M. Victor Cherbuliez, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Dufaure, y est venu prendre séance le jeudi 25 mai 1882, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Il n’est pas dans ce monde de bonheurs complets. À la joie très vive que m’avaient causée vos suffrages en me donnant entrée parmi vous et en exauçant le vœu le plus cher de mon ambition, s’est mêlée bientôt une sourde inquiétude. Je songeais à l’homme considérable que vous avez perdu et que votre bienveillance m’appelle à remplacer. J’évoquais son souvenir, son image, sa figure imposante et sévère ; je me permettais de l’interroger, de lui demander ce qu’il pensait du successeur que vous lui avez donné. Je demandais aussi à ce maître du barreau et de la tribune, à celui qui a été six fois ministre, s’il pouvait lui plaire que son éloge fût prononcé sous cette coupole par un simple homme de lettres, lequel n’a jamais rêvé d’être autre chose, et, ce qui est plus grave, beaucoup plus grave, par un romancier, très épris de sa profession et de tout ce qui la concerne.
Quand on est embarrassé, Messieurs, on cherche à se rassurer, et les gens perplexes ont souvent l’esprit subtil. Puisque je suis en train de vous ouvrir mon cœur, je vous avouerai que je fis une découverte qui me mit à l’aise. Je constatai que cet homme si sévère ne méprisait point les romans et ceux qui les écrivent, qu’il en lisait quelquefois et qu’il estimait qu’on en peut tirer quelque instruction. Il goûtait vivement le chef-d’œuvre de Goldsmith, le Vicaire de Wakefield, dont il possédait plusieurs exemplaires. Ce qu’il admirait surtout, c’était la placidité d’âme avec laquelle le héros de cette belle histoire, l’honnête et infortuné Primrose, envisageait les hauts et les bas de sa destinée, tous les accidents de cet univers. Lui-même, étant garde des sceaux, comme sa famille s’étonnait de lui voir prendre en douceur un cruel dégoût qu’on venait de lui donner, répondit tranquillement : « Je tâche dès à présent de juger mes ennuis comme je les jugerai dans quinze jours. » Qui sait ? c’était peut-être du Vicaire de Wakefield qu’il avait appris cette philosophie.
Une autre réflexion a contribué à me mettre l’esprit et la conscience en repos. Comme l’a dit l’un de vous, « la liberté de vos choix est entière, et rien ne vous oblige à suivre la loi des ressemblances dans l’ordre des successions ». Vous savez mieux que moi quel attachement M. Dufaure avait voué à votre compagnie. Il en approuvait tous les statuts, toutes les traditions, vos arrêts lui étaient sacrés, il faisait passer vos désirs avant ses convenances personnelles. Un de ses amis m’a confié qu’il prenait sans trop d’effort son parti de quitter la présidence du conseil, mais qu’il eût été inconsolable de n’être plus académicien. Tel est le prix, Messieurs, qu’on attache à l’honneur de vous appartenir.
On se plaint qu’aujourd’hui l’originalité des esprits et des caractères s’en va, que les figures sont rares. À force de rouler, les cailloux perdent leurs angles, et, grâce aux révolutions comme aux chemins de fer, nous roulons beaucoup. M. Dufaure, au témoignage de ses ennemis aussi bien que de ses amis, était une des figures de ce temps. Nous devons l’en remercier, jusqu’au bout il a conservé soigneusement ses angles, ne les ayant sacrifiés ni aux exigences du monde, dont il faisait peu de cas, ni à celles de son intérêt, qui lui était moins cher que l’amitié de sa conscience. À travers toutes les vicissitudes de sa vie, il n’a jamais cessé d’être lui-même. Je laisse à d’autres le soin de raconter en détail son histoire. Puissé-je réussir seulement à ébaucher son portrait, et puisse cette ébauche paraître ressemblante à ceux qui l’ont beaucoup pratiqué ! Dans les bornes étroites où doit se renfermer ce discours, je n’ose espérer d’être complet ; mais je voudrais qu’on ne pût me reprocher aucune omission trop grave. Si simples que soient leurs goûts et leurs manières, si sobre que soit leur langage, si unie que soit leur conduite, les hommes supérieurs sont toujours taillés en pleine étoffe, et, dans les âmes étoffées, il y a toujours des contrastes.
La France a les siens, aucune nation n’est à la fois plus une et plus diverse. Elle a son nord, elle a son midi, elle a aussi des provinces qui ne sont pas encore le midi et qui ne sont plus le nord. Telle est la Saintonge, où M. Dufaure est né et qu’il a toujours aimée d’un goût particulier, comme une petite patrie qui ne dérobait rien à sa tendresse pour la grande. Elle mérite qu’on en parle avec complaisance, cette province riche en souvenirs, aussi fière de ses marins que de ses habiles vignerons, atteints depuis peu dans leur prospérité par le plus implacable des fléaux. Au touriste, elle offre la douceur de son ciel, ses plages de sable fin, ses falaises travaillées par la vague, la curiosité de ses marais salants, ses églises romanes, ses beaux villages bâtis en pierres de taille, dont les murs d’une éclatante blancheur annoncent de loin des intérieurs gouvernés à la baguette par d’irréprochables ménagères. À l’homme qui y vit, la Saintonge plaît surtout par l’honnêteté de ses populations, d’un caractère solide et d’humeur laborieuse.
Entre voisins, on se raille, c’est la loi de nature. Les Gascons, ces gens heureux, au cerveau fertile, à la langue déliée, à qui ne manque jamais ni l’idée ni le mot, aiment à gloser sur le compte des Saintongeais. Vous vous rappelez tous le propos de Henri IV à son jardinier, qui se plaignait que rien ne venait à bien sur la terre ingrate de Fontainebleau : « Sèmes-y des Gascons, lui dit le roi, ils poussent partout. » Les Saintongeais ne poussent pas partout et ne poussent pas sans peine. Moins fortunés que les Gascons, il en est beaucoup pour qui vivre est un travail, pour qui parler est un effort ou un art qui s’apprend. Leurs voisins du Midi les plaisantent sur la lenteur de leurs idées, sur leurs hésitations, sur leur prudence cauteleuse, sur la défiance où ils sont d’eux-mêmes et des autres. Messieurs, l’indiscrétion est le plus utile de tous les défauts, mais, grâce à Dieu, ce ne sont pas seulement les indiscrets qui réussissent dans ce monde. Si les Saintongeais ont de la peine à trouver leur idée, quand ils la tiennent, ils vont jusqu’au bout de leur volonté. Dans ces natures concentrées couvent parfois d’énergiques passions, ils ne l’ont que trop prouvé dans le temps des guerres religieuses, et ces indécis, une fois fixés et d’aplomb, ne reculent pas devant les entreprises. Ne fournissent-ils pas à la France une race de pilotes héroïquement dévoués, qui se font un jeu de sauver au hasard de leur vie un navire en péril ?
Il n’en est pas moins vrai que la réflexion est pour eux un article de première nécessité, et réfléchir, c’est peser le pour et le contre. Ah ! qu’un Gascon a plutôt fait de prendre son parti ! Tandis que ce hardi compagnon jette la plume au vent, le Saintongeais rumine le cas, et, quoi qu’on lui propose, il secoue la tête en disant : « Peut-être que l’occasion s’en présentera. » Mais sa réserve lui vient autant de sa fierté que de ses doutes sur lui-même ; il ne se communique qu’autant qu’il lui plaît. Ne le traitez pas de haut, vous auriez affaire à lui, et sa verve caustique vous avertirait charitablement de votre erreur en vous décochant quelque mot piquant ou goguenard. Sociable sans être empressé, il est civil, il n’est pas humble, et il entend que tout se passe dans les règles. Bref, il a la passion de l’ordre dans le gouvernement de sa maison, la passion de l’égalité dans ses rapports avec les autres hommes. À vrai dire, on n’adore pas la République dans la Charente-Inférieure, mais on y a les mœurs républicaines, et c’est un personnage fort intéressant qu’un républicain sans le vouloir et sans le savoir. M. Dufaure a toujours su ce qu’il voulait et ce qu’il faisait, et pourtant, Messieurs, il me semble que je viens d’esquisser le portrait que j’avais annoncé. Votre confrère aimait la Saintonge, et par ses habitudes réfléchies, par les perplexités qui préparaient ses résolutions, par sa réserve, par sa redoutable ironie aussi bien que par son naturel peu souple et par les fortes étreintes de sa volonté, il était un vrai Saintongeais.
Dans un canton de la Charente-Inférieure, près de la grande route qui conduit de Cozes à Saujon, à quelques kilomètres de l’Océan, qu’on ne voit pas, mais qu’on entend, sur une terrasse en pente où fut jadis un village et qui commande un pays doux, mollement onduleux, s’élève une maison flanquée de deux fermes. On appelle cette maison le logis de Vizelle. Au midi, elle est précédée par un bouquet de superbes ormeaux et par une avenue de vieux cyprès, courbant le dos pour se défendre des brises salées de la mer qui les chagrinent ; au couchant, elle a vue sur une vigne, au nord sur des moulins à vent, à l’est sur un chemin bordé de pommiers, qui disparaît dans un vallon, dont il remonte ensuite la côte.
Souffrez, Messieurs, que le logis de Vizelle tienne quelque place dans ce discours ; il en tenait une grande dans les pensées et dans les affections de son maître. De père en fils, il était demeuré dans sa famille pendant plusieurs siècles. C’est là que s’est écoulée son enfance ; c’est là que l’homme mûr passait les saisons de loisir que lui laissaient le barreau ou la politique. C’est de là qu’il écrivait en 1852 à son ami Alexis de Tocqueville : « Je vis dans le commerce le plus intime avec les fleurs de mon jardin ; j’ai toujours à la main la serpette et l’arrosoir. » Ce séjour lui était infiniment agréable, on l’a vu pleurer en le quittant. Le domaine dont il avait hérité était peu de chose au prix de ce qu’il est devenu par ses soins ; il ne se composait que de quelques champs et d’une vigne nourricière, d’où l’on attendait toute sa subsistance. S’il faut en croire la chronique, dans les nuits de printemps étoilées et froides, l’inquiétude empêchait tout le monde de dormir, on sautait à bas du lit, on entr’ouvrait timidement le volet, on demandait à la vigne de ses nouvelles, en lui jetant à travers les ténèbres de longs regards d’impuissante sympathie. Vizelle s’est fort arrondi par les achats de votre illustre confrère ; il avait à cet égard des ambitions de conquérant, qui recule sans cesse les bornes de son empire. La maison aussi s’est agrandie à mesure que sa famille augmentait, car il désirait avoir tous les siens autour de lui, pouvoir compter et recompter toutes les têtes qui lui étaient chères. Mais il n’entendait pas que sa demeure changeât d’aspect ni de visage, il avait l’amour, le culte des vieux murs, il greffait le neuf sur le vieux. C’est une politique qui en vaut une autre ; jusqu’à ces derniers temps elle a suffi au bonheur des Anglais. Un jour, le géomètre chargé de lever le plan du domaine crut complaire à un garde des sceaux en mettant en vedette sur toutes ses planches le nom pompeux de château de Vizelle. Il s’adressait mal, la fierté bourgeoise de M. Dufaure s’indigna. Découpant bien vite de petits carrés de papier, il y écrivit d’une main violente et convaincue le mot logis ; puis il les colla sur toutes les feuilles, et le mot malencontreux disparut. De ce jour, il fut décidé que son logis ne serait jamais un château.
À Vizelle, la cour d’honneur, où l’on accède par une grille fort simple, accompagnée d’un colombier, est aussi la cour d’exploitation. Elle est bordée d’un côté par les pavillons de logement, des trois autres par les remises, par des hangars en arcades, par un puits couvert, par la distillerie, les chais aux vins et aux eaux-de-vie. On engagea plus d’une fois M. Dufaure à se ménager une autre entrée ; il n’y consentit jamais. De sa fenêtre, il pouvait contempler l’aire où l’on battait le blé et voir la balle se séparer du grain ; ce spectacle était pour lui agréer, ce Saintongeais fut toujours un vanneur d’hommes. Il voyait, dans le temps des vendanges, les lourds chariots, attelés de quatre bœufs, amener au pressoir les cuves écumantes, et après la tombée de la nuit, jusqu’à cent vendangeurs et vendangeuses se prendre les mains pour danser des rondes à la clarté des flambeaux et au bruit des chansons. En entrant dans cette vaste cour, pleine de caractère, certaines descriptions d’Homère me sont revenues en mémoire, et il m’a paru aussi qu’elle me racontait son maître, qu’elle lui ressemblait beaucoup, offrant comme lui, tout à la fois, quelque chose de rustique et de monumental.
Goethe confessait avec la candeur du génie que, lorsqu’il faisait un retour sur lui-même et qu’il considérait tout ce qu’il avait appris des autres, il lui semblait ne rien posséder en propre. Parmi ces créanciers dont il était l’insolvable débiteur, il mettait au premier rang ce conseiller de l’empire qui lui avait donné avec la vie l’amour de l’ordre et le sentiment de la règle. Messieurs, il y avait à Vizelle, en 1798, un homme à qui un fils venait de naître, et cet homme se disait : « Ma famille, aujourd’hui tombée dans l’obscurité, fit parler d’elle autrefois. D’aussi loin qu’il nous en souvienne, l’un de nos ancêtres fut conseiller au Parlement de Paris. Un autre, officier supérieur du génie, mourut au champ d’honneur et fut enterré dans la citadelle de Lille. Deux de leurs descendants furent secrétaires d’intendance, l’un à la Rochelle, l’autre à Orléans. Quant à moi, j’entrai en qualité d’aspirant dans la marine royale ; mais mon attente fut trompée, et ma destinée tourna court. Je ne suis qu’un simple bourgeois campagnard, cultivant ses champs et sa vigne, et, quand je fouille à l’escarcelle, j’ai bientôt fait d’en trouver le fond. Le malheur est que j’ai beaucoup lu, beaucoup conversé avec les grands écrivains ; ils ont -mis dans mon cœur et dans mon esprit quelque chose qui n’est pas médiocre et qui me rend supérieur à mon sort. Et puis la Révolution est venue, je l’ai servie comme volontaire et j’ai senti passer sur ma tête comme le souffle d’une grande espérance. Hélas ! je me rends justice, je ne puis prétendre à rien pour moi-même ; mais ce que je voudrais devenir, l’enfant qui est là le sera, et quand je me penche sur son berceau, c’est mon ambition qui m’y sourit. Je lui ferai faire ses études, je prendrai pour cela sur mes maigres ressources. J’ai une maison à Saujon, je la vendrai ; j’ai à Bordeaux des amis à qui je rends des visites réglées, ces voyages sont coûteux, je ne les ferai plus, et, s’il le faut, je m’ôterai les morceaux de la bouche, on peut vivre en ne faisant qu’un repas par jour. Grâce à moi, mon fils sera quelque chose, et, Dieu nous vienne en aide, le bruit de son nom me paiera au centuple de toutes mes privations et de tous mes sacrifices. »
Ce que cet homme avait en tête, il le fit, et l’enfant l’y aida. Il fut envoyé au collège de Vendôme ; d’année en année il y croissait en sagesse. Son père disait de lui : « Dans toute sa vie, il ne m’a pas donné un seul chagrin. » C’était aller trop loin : étant tout petit, il lui avait causé une mortelle inquiétude ; pendant toute une matinée, il avait disparu. On le cherchait partout, on l’appelait à grands cris. Il y avait sans doute un puits dans le jardin ; quand les enfants disparaissent, c’est toujours dans les puits que les mères vont regarder. On commençait à désespérer, quand quelqu’un, entrant dans un grenier, y découvrit le fugitif, tranquillement assis parmi des paperasses jaunies, étalées autour de lui. C’étaient de vieux comptes de douane, qu’il déchiffrait et dévorait de grand appétit. Et voilà les miracles qu’opère l’amour naissant des dossiers ! Plus tard, à Vendôme, il causa à son père un autre genre d’inquiétude. Ce père très ambitieux voulait que son fils eût toutes les perfections, que, sans se relâcher de ses études, il donnât quelques heures aux arts d’agrément et surtout à la danse. Messieurs, cet aveu me coûte, votre confrère ne put jamais apprendre à danser.
De Vendôme il fut expédié à Paris, où il devait faire son droit. La correspondance qu’il entretenait de la grande ville avec ses parents, et qu’on a bien voulu me communiquer, nous le montre beaucoup plus occupé de littérature qu’on ne serait tenté de le croire. Il allait souvent au Palais pour y entendre M. Hennequin, dont il admirait l’éloquence toujours discrète, toujours mesurée, toujours polie. Mais il avait un autre maître, qu’il goûtait plus encore et qui l’a formé le premier, lui-même en témoigne, au grand art de l’improvisation. C’était un de vos anciens et de vos plus illustres secrétaires perpétuels, M. Villemain, dont il suivit ardemment les leçons à la Faculté des lettres, après l’avoir eu pour professeur à Charlemagne. Cet enseignement, aussi élevé que délicat, le ravissait et lui inspirait des fureurs de lecture. Son père insistait pour qu’il entrât dans une étude. Il s’en souciait peu. N’osant dire non, il faisait semblant de chercher un avoué, se plaignait de n’en pas trouver, comme si on ne trouvait pas toujours un avoué quand on le veut bien. Que ce mensonge lui soit pardonné ! Il a si peu menti dans sa vie !
En même temps il représentait à son père, chapeau bas, que l’étude de Racine est plus profitable à qui se destine à plaider que la meilleure étude d’avoué. Son bon sens lui avait fait reconnaître l’utilité de l’inutile et qu’en matière d’éducation il est faux que la ligne droite soit le chemin le plus court. Par un de ces contrastes dont je parlais en commençant, ce rude jouteur eut toujours une prédilection pour les génies harmonieux et doux. Il préférait Racine à Corneille, comme à toute autre musique celle de Mozart et de Haydn. J’ajoute qu’il fut toute sa vie idolâtre de Mme de Sévigné, ce qui donnait lieu à des querelles de famille. Nourri de Montesquieu, il avait puisé dans les grands écrivains du XVIIIe siècle les principes de sa foi politique et les générosités de son esprit ; mais il faut remonter plus haut pour trouver les modèles et les patrons sur lesquels il avait formé son style oratoire. Quand on étudie de près ses discours, à la pureté toujours châtiée de son langage, à la sobriété de l’expression, à la précision mâle et serrée du tour, il est aisé de reconnaître qu’il avait dans sa jeunesse beaucoup lu et relu les classiques, ce qui ne l’empêchait pas d’employer des demi-journées à arpenter la terrasse du bord de l’eau son code à la main, de fréquenter assidûment une conférence où il faisait merveille, de suivre avec une attention passionnée les débats des chambres, sans négliger le théâtre et les premières représentations. Il trouvait même du temps pour faire un doigt de cour à la muse ; elle lui dictait de petits vers dont il émaillait la prose de ses lettres. Ce n’était pas du Médoc, c’était un des petits vins de la Charente ; mais le vin du cru a bien son charme. Il avait déjà deviné ce qu’il disait plus tard, « que le droit comprend tout et que, pour le bien comprendre, il faut tout comprendre ». Dès ce temps-là, il s’était fait une loi de se lever à quatre heures du matin, estimant que c’est gagner beaucoup d’avance sur les autres hommes que d’avoir fourni le travail d’une journée à l’instant où ils commencent la leur. Jusqu’à la fin, il a prêché cette morale à ses secrétaires, à ses chefs de cabinet, à tout venant, aux imberbes comme aux barbes grises ; mais il a fait peu de conversions, et c’était un de ses griefs contre son siècle que de le voir se coucher à l’heure où lui-même se levait. Il en concevait quelque humeur, et se plaignait d’un ton chagrin que les salons et le boulevard perdent la France.
Ses études finies, obéissant, quoique à regret, au désir de son père, il quitta Paris pour aller se faire inscrire au barreau de Bordeaux. Où pouvait-il mieux, apprendre le métier si difficile, si périlleux, de la parole que dans cette belle et intelligente cité, qui a fourni tant d’hommes éminents à la politique de la Restauration, au milieu de cette pépinière de graves magistrats et d’habiles avocats, dans la ville des Ferrère, des Ravez, des Saget, des Lainé, des Martignac ? On a dit que M. Dufaure avait été un homme heureux, que les circonstances l’avaient bien servi. Il est certain que ce fils de la Saintonge a su trouver les occasions, mais il a dû souvent les attendre. À Bordeaux, ses commencements furent pénibles ; on eut quelque peine à l’accepter. En pleine audience, le ministère public le traita un jour d’étranger. On lui reprochait sa voix et sa démarche traînantes, la rudesse de son écorce, l’épaisseur de son sourcil, son œil demi-clos, qui tour à tour s’éteignait ou se rallumait brusquement. Peu soucieux de liaisons banales, cet homme d’approche difficile semblait tenir les familiarités à distance. Un matin, en sortant du tribunal, il s’avisa comme par miracle de donner le bras à l’un de ses confrères ; il en fut parlé dans tout Bordeaux. On se défiait aussi de ses opinions, qui tranchaient sur le royalisme bordelais. Enfin son talent même avait une liberté d’allures qui déroutait. En ce temps, toutes les plaidoiries étaient écrites ; lui seul plaidait sur notes. Les novateurs font toujours antichambre.
Il n’eut d’abord à plaider que de très petites affaires. Ses premiers clients furent des soldats, dont la plupart n’avaient sur la conscience que d’insignifiantes peccadilles, et en fait d’honoraires ne pouvaient offrir à leur défenseur que leur éternelle gratitude. L’un d’eux cependant, dans un beau mouvement de générosité, le supplia d’accepter ce qu’il avait de plus précieux au monde : c’était une mèche de cheveux que lui avait donnée sa payse. Je n’insiste pas sur le combat de délicatesse qui s’engagea entre ce généreux client et son jeune avocat, qui se faisait une conscience de le dépouiller d’un pareil trésor. Il avait peine à nouer les deux bouts et prenait sur son nécessaire pour se monter une bibliothèque. Son père s’impatientait, il s’était figuré que l’enfant prodige n’aurait qu’à paraître pour vaincre. Lui ne s’impatientait pas, il attendait son jour et, certain l’évènement, il faisait leur part aux déconvenues. Ayant toujours vécu loin de sa famille, son caractère avait mûri de bonne heure ; à vingt-cinq ans comme plus tard il ne se faisait point d’illusions, et son, courage savait s’en passer. « On s’imagine ici, écrivait-il à son père qu’il faut être Gascon pour mériter la gloire. » Il ne doutait pas qu’elle ne vînt. Il voyait déjà blanchir cette délicieuse aurore, si douce à des yeux pour qui la vie est encore une nouveauté dont ils savourent les surprises. Il lui fallut deux ans pour s’imposer, et, ce qui était sans exemple, il ne lui en fallut que dix pour être élu bâtonnier.
Il y a quelques semaines, un de ses vieux amis me disait à brûle-pourpoint : « Sans doute vous connaissez la Touvre ? » Je lui confessai en rougissant que je n’avais jamais vu la Touvre. — « Cette belle et limpide rivière, reprit-il, a ceci de particulier qu’elle est aussi large à sa source qu’à son embouchure dans la Charente et que dès sa naissance elle porte bateau. » Il ajouta : « Il en est du talent oratoire de M. Dufaure comme de la Touvre ; à peine, né, ce talent avait toute sa largeur et portait bateau. » — Messieurs, il ne faut rien exagérer. Si précoce qu’on soit, personne ne se soustrait à la loi sévère des apprentissages, et que de choses n’est-il pas nécessaire d’apprendre pour devenir le maître absolu de sa parole ! M. Dufaure est demeuré jusqu’en 1834 à Bordeaux, il y plaida encore par intervalles lorsqu’il était député. Après le coup d’État, il se fit inscrire au barreau de Paris, où il tint une des premières places jusqu’en 1870. Quand on compare ces deux périodes de sa longue carrière d’avocat, on y sent quelque différence. À Bordeaux, il avait des défauts de jeunesse, il sacrifiait au goût du temps, il déclamait quelquefois. Oserai-je trancher le mot ? Il faisait des phrases. M. Villemain lui avait dit un jour à Charlemagne : « Vous avez de l’emphase, mon ami ; ne vous gênez pas ; l’emphase est un bon commencement pour un jeune homme. » Oh ! qu’il l’a bien dégorgée depuis ! Et sans doute Racine et Pascal l’y ont aidé.
Ce qu’il faut accorder, c’est que dans ses plaidoiries de l’époque bordelaise s’annoncent déjà toutes ses qualités maîtresses. L’emphase exceptée, il n’a rien eu à changer à son naturel, il n’a eu qu’à se laisser croître. Voltaire disait, après avoir défendu Calas et Sirven : « J’ai la vanité de croire que Dieu m’avait fait pour être avocat. Je vois que dans toutes les affaires il y a un centre, un point principal contre lequel toutes les chicanes doivent échouer. » Il serait impossible de mieux définir l’éloquence de votre éminent confrère. Personne ne savait comme lui dépouiller un dossier, y démêler d’un coup d’œil les pièces principales, et en extraire la moelle, se pénétrer d’une affaire jusqu’à se l’incorporer, sans la grossir et sans jamais souffrir qu’on la diminuât. Puis à l’audience il circonscrivait avec soin le débat dans ses limites naturelles, en écartait les hors-d’œuvre, les bagatelles et les broussailles, expliquait sa cause de telle sorte que l’exposer, c’était l’avoir discutée, s’acheminait vers le point de la question sans se presser, mais d’un pas sûr et comme fatal, s’installait victorieusement au cœur de la place comme dans un lieu fort, qu’on hérisse de bastions pour le rendre imprenable et d’où l’on fait des sorties meurtrières sur l’assiégeant. Au surplus, mépriser tous les petits moyens, les voies obliques, les amplifications inutiles, les grâces postiches, puiser tous ses arguments dans les entrailles du sujet, porter dans la discussion cette chaleur d’âme sans laquelle on ne fait rien de grand, mais subordonner toujours l’émotion à la puissance du raisonnement et d’un bon sens orné de sa seule clarté, enfin, à l’instant décisif, frapper un de ces grands coups qui déconcertent l’adversaire, qui forcent les convictions et font courir dans l’âme d’un juge le frisson de l’évidence, tel était le procédé de M. Dufaure.
Je me trompe, il n’avait point de procédés, il avait ce qui vaut mille fois mieux, une méthode. Depuis l’astre naissant qui semble chercher à tâtons son chemin dans l’espace jusqu’à la plante soulevant la pierre de son tombeau pour apparaître au jour qu’elle semblait fuir, toutes les choses de ce monde obéissent à une mystérieuse logique, dont elles ignorent le secret. Pareillement, qu’il s’agisse d’un poème, d’un drame ou d’un plaidoyer, tout sujet a aussi la sienne, qui est inexorable. S’il est beau de savoir la découvrir, il n’est pas moins méritoire de lui soumettre ses fantaisies, et jamais Démosthène n’est si grand que quand Démosthène se tait pour laisser parler les choses. On a dit que M. Dufaure avait éminemment l’éloquence des affaires ; il avait su reconnaître que les affaires sont éloquentes, et lui aussi se taisait pour les laisser parler. Cette méthode qu’il avait acquise à Bordeaux, il n’eut garde de s’en défaire à Paris ; mais il se perfectionnait sans cesse dans son art, et les illustres clients qu’il eut à défendre, les causes mémorables qui lui furent confiées et qui sont présentes à votre souvenir, contribuèrent à donner une élévation croissante à son talent. D’autres avaient plus d’éclat, d’autres avaient du clairon dans la voix et ces emportements subits de passion ou de génie qui portent le trouble dans les cœurs et font trembler la terre ; personne n’avait plus d’autorité que lui, et d’année en année cette autorité grandissait, d’année en année sa parole avait plus de poids et tombait de plus haut. Continuellement aussi, plus sévère à lui-même, il se contraignait à produire les plus grands effets par les moyens les plus simples. Un mot qui n’a l’air de rien, placé à son endroit, s’y trouvait tellement en situation qu’il faisait évènement dans son discours. Consultez, Messieurs, les auteurs dramatiques vos confrères, ils vous diront que c’est à de tels moyens qu’ils doivent leurs plus grands succès.
Le régisseur de Vizelle représenta plus d’une fois à M. Dufaure que l’eau-de-vie qu’on fabriquait chez lui serait moins dure si on y mêlait, comme cela se pratique partout, un peu d’eau distillée. Il le renvoya bien loin, cette proposition et ce mélange lui semblaient criminels. Il n’était pas moins jaloux de la pureté de sa parole que de celle de son eau-de-vie. La vérité est souvent dure aux oreilles ; il se serait fait une conscience d’en adoucir par aucun frelatage la sainte âpreté. Ce puissant logicien, cet admirable orateur avait la suprême franchise, la parfaite probité du talent. Il n’a jamais sacrifié aux effets d’audience la question de droit, de procédure ou de fait, ni surpris la bonne foi d’un juge par des moyens subreptices. Mais je dois convenir qu’il avait un défaut grave pour un avocat, défaut rare au Palais : il n’aimait pas les mauvaises causes, il les laissait à ceux qui les adorent. Ennemi de tout subterfuge, de tout escamotage, il était peu fertile en ressources et en expédients pour sauver le vice d’une affaire douteuse ; au contraire, il désespérait les avoués par ses doutes, par ses objections. Avant de convaincre les autres, il éprouvait le besoin de se convaincre lui-même. Mais, aussitôt qu’il avait assis son jugement, comme il rachetait ses indécisions par l’énergie de son parti pris ! Et comme il s’entendait à persuader un président sceptique par l’accent vigoureux de son honnêteté ! On pouvait faire sonner son éloquence sur le marbre, cette précieuse monnaie était toujours au titre légal.
Cette même probité lui inspirait du dégoût pour ce qu’il appelait « les calomnies de la discussion ». Il n’incriminait les intentions de personne. Mais avait-on l’imprudence de suspecter les siennes et de le prendre, à partie, sa fierté se gendarmait, il rabrouait l’insolent. Quelle verdeur dans la riposte, quelle rudesse dans l’ironie ! et qu’il avait la dent cruelle ! Au Palais comme dans les Chambres, ses coups de boutoir étaient redoutés. Un de ses confrères, qui venait pour la première fois de plaider contre lui, s’écriait, tout froissé et meurtri de cette rencontre : « Il m’a semblé que le monolithe de la place de la Concorde se laissait tomber sur moi. » M. Berryer de son côté disait de lui : « C’est une citadelle qui marche. » Et si vous me permettez de citer dans cette enceinte un mot plus familier, à la fin d’une importante discussion, comme il descendait de la tribune, un de ses vieux amis, incorrigible montagnard, traversa la salle pour lui dire à l’oreille : « Vieux sanglier, tu m’as fait peur. » Il le regarda entre ses cils, et lui tendant la main : « Tu sais bien que pour toi le sanglier est sans défenses. »
Être un grand avocat, cela peut suffire à la gloire d’un nom, et cependant, si M. Dufaure n’avait pas été autre chose, il n’eût pas cru remplir sa destinée. Dès sa jeunesse, il s’était intéressé passionnément aux affaires publiques ; quand il fut en âge de se connaître, il se sentit, capable d’y jouer un rôle. Ce fut en 1834 que le collège de Saintes l’envoya à la Chambre. Ce bâtonnier aborda la tribune avec toute l’émotion d’un débutant. Se défiant de lui-même, il avait choisi un sujet fort modeste. De quoi s’agissait-il ? D’un projet de loi « sur les fruits pendants par racine ». Il eut bien vite de quoi se rassurer ; en peu de temps il se fit une situation considérable par sa prodigieuse puissance de travail, aussi bien que par son étrange habitude de ne parler jamais que de ce qu’il savait. Je lis dans une lettre inédite qu’il adressait en 1846 à Alexis de Tocqueville quelques lignes où il se peint mieux que je ne saurais le faire : « Je ne crois pas, lui écrivait-il, qu’en nous livrant à l’étude assidue, active, sincère de toutes les questions que notre temps est appelé à résoudre, nous fassions une œuvre stérile. Il me semble que nous serons utiles, ne fût-ce que par l’exemple que nous donnerons d’étudier les choses en elles-mêmes, pour elles-mêmes, de les mettre bien au-dessus des hommes, qui ne sont ni assez grands pour être adorés, ni assez méchants ou assez petits pour être haïs ou méprisés. » L’étude des questions à l’ordre du jour était devenue sa passion favorite. Il y portait toutes les aptitudes d’un homme qui depuis longtemps sait contraindre un dossier à lui livrer ses secrets et les lois à lui révéler leur vrai sens. Aussi excellait-il dans l’art de diriger et de résumer les travaux d’une commission ; quelques-uns de ses rapports sont de véritables monuments. Je ne veux rappeler ici que la part qu’il eut à l’élaboration et au vote de la fameuse loi de 1842, qui par un heureux artifice associait dans la construction des grands réseaux de nos chemins de fer l’industrie- privée, l’État et les communes. Cette loi, fort admirée hors de France, est l’une des plus précieuses que nous ait léguées la monarchie de Juillet. Nous la décrions aujourd’hui, nous sommes prêts à en faire bon marché, car il est écrit que si nous étonnons quelquefois le monde par l’excès de notre confiance en nous-mêmes, nous l’étonnons plus souvent encore par nos ingratitudes envers notre passé.
S’il cherchait avidement à s’instruire, le nouveau député n’avait pas à chercher ses opinions ; elles étaient dans son sang. Les grandes carrières politiques, Messieurs, nous offrent des commencements et des fins bien différentes. Il y a des violents qui, par l’effet des circonstances ou du travail sourd des années, s’apaisent et se modèrent ; il y a des modérés qui s’aigrissent, s’exaltent et deviennent des violents. M. Dufaure était né raisonnable, et raisonnable il a toujours été ; la modération de l’esprit était son partage et son lot. Quelqu’un définissait ce libéral un conservateur de tempérament, qui fait de l’opposition par humeur ; disons plutôt par caractère et par principes. Sans contredit, le propriétaire de Vizelle était très conservateur. Il ne pouvait contempler sans attendrissement ses ormeaux centenaires, et, dans chaque bail qu’il passait avec un nouveau métayer, il lui intimait la défense d’entretenir des chèvres, redoutant les caprices de l’animal grimpant, son esprit d’aventure et sa dent vorace. Durant toute sa vie, il a chéri les vieux arbres comme les vieux murs et redouté ces chèvres politiques qui s’attaquent effrontément aux vieilles institutions et aux vieilles disciplines. Il n’est pas moins certain que les cabinets conservateurs l’ont trouvé plus souvent parmi leurs adversaires que parmi leurs partisans, et quel ennemi dangereux ! M. Thiers disait « Il y a deux choses qui rendent difficile l’exercice du pouvoir : c’est au dehors la malveillance de l’Angleterre et au dedans l’hostilité de Dufaure. »
C’est que ce conservateur avait l’amour des réformes utiles et la haine des intrigues qui les retardent. C’est que cet homme de droiture antique poussait jusqu’à la passion le goût du correct, et que les meilleurs gouvernements ont des incorrections à se reprocher. C’est que ce talent fier était impatient de toutes les servitudes, qu’il ne se laissait pas lier à un parti, encore moins à un homme, et que son libéralisme aussi tenace qu’ombrageux se méfiait du pouvoir personnel sous toutes ses formes, même la plus inoffensive. On l’a toujours vu prêt à défendre ses franchises, et quiconque y attentait s’exposait à ses haut-le-corps. Sûrement M. Guizot pensait à lui, en parlant, dans un passage de ses Mémoires, de certains députés du tiers parti, « d’un esprit distingué, consciencieux dans leurs hésitations, indépendants jusqu’à la manie, et à qui l’empire du chef éminent du centre gauche, M. Thiers, ne plaisait guère ». L’indépendance absolue du caractère est un grand embarras en politique, elle est gênante pour tout le monde, mais assurément c’est de toutes les manies la plus respectable. Ne souhaitons pas que toutes les fiertés s’apprivoisent, que tous les cols raides s’assouplissent, que toutes les bouches apprennent à goûter le mors, et hâtons-nous d’ajouter qu’en attaquant un cabinet qui n’avait pas ses sympathies, M. Dufaure s’est toujours abstenu de lui faire des conditions qu’il n’eût pas acceptées pour lui-même. Il ne voulait pas que son parti fût jugé « propre à tout critiquer, impropre à gouverner, ni que les opinions soutenues sur les bancs de la Chambre fussent un de ces bagages dont il faut se débarrasser en entrant au pouvoir ». Quand il y est entré lui-même, il n’a rien eu à rétracter, il a pu s’épargner l’humiliation des désaveux ou la fatigue des apologies sophistiques. Il n’avait eu garde de se condamner par avance au douloureux supplice de se sentir impuissant le jour où l’on devient responsable.
M. Dufaure a été six fois ministre, et on assure qu’il ne l’a jamais été sans se plaindre de la lourde tâche qui lui incombait, sans prétendre qu’il était fait pour autre chose, pour être marin, par exemple, ou jardinier. On assure encore qu’étant garde des sceaux, il dit un jour : « Savez-vous ce que je ferai demain ? Je me nommerai juge de paix dans un village et on n’entendra plus parler moi. » Quoiqu’il ait composé dans le temps un admirable rapport sur la marine qui fit sensation à Toulon, comme à Brest et à Cherbourg, je doute qu’il fût jamais parvenu à commander passablement une frégate, et, quel que fût son goût pour la serpette, je me demande, ayant eu à ce sujet les confidences perfides de son jardinier s’il aurait jamais fait de grands progrès dans la taille des rosiers pompons. En revanche, je suis persuadé qu’il eût fait un juge de paix sans pareil ; mais je suis également convaincu qu’un portefeuille n’était nulle part mieux placé qu’entre ses mains. En dépit de ses doléances, il aimait le pouvoir, et quiconque le recherche ou l’accepte serait inexcusable de ne pas l’aimer. Je me suis laissé dire que, lorsqu’il reprenait possession de la chancellerie, il avait en y rentrant l’air d’un propriétaire qui parcourt des yeux sa maison où un intrus a pénétré, et qu’il se plaignait d’un ton d’humeur qu’on lui avait changé ses dossiers de place. Oui, il aimait le pouvoir ; mais, pour le conserver plus longtemps, il n’a jamais fait à son parti le sacrifice d’une seule de ses objections et d’un seul de ses scrupules.
Chose singulière, ceux qui ne jugent que sur les apparences auraient pu le croire versatile, et c’est une injure que personne ne lui a faite. Après avoir eu le portefeuille des travaux publics sous le roi Louis-Philippe, il a été le ministre de l’intérieur d’un général républicain et à quelques mois de là d’un prince-président. Plus tard, sous une seconde république, on l’a vu garde des sceaux de M. Thiers, puis de M. le maréchal de Mac-Mahon, et enfin président du conseil. Et pourtant il a pu servir des régimes si dissemblables sans se manquer à lui-même, sans faillir à l’immuable constance de ses principes.
Faut-il vous dire son secret ? Que pourrais-je vous apprendre ? Vous savez que sous la monarchie de Juillet on lui reprochait de répéter trop souvent soit à la tribune, soit dans les couloirs, ces mots sacramentels « Mes amis et moi. » Vous savez qui étaient ses amis, et qu’avec des nuances diverses MM. de Beaumont, Vivien, de Tocqueville, d’autres encore, professaient des doctrines toutes pareilles aux siennes, qu’ils étaient tous en communion de sentiments et d’idées. Dans ce groupe qui rêvait peut-être de se transformer quelque jour en cabinet, ou pour mieux dire, dans cette petite église, on ne goûtait pas beaucoup la démocratie, mais on croyait à son avenir, à son inévitable avènement. On estimait et on disait que « la destinée de ce monde marche par l’effet, mais souvent au rebours des volontés qui la produisent, de même que le cerf-volant chemine par l’action opposée du vent et de la corde ». On estimait aussi que la corde casse quelquefois, que le dernier mot reste au vent et qu’il faut compter avec les tempêtes. L’un des amis de M. Dufaure écrivait, en 1850, dans un livre qui n’a pas été publié : « Notre histoire de 1789 à 1830, vue de loin et dans son ensemble, ne doit apparaître que comme le tableau d’une lutte acharnée entre l’ancienne aristocratie et la classe moyenne. 1830 a clos cette première période de nos révolutions ou plutôt de notre révolution, car il n’y en a qu’une seule, la même à travers des fortunes diverses, que nos pères ont vue commencer et que selon toute vraisemblance nous ne verrons pas finir. » Celui qui écrivait ces lignes ne pensait pas que le triomphe des classes moyennes et de la royauté qui leur était chère fût le dernier mot de la révolution, et il disait qu’il ne faut pas confondre la fin d’un acte avec la fin de la pièce.
Messieurs, il n’y a que les amoureux qui se lient à jamais et qui, dans leurs serments, engagent l’éternité. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’être amoureux en politique, et les hommes distingués dont je parle ne l’étaient point. L’amour suppose d’habitude un peu d’illusion, ils n’en avaient pas. Ils doutaient de l’éternelle durée d’un ordre public qui leur plaisait, et ils croyaient démêler dans les brumes de l’horizon quelque chose qui leur plaisait peu et qu’un vent d’orage leur amenait à tire-d’aile. Ils pensaient qu’il faudrait bien s’en accommoder et s’arranger avec la destinée. Aussi bien, ils ne tenaient qu’à l’essentiel : la forme particulière des institutions et le visage des hommes ne leur importaient guère. À leur loyauté se mêlait un certain détachement de cœur, dont leur clairvoyance était à la fois et la cause et l’excuse. Vous savez que M. Dufaure n’a pris aucune part à la campagne des banquets. Il n’a jamais conspiré, mais les amoureux lui reprochaient de se consoler, de ne prendre jamais que le petit deuil. Après que la royauté eut sombré, il ne pensa plus qu’à s’associer à ceux qui dans ces temps de confusion s’occupaient de procurer à la France une république habitable. Pourvu qu’un régime consacrât le grand principe de la souveraineté de la nation, s’exerçant par une délégation régulière, et assurât d’égales garanties à l’ordre et à la liberté, il pouvait le servir. Quand parut un gouvernement qui avait sa raison d’être, mais qui, sacrifiant la liberté à l’ordre, remplaçait les institutions par la tutelle d’une volonté solitaire et silencieuse, autorisée de temps à autre par des plébiscites, il rompit tout net avec César, il secoua la poussière de sa vieille robe d’avocat, il lui rapprit péniblement son métier, et, le front haut, mais le cœur gonflé d’amertume, ce vaincu qui n’avait pas mérité sa défaite fut pendant vingt ans le prisonnier de ses regrets. Hélas ! pour l’en affranchir, pour le rendre à la vie publique, il ne fallut rien moins que d’effroyables catastrophes, qui ne pouvaient laisser dans son âme de patriote aucune place au triomphe des rancunes satisfaites, à la joie d’une délivrance achetée par le démembrement de son pays et par des larmes de sang.
C’est depuis 1871 que M. Dufaure a rempli les premiers rôles et exercé sur nos affaires publiques une action considérable, souvent décisive. Croirons-nous que, pour la première fois de sa vie, cet homme d’un si grand sens se fût épris d’une chimère ? Il aspirait à concilier le régime républicain avec toutes les conditions d’un grand gouvernement régulier, la démocratie avec les usages et les mœurs parlementaires, le suffrage universel avec les opinions modérées, l’esprit de réforme avec le respect des traditions, qu’il défendait contre toutes les lois de passion ou de fantaisie. Il rêvait de raffermir le pouvoir et par là de rendre à la nation tout son ressort ; mais il entendait aussi que ce pouvoir fort et vigilant s’abstînt de toute ingérence indiscrète, oppressive ou tracassière. Quelqu’un avait dit avant lui : « Fuyez la manie ancienne de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire librement ce qui ne nuit pas à autrui ; rendez à leur liberté tout ce qui n’est pas nécessaire à l’autorité publique. » Qui avait dit cela ? Maximilien Robespierre ; et c’est ainsi que M. Dufaure s’est trouvé d’accord avec Robespierre, une fois et par hasard.
Les uns l’ont accusé de faire trop de concessions à l’esprit nouveau, les autres de n’en pas faire assez. Dieu me garde d’entrer dans ce débat ! Je désire rappeler seulement que, pendant l’un de ses ministères, son ami Vivien lui écrivait : « Votre situation est politique, mais votre caractère ne l’est pas. » Lui-même en convenait, et j’en conviendrai après lui, mais non sans faire mes réserves.
Le politique de profession, Messieurs, qu’il s’appelle Pitt ou Mazarin ou de tout autre nom, est un être d’une trempe particulière, un être à la fois très passionné et très indifférent. Possédé de son idée, à laquelle il rapporte tout et qui a sur lui pouvoir d’épouse et de maîtresse, sa santé, son bonheur, ses habitudes, ses amitiés, le repos de ses jours et de ses nuits, il est prêt à lui tout sacrifier. Mais, pourvu que ses desseins s’accomplissent, pourvu qu’il travaille à la grandeur de son pays ou au triomphe de son parti, peu lui importent les moyens, et il ne faut pas lui demander d’être très délicat dans le choix de ses instruments. Il les prend où il les trouve, c’est-à-dire fort souvent dans d’assez vilains endroits. Il distingue les hommes, quant à lui, en animaux ou nuisibles, ou utiles, ou inutiles, et il range parmi les inutiles une foule d’honnêtes gens. En revanche, il se résigne facilement à accepter ou à subir les bons offices de gens un peu suspects ; il consent à répondre d’eux et parfois à les couvrir. Il n’est pas douillet ; quand il a touché certaines mains, il en est quitte pour laver les siennes, et, s’il sait le grec, il se rappelle le mot du grand comique qui a dit qu’il ne faut pas gouverner pour les coquins, mais qu’il est bien difficile de gouverner sans eux. Ah ! Messieurs, si les honnêtes gens avaient toutes les vertus actives des drôles, c’est bien alors que ce monde serait le meilleur des mondes !
M. Dufaure possédait quelques-unes des qualités qui font le politique. Sa parfaite droiture s’alliait à une finesse de raison et souvent de conduite, qui ne se laissait point duper. Il y joignait la passion, comme le prouvaient dans les importantes rencontres le frémissement de sa lèvre, le tremblement de ses mains noueuses et la flamme de son regard. Ce vieillard toujours vert, toujours indomptable, ne connaissait pas la fatigue ; il maniait sans effort ce lourd marteau de sa parole qui faisait pénétrer le clou dans la tête la plus rebelle, et les combats corps à corps n’étaient point pour lui déplaire. À l’humeur batailleuse il unissait les longues patiences. Dans les cas épineux, il cherchait des échappatoires, des atermoiements pour donner à la passion des autres le temps de se lasser. Comme ce fameux appointeur de procès dont un immortel écrivain a célébré la gloire, il savait que les différends « verts et crus » ne s’accommodent point, qu’il faut les prendre, « sur leur fin, bien mûrs et digérés ». Il laissait les plaideurs jeter tout leur venin et les attendait à repentance.
Mais en mainte occurrence la temporisation ne sied pas, dans notre siècle surtout où ce qui manque le plus, c’est le temps, et M. Dufaure devait compter avec ses scrupules, se mettre en règle avec ses objections. Il n’avait ni le don de la décision rapide, ni celui de traiter avec les hommes, de les séduire, de les gagner par des caresses, de les amuser par des espérances. Il n’a jamais pu se persuader qu’il y eût une morale publique, différente de la morale privée. Il ne consentait pas à devenir l’obligé d’un drôle, ni à faire de nécessité vertu. Il avait en aversion toute la race des solliciteurs, des écornifleurs de places, des intrigants, et il n’était pas maître de ses mépris, il les laissait monter librement de son cœur à ses lèvres. Au risque de compromettre l’avenir, il se contentait d’avoir raison, et trop souvent il était un solitaire au pouvoir. Mais quel ministre il eût fait en des temps réguliers et tranquilles, à la tête d’un gouvernement bien assis, tout occupé des vrais intérêts de la France ! Il a dit plus d’une fois combien il faisait peu de cas des lois politiques, combien il leur préférait les lois d’affaires, au service desquelles il mettait sa merveilleuse activité d’esprit, l’exactitude de son jugement et son génie de jurisconsulte, accoutumé à joindre les grandes vues aux détails.
Messieurs, ses ennemis les plus ardents n’ont pu lui refuser leur estime, et, plus sa politique était discutée, plus son caractère semblait respectable. À la vénération qu’il inspirait se mêlait un certain étonnement, tant ses allures et ses habitudes tranchaient sur les nôtres. Cet homme si contenu, si réservé, si dédaigneux du tapage et de la montre, apparaissait comme le débris d’une espèce perdue et se trouvait déplacé dans une société à laquelle ne déplaisent ni le tapage, ni les charlatans, ni les batteurs de grosse caisse, experts en l’art d’attirer le chaland dans leur baraque. Un siècle qui ne connaît pas de pire ennemi que l’ennui et pardonne tout, pourvu qu’on l’amuse, admirait comme un phénomène cet homme qui ne s’ennuyait jamais sans jamais s’amuser, et on oubliait que si la gaieté française est l’aiguille qui fait passer le fil, le Français grave est le plus grave de tous les hommes, témoin les doctrinaires, les jansénistes, les huguenots et la grande ombre de l’Hôpital. L’inflexible régularité de sa vie causait des surprises à notre relâchement, sa modestie étonnait l’inquiétude de nos vanités, sa fidélité à lui-même étonnait nos inconstances. Il lui semblait tout simple de ne pas changer. N’avait-il pas dit dans son plaidoyer pour le marquis de Flers : « Les sentiments, les convictions ne changent pas en un jour, et l’on peut s’affirmer à soi-même ce qu’on croyait, ce qu’on pensait il y a six ans, dix ans, vingt ans passés » ? Vraiment il en parlait à son aise. Combien en est-il parmi nous qui pourraient se rendre un pareil témoignage ?
Je le disais en commençant, ce grand homme de bien était une des figures de ce temps, et voici ce qu’il y avait en lui de tout particulier : il était de deux siècles à la fois. Par ses principes politiques il appartenait au nôtre, tandis que par son caractère, par les procédés et les habitudes de son esprit, il ressemblait à un parlementaire d’avant 89 et pouvait passer pour le dernier survivant de cette vieille bourgeoisie française, qui n’est plus qu’un souvenir. Ne souffrons pas, Messieurs, qu’on calomnie la France ni qu’on prétende que l’esprit constitutionnel est un produit exotique, qui nous a été apporté d’outre-Manche. Bien avant la Révolution, il y a eu chez nous des hommes qui passaient leur temps à défendre la loi contre les fantaisies et contre les rapines, des hommes corrects, chicaneurs, processifs quand il le fallait, qui, toujours à cheval sur leur droit, se gardaient d’entreprendre sur celui des autres, et c’est ce qui fait les âmes libres. L’Angleterre n’a jamais inventé rien de mieux. Ces parlementaires, ces bourgeois d’autrefois avaient leurs défauts qu’on leur pardonne aisément. Modestes autant que fiers, ils associaient à l’amour du contrôle, à l’habitude d’un sévère examen, une prudence circonspecte, une timidité consciencieuse et savante, qui les arrêtait sur le bord des aventures. Ils ne mettaient pas tout en discussion, il y avait pour eux des questions réservées, ils n’avaient aucun goût pour le fruit défendu. Il est bon et même nécessaire qu’il y ait dans le monde des curiosités intrépides, des imaginations chercheuses, des audacieux, des explorateurs de régions inconnues, que n’épouvantent ni la lassitude des longues étapes, ni l’essoufflement des ascensions, ni les précipices béants, ni les hautes cimes et leurs vertiges. Mais il convient aussi qu’il y ait des esprits contenus et discrets, moins soucieux de théorie que d’applications, fidèlement attachés aux idées moyennes, lesquelles sont après tout les plus profitables au gouvernement des sociétés, car il pourrait bien se faire que le lieu-commun fût le fond de la vie. Ces bourgeois d’une intelligence pondérée et de mœurs régulières ne se piquaient pas de pousser les choses à l’extrême. Ils savaient dans la pratique concilier les contraires, et une inconséquence les effrayait moins qu’une exagération. Comme ce Romain qui préférerait le petit livre des Douze-Tables à tous les écrits des métaphysiciens, ils portaient dans tous les débats l’esprit légal. Ils protégeaient les libertés civiles contre l’Église et leur foi contre les sarcasmes des mécréants ; la religion, qui dans notre siècle n’est trop souvent qu’un roman sombre ou fade, était à leurs yeux une discipline bienfaisante de la conscience dont ils sentaient le besoin et pour eux-mêmes et pour les autres.
M. Dufaure était de leur race et de leur lignée. Il pouvait se retrouver dans tel ou tel de ces hommes modestes qui se connaissaient en vraie grandeur et qui ont figuré parmi les plus utiles artisans de notre histoire. Comme eux, il fut toujours le zélé protecteur des idées moyennes. Comme eux, il avait la passion de l’ordre, de la règle, la haine des opinions outrées, la défiance des aventures. Comme eux, il avait une foi tranquille et raisonnable, et, goûtant aussi peu la bigoterie, les petites pratiques, la piété intrigante ou tracassière qu’une métaphysique à précipices, fidèle à ces sentiments religieux qui, disait-il, « doivent vivre au fond du cœur et y vivre avec une certaine pudeur sans s’étaler au grand jour », il n’a pas craint, dans un de ses derniers et de ses plus beaux discours, de payer son tribut d’hommages à la grande mémoire du défenseur de Calas.
Tel il avait vécu, tel il est mort, conservant jusqu’à la fin l’équilibre de sa pensée, de ses facultés et de ses goûts. Il avait toujours aimé à voir clair en toute chose. Aux premières atteintes de la maladie cruelle qui devait l’emporter, il interrogea secrètement un livre de médecine ; il sut à quoi s’en tenir, que son mal était de ceux qui ne pardonnent pas. Un stoïcien disait que nous devons sortir de la vie comme d’une chambre dont la cheminée fume. Votre confrère avait connu, lui aussi, ces âcres fumées qui font pleurer. Il ne laissait pas d’aimer la vie, il avait des raisons de l’aimer. Il s’en détacha tranquillement, sans impatience et, si je l’ose dire, sans perdre terre un seul instant. Jusque dans son agonie, il avait toute sa tête, toute sa connaissance. Il eut le bonheur de ne pas s’en aller par pièces et par morceaux ; quand la mort vint, elle le trouva tout entier.
En vérité, je m’en veux de n’avoir pas dit encore que cet homme de combat, qui faisait peur à ses ennemis et quelquefois à ses amis, fut toujours irréprochable dans ses affections, avec quel empressement il accueillit les jeunes gens qui donnaient des espérances et dans lesquels il voyait poindre une fortune politique, mais surtout combien il était tendre, doux, attentif pour tous les siens. Plus sa famille croissait, plus son cœur s’élargissait aussi pour faire leur part aux arrivants, et les derniers venus y avaient des places d’honneur. Et pourquoi les grands batailleurs n’auraient-ils pas des entrailles de patriarches ? Jacob, qui aima tant Rachel et ses douze fils, ne s’est-il pas battu toute une nuit contre Dieu, jusqu’à ce que l’aube parût et que sa hanche fût démise ? Votre confrère venait de perdre la femme d’un rare mérite qui avait eu toutes ses confidences, qui avait été plus d’une fois son conseil. Il était partagé entre l’espoir de la retrouver et le chagrin de quitter ses chers enfants. Jusqu’à son dernier soupir, toutes ses affections furent présentes à son esprit et à son lit de souffrances. Il n’oubliait pas Vizelle, il recommandait à l’un de ses fils de conclure l’achat d’une métairie qui était resté pendant. Il oubliait bien moins encore son pays, sa France bien-aimée. Il disait à l’un de ses amis politiques : « J’ai fait un retour sur le passé, nous ne devons nous repentir de rien, nous avons fait ce que nous devions faire. » Il ajoutait : « Dieu veuille que mon successeur au Sénat soit un homme raisonnable ! » Peu après, il se faisait apporter une rose, pour l’offrir en souvenir à une personne de sa famille qui la gardera comme une relique.
Cependant la terrible ouvrière qui l’avait pris à partie poursuivait sourdement son travail ; déjà la mort lui faisait sentir ses approches. Il avait dit à sa fille « Il me semble que je me dégage de plus en plus de moi-même. » Enfin, quelques heures avant de se reposer dans l’éternel silence, recevant les adieux d’un de ses anciens confrères, devenu bâtonnier, dont il estimait le caractère et le talent, il prononça d’une voix encore ferme ces mots si humbles et si touchants : « Je vous remercie d’avance du témoignage que vous me rendrez après ma mort et qui sera toujours au-dessus des mérites d’un homme secondaire tel que moi. »
Ah ! Messieurs, vous ne consentirez jamais à prendre à la lettre cette parole d’un mourant, et, quand vous y consentiriez, puisse la France avoir souvent pour serviteurs des hommes secondaires de cette taille, de cette éloquence et de cette vertu !