Lemercier, cette restriction porterait peut-être principalement sur un point délicat et suprême, sur la condition qui, selon moi, ouvre ou ferme aux écrivains les portes de l’avenir, c’est-à-dire, sur le style, en songeant à ceci, je n’en doute pas, Messieurs, vous comprendrez ma réserve et vous approuverez mon silence. D’ailleurs, et ce que je disais en commençant, ne dois-je pas le répéter ici surtout ? qui suis-je ? qui m’a donné qualité pour trancher des questions si complexes et si graves ? Pourquoi la certitude que je crois sentir en moi se résoudrait-elle en autorité pour autrui ? La postérité seule,– c’est là encore une de mes convictions,– a le droit définitif de critique et de jugement envers les talents supérieurs. Elle seule, qui voit leur œuvre dans son ensemble, dans sa proportion et dans sa perspective, peut dire où ils ont erré et décider où ils ont failli. Pour prendre ici devant vous le rôle auguste de la postérité, pour adresser un reproche ou un blâme à un grand esprit, il faudrait au moins être ou se croire un contemporain éminent. Je n’ai ni le bonheur de ce privilége, ni le malheur de cette prétention.
Et puis, Messieurs, et c’est toujours là qu’il en faut revenir quand on parle de M. Lemercier, quel que soit son éclat littéraire, son caractère était peut-être plus complet encore que son talent.
Du jour où il crut de son devoir de lutter contre ce qui lui semblait l’injustice faite gouvernement, il immola à cette lutte sa fortune, qu’il avait retrouvée après la révolution et que l’empire lui reprit, son loisir, son repos, cette sécurité extérieure qui est comme la muraille du bonheur domestique, et, chose admirable dans un poëte, jusqu’au succès de ses ouvrages. Jamais poëte n’a fait combattre des tragédies et des comédies avec une plus héroïque bravoure. Il envoyait ses pièces à la censure comme un général envoie ses soldats à l’assaut. Un drame supprimé, était immédiatement remplacé par un autre qui avait le même sort. J’ai eu, Messieurs, la triste curiosité de chercher et d’évaluer le dommage causé par cette lutte à la renommée de l’auteur d’Agamemnon. Voulez-vous savoir le résultat ? – Sans compter le Lévite d’Éphraïm proscrit par le comité du salut public, comme dangereux pour la philosophie ; le Tartufe révolutionnaire proscrit par la Convention, comme contraire à la république ; la Démence de Charles VI proscrite par la restauration, comme hostile à la royauté ; sans m’arrêter au Corrupteur, sifflé, dit-on, en 1823, par les gardes du corps ; en me bornant aux actes de la censure impériale, voici ce que j’ai trouvé : Pinto, joué vingt fois, puis défendu ; Plaute , joué sept fois, puis défendu ; Christophe Colomb, joué onze fois militairement devant les baïonnettes, puis défendu ; Charlemagne, défendu ; Camille, défendu. Dans cette guerre, honteuse pour le pouvoir, honorable pour le poëte, M. Lemercier eut en dix ans, cinq grands drames tués sous lui.
II plaida quelque temps pour son droit et pour sa pensée par d’énergiques réclamations directement adressées à Bonaparte lui-même. Un jour, au milieu d’une discussion délicate et presque blessante, le maître, s’interrompant, lui dit brusquement : Qu’avez-vous donc ? vous devenez tout rouge. – Et vous tout pâle, répliqua fièrement M. Lemercier ; c’est notre manière à tous deux quand quelque chose nous irrite, vous ou moi. Je rougis et vous pâlissez. Bientôt il cessa tout à fait de voir l’empereur. Une fois pourtant en janvier 1812, à 1’époque culminante des prospérités de Napoléon, quelques semaines après la suppression arbitraire de son Camille, dans un moment où il désespérait de jamais faire représenter aucune de ses pièces tant que l’empire durerait, il dut, comme membre de l’Institut, se rendre aux Tuileries. Dès que Napoléon l’aperçut, il vint droit à lui.– Eh bien, Monsieur Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragédie ? M. Lemercier regarda l’empereur fixement et dit ce seul mot : Bientôt, j’attends. Mot terrible ! mot de prophète plus encore de poëte ! mot qui, prononcé au commencement de 1812, contient Moscou, Waterloo et Sainte-Hélène !
Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n’était cependant pas éteint dans ce cœur silencieux et sévère. Vers ces derniers temps, l’âge avait plutôt rallumé qu’étouffé l’étincelle. L’an passé, presque à pareille époque, par une belle matinée de mai, le bruit se répandit dans Paris que l’Angleterre, honteuse enfin de ce qu’elle a fait à Sainte-Hélène, rendait à la France le cercueil de Napoléon. M. Lemercier, déjà souffrant et malade depuis près d’un mois, se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annonçait qu’une frégate allait mettre à la voile pour Sainte-Hélène. Pâle et tremblant, le vieux poëte se leva, une larme brilla dans son œil, et au moment où on lui lut que « le général Bertrand irait chercher l’empereur son maître » – Et moi, s’écria-t-il, si j’allais chercher mon ami le premier consul !
Huit jours après, il était parti.
Hélas ! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux détails, il ne l’est pas allé chercher, il a fait davantage, il l’est allé rejoindre.
Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie ; tirons-en maintenant l’enseignement qu’elle renferme.
M. Lemercier est un de ces hommes rares qui obligent l’esprit à se poser et aident la pensée à résoudre ce grave et beau problème : – Quelle doit être l’attitude de la littérature vis-à-vis de la société, selon les époques, selon les peuples et selon les gouvernements ?
Aujourd’hui, vieux trône de Louis XIV, gouvernement des assemblées, despotisme de la gloire, monarchie absolue, république tyrannique, dictature militaire, tout cela s’est évanoui. À mesure que nous, générations nouvelles, nous voguons d’année en année vers l’inconnu, les trois objets immenses que M. Lemercier rencontra sur sa route, qu’il aima, contempla et combattit tour à tour, immobiles et morts désormais, s’enfoncent peu à peu dans la brume épaisse du passé. Les rois de la branche aînée ne sont plus que des ombres ; la Convention n’est plus qu’un souvenir ; l’empereur n’est plus qu’un tombeau.
Seulement, les idées qu’ils contenaient leur ont survécu. La mort et l’écroulement ne servent qu’à dégager cette valeur intrinsèque et essentielle des choses qui en est comme l’âme. Dieu met quelquefois des idées dans certains faits et dans certains hommes comme des parfums dans des vases. Quand le vase tombe, l’idée se répand.
Messieurs, la race aînée contenait la tradition historique ; la Convention contenait l’expansion révolutionnaire ; Napoléon contenait l’unité nationale. De la tradition naît la stabilité, de l’expansion naît la liberté, de l’unité naît le pouvoir. Or, la tradition, l’unité et l’expansion, en d’autres termes, la stabilité, le pouvoir et la liberté, c’est la civilisation même. La racine, le tronc et le feuillage, c’est tout l’arbre.
La tradition, Messieurs, importe à ce pays. La France n’est pas une colonie violemment faite nation ; la France n’est pas une Amérique. La France fait partie intégrante de l’Europe Elle ne peut pas plus briser avec le passé que rompre avec le sol. Aussi, à mon sens, c’est avec un admirable instinct que notre dernière révolution, si grave, si forte, si intelligente, a compris que, les familles couronnées étant faites pour les nations souveraines, à de certains âges des races royales il fallait substituer à l’hérédité de prince à prince l’hérédité de branche à branche ; c’est avec un profond bon sens qu’elle a choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant de Dumouriez et de Kellermann qui était petit-fils de Henri IV et petit-neveu de Louis XIV ; c’est avec une haute raison qu’elle a transformé en jeune dynastie une vieille famille, monarchique et populaire à la fois, pleine de passé par son histoire et pleine d’avenir par sa mission.
Mais si la tradition historique importe à la France, l’expansion libérale ne lui importe pas moins. L’expansion des idées, c’est le mouvement qui lui est propre. Elle est par la tradition et elle vit par l’expansion. À Dieu ne plaise, Messieurs, qu’en vous rappelant tout à l’heure combien la France était puissante et superbe il y a trente ans, j’aie eu un seul moment l’intention impie d’abaisser, d’humilier ou de décourager, par le sous-entendu d’un prétendu contraste, la France d’à présent ! Nous pouvons le dire avec calme, et nous n’avons pas besoin de hausser la voix pour une chose si simple et si vraie, la France est aussi grande aujourd’hui qu’elle l’a jamais été. Depuis cinquante années qu’en commençant sa propre transformation elle a commencé le rajeunissement de toutes les sociétés vieillies, la France semble avoir fait deux parts égales de sa tâche et de son temps. Pendant vingt-cinq ans elle a imposé ses armes à l’Europe ; depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idées. Par sa presse, elle gouverne les peuples ; par ses livres, elle gouverne les esprits. Si elle n’a plus la conquête, cette domination par la guerre, elle a l’initiative, cette domination par la paix. C’est elle qui rédige I’ordre du jour de la pensée universelle. Ce qu’elle propose est à l’instant même mis en discussion par l’humanité tout entière ; ce qu’elle conclut fait loi. Son esprit s’introduit peu à peu dans les gouvernements, et les assainit. C’est d’elle que viennent toutes les palpitations généreuses des autres peuples, tous les changements insensibles du mal au bien qui s’accomplissent parmi les hommes en ce moment et qui épargnent aux États des secousses violentes. Les nations prudentes et qui ont souci de l’avenir tâchent de faire pénétrer dans leur vieux sang l’utile fièvre des idées françaises, non comme une maladie, mais, permettez-moi cette expression, comme une vaccine qui inocule le progrès et qui préserve des révolutions. Peut-être les limites matérielles de la France sont-elles momentanément restreintes, non certes, sur la mappemonde éternelle dont Dieu a marqué les compartiments avec des fleuves, des océans et, des montagnes, mais sur cette carté éphémère, bariolée de rouge et de bleu, que la victoire ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu’importe ? dans un temps donné, l’avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme de la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les réactions et les congrès ont bâti une France, les poëtes et les écrivains en ont fait une autre. Outre ses frontières visibles, la grande nation a des frontières invisibles qui ne s’arrêtent que là où le genre humain cesse de parler sa langue, c’est-à-dire, aux bornes mêmes du monde civilisé.
Encore quelques mots, Messieurs, encore quelques instants de votre bienveillante attention, et j’ai fini.
Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui désespèrent. Qu’on me pardonne cette faiblesse, j’admire mon pays et j’aime mon temps. Quoi qu’on en puisse dire, je ne crois pas plus à l’affaiblissement graduel de la France qu’à l’amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne peut être dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour l’homme ancien et Paris pour l’homme nouveau. Le doigt éternel, visible, ce me semble, eu toute chose, améliore perpétuellement l’univers par l’exemple des nations choisies et les nations choisies par le travail des intelligences élues. Oui, Messieurs, n’en déplaise à l’esprit de diatribe et de dénigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l’humanité et j’ai foi en mon siècle ; n’en déplaise à l’esprit de doute et d’examen, ce sourd qui écoute, je crois en Dieu et j’ai foi en sa providence.
Rien donc, non, rien n’a dégénéré chez nous. La France tient toujours le flambeau des nations. Cette époque est grande, je le pense, – moi qui ne suis rien, j’ai le droit de le dire : – elle est grande par la science, grande par l’industrie, grande par l’éloquence, grande par la poésie et par l’art. Les hommes des nouvelles générations, que cette justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier d’entre eux, les hommes des nouvelles générations ont pieusement et courageusement continué l’œuvre de leurs pères. Depuis la mort du grand Goëthe, la pensée allemande est rentrée dans l’ombre ; depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poésie anglaise s’est éteinte ; il n’y a plus à cette heure dans l’univers qu’une seule littérature allumée et vivante : c’est la littérature française. On ne lit plus que des livres français de Pétersbourg à Cadix, de Calcutta à New-York. Le monde s’en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout où germe une idée un livre français a été semé. Honneur donc aux travaux des jeunes générations ! Les puissants écrivains, les nobles poëtes, les maîtres éminents qui sont parmi vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommées surgir de toutes parts dans le champ éternel de la pensée. Oh ! qu’elles se tournent avec confiance vers cette enceinte ! Comme vous le disait il y a douze ans, en prenant séance parmi vous, mon illustre ami M. de Lamartine, vous n’en laisserez aucune sur le seuil !
Mais que ces jeunes renommées, que ces beaux talents, que ces continuateurs de la grande tradition littéraire française ne l’oublient pas : à temps nouveaux, devoirs nouveaux. La tâche de l’écrivain aujourd’hui est moins périlleuse qu’autrefois, mais n’est pas moins auguste. Il n’a plus la royauté à défendre contre l’échafaud comme en 93, ou la liberté à sauver du bâillon comme en 1810 ; il a la civilisation à propager. Il n’est plus nécessaire qu’il donne sa tête, comme André Chénier, ni qu’il sacrifie son œuvre, comme Lemercier ; il suffit qu’il dévoue sa pensée.
Dévouer sa pensée, – permettez-moi de répéter ici solennellement ce que j’ai dit toujours, ce que j’ai écrit partout, ce qui, dans la proportion restreinte de mes efforts, n’a jamais cessé d’être ma règle, ma loi, mon principe et mon but ; – dévouer sa pensée au développement continu de la sociabilité humaine ; avoir les populaces en dédain et le peuple en amour ; respecter dans les partis, tout en s’écartant d’eux quelquefois, les innombrables formes qu’a le droit de prendre l’initiative multiple et féconde de la liberté ; ménager dans le pouvoir, tout en lui résistant au besoin, le point d’appui, divin selon les uns, humain selon les autres, mystérieux et salutaire selon tous, sans lequel toute société chancelle ; confronter de temps en temps les lois humaines avec la loi chrétienne et la pénalité avec l’Évangile ; aider la presse par le livre toutes les fois qu’elle travaille dans le vrai sens du siècle ; répandre largement ses encouragements et ses sympathies sur ces générations encore couvertes d’ombre qui languissent faute d’air et d’espace, et que nous entendons heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs souffrances et de leurs idées les portes profondes de l’avenir ; verser par le théâtre sur la foule, à travers le rire et les pleurs, à travers les solennelles leçons de l’histoire, à travers les fautes fantaisies de l’imagination, cette émotion tendre et poignante qui se résout dans l’âme des spectateurs en pitié pour la femme et en vénération pour le vieillard ; faire pénétrer la nature dans l’art comme la sève même de Dieu ; en un mot, civiliser les hommes par le calme rayonnement de la pensée sur leurs têtes, voilà aujourd’hui , Messieurs, la mission, la fonction et la gloire du poëte.
Ce que je dis du poëte solitaire, ce que je dis de l’écrivain isolé, si j’osais, je le dirais de vous-mêmes, Messieurs. Vous avez sur les cœurs et sur les âmes une influence immense. Vous êtes un des principaux centres de ce pouvoir spirituel qui s’est déplacé depuis Luther et qui, depuis trois siècles, a cessé d’appartenir exclusivement à l’Église. Dans la civilisation actuelle deux domaines relèvent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos prix et vos couronnes ne s’arrêtent pas au talent, ils atteignent jusqu’à la vertu. L’Académie française est en perpétuelle communion avec les esprits spéculatifs par ses philosophes ; avec les esprits pratiques par ses historiens ; avec la jeunesse, avec les penseurs et avec les femmes par ses poëtes ; avec le peuple par la langue qu’il fait et qu’elle constate en la rectifiant. Vous êtes placés entre les grands corps de l’État, et à leur niveau, pour compléter leur action, pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire pénétrer la pensée, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, là où ne peut pénétrer le code, ce texte rigide et matériel. Les autres pouvoirs assurent et règlent la vie extérieure de la nation, vous gouvernez la vie intérieure. Ils font les lois, vous faites les mœurs.
Cependant, Messieurs, n’allons pas au delà du possible. Ni dans les questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni même dans les questions politiques, la solution définitive n’est donnée à personne. Le miroir de la vérité s’est brisé au milieu des sociétés modernes. Chaque parti en a ramassé un morceau. Le penseur cherche à rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus étranges, quelques-uns souillés de boue, d’autres, hélas ! tachés de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, à quelques lacunes près, la vérité totale, il suffit d’un sage ; pour les souder ensemble et leur rendre l’unité, il faudrait Dieu.
Nul n’a plus ressemblé à ce sage, – souffrez, Messieurs, que je prononce en terminant un nom vénérable pour lequel j’ai toujours eu une piété particulière ; – nul n’a plus ressemblé à ce sage que ce noble Malesherbes qui fut tout à la fois un grand lettré, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est venu trop tôt. Il était plutôt l’homme qui ferme les révolutions que l’homme qui les ouvre. L’absorption insensible des commotions de l’avenir par les progrès du présent ; l’adoucissement des mœurs ; l’éducation des masses par les écoles, les ateliers et les bibliothèques ; l’amélioration graduelle de l’homme par la loi et par 1’enseignement, voilà le but sérieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur ; voilà la tâche que s’était donnée Malesherbes durant ses trop courts ministères. Dès 1776, sentant venir la tourmente qui, dix-sept uns plus tard, a tout arraché, il s’était hâté de rattacher la monarchie chancelante à ce fond solide. Il eût ainsi sauvé l’État et le roi si le câble n’avait pas cassé. Mais, – et que ceci encourage quiconque voudra l’imiter, – si Malesherbes lui-même a péri, son souvenir du moins est resté indestructible dans la mémoire orageuse de ce peuple en révolution qui oubliait tout, comme reste au fond de l’Océan, à demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer d’un vaisseau disparu dans la tempête !