Discours de réception de Pierre Laujon

Le 24 novembre 1807

Pierre LAUJON

M. Laujon ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Portalis , y est venu prendre séance le mardi 24 novembre 1807, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Mon ardeur à solliciter vos suffrages vous a prouvé que l’âge n’éteint pas en nous le désir de la gloire.

C’est dans cette gloire que l’homme de lettres entrevoit le prix le plus flatteur, le plus éclatant de ses veilles ; c’est cette gloire qui, dès votre institution, Messieurs, devenue le plus bel apanage de votre illustre compagnie, la rendit dépositaire de tous les genres de poésie et d’éloquence.

C’est cette gloire, enfin, qui, dans le cœur d’un octogénaire, étouffant le sentiment intérieur de sa faiblesse, et ne cessant d’éblouir ses yeux par l’éclat qu’elle se plaît à répandre sur l’importance de vos travaux, le flatta de l’espoir d’être un jour admis à les partager.

S’il est plus d’un cœur qu’elle abuse, en est-il un qu’elle ne séduise ? Un vieillard est aisément crédule, et principalement sur ce qui le flatte ; on excuse plus facilement en lui les désirs indiscrets ; le temps lui rend plus chers les moments qu’il achève de lui compter : il y avait urgence.

J’osai donc me permettre mon dernier acte de témérité ; oui, Messieurs, j’osai vous annoncer, en tremblant, le but ambitieux auquel j’aspirais. Quelle fut ma surprise et ma joie, de me voir accueilli par nombre des suffrages ! Je touchais presque au moment d’atteindre à ce but si désiré : l’indulgence avait parlé pour moi : le talent la fit taire et prévalut.

M. Dureau-Delamalle… (pardon de réveiller, en le nommant, vos regrets de sa perte), l’élégant traducteur de Tacite, l’homme célèbre qui nous fit le mieux connaître les beautés de cet illustre historien, me fut préféré : je m’y devais attendre ; mais, ce dont j’étais loin de me flatter, il me laissa la douce consolation d’avoir soutenu la concurrence.

Cette heureuse rivalité, qui m’avait fait voir de si près le bonheur, m’en avait mieux fait sentir le prix ; en relevant mon espoir et mon courage, elle servait d’aliment à votre bienveillance, justifiait mes démarches, et m’offrait un titre que, dans la dernière lice qui s’est ouverte, je pouvais seul présenter à mes nombreux compétiteurs :si des succès plus brillants signalaient leur carrière, vous n’avez considéré dans la mienne que l’avantage de les avoir précédés.

C’est à cette double considération Messieurs, que j’étais redevable de vos premières faveurs ; mais quoiqu’elles eussent revivifié mes faibles talents, quoiqu’elles les eussent même ennoblis à mes yeux, ces premières faveurs, dis-je, ne m’avaient encore servi que d’encouragement ; les dernières, en m’élevant à la place glorieuse que j’ambitionnais, ne me laissent rien à désirer.

Jugez, Messieurs, combien je vous dois de reconnaissance. Mais qu’il est aisé de la sentir et difficile de l’exprimer ! Plus mon cœur en est rempli, moins il suppose à mon esprit l’art et la force de lui servir d’interprète, lui qui, suivant son essor sans guide, avait toujours connu le besoin de trouver des modèles dans la société des vrais arbitres du goût : et vous savez, Messieurs, que je suis à peine admis à la communication de tant de lumières.

Présenté par vous, monsieur le président, dont la plume exercée donne à tous les objets qu’elle trace les couleurs qui leur appartiennent ; dont le style, tantôt simple, tantôt élevé, conserve toujours autant de pureté que d’harmonie : l’employez-vous aux Études de la Nature, varié comme elle, il fait mieux ressortir la diversité des tableaux qu’elle présente ; peintre heureux de la simplicité, de la candeur, et de la modestie, vous n’eûtes besoin que de consulter votre cœur pour trouver vos modèles. Ah, Monsieur, combien il m’eût été doux d’anticiper sur la jouissance que vous m’annoncez, et d’obtenir de vous, par mon attachement et ma déférence, des leçons d’un art familier à vos confrères, et que vous contribuez à perpétuer dans vos assemblées ; de cet art si précieux d’exprimer avec élégance et délicatesse les sentiments qui peuvent plus aisément pénétrer jusqu’à l’âme !

Faut-il encore, Messieurs, que, dénué de vos conseils salutaires, de vos leçons habituelles, appelé par un usage que m’eût prescrit mon cœur lui-même, faut-il, dis-je, que, pour mon début dans le genre oratoire, j’aie à célébrer la mémoire d’un confrère aussi respectable et non moins illustré par l’utilité de ses talents que par la splendeur des dignités qui en furent la récompense ! C’est vous désigner le digne objet de vos regrets, mon illustre prédécesseur M. Portalis, dont l’éloquence touchante produisit avec tant d’art et d’intérêt l’éloge des talents héréditaires attaché au beau nom de Séguier, qu’elle fit renaître tout à la fois, dans le panégyriste, le collègue sensible et l’heureux imitateur de son modèle M. Portalis à qui j’ai l’honneur de succéder.

Quelle succession imposante ! Messieurs, elle eût été pour moi le prix sans égal, si, m’abandonnant la place qu’il remplissait parmi vous, il m’eût transmis les talents que vous honoriez en lui… Hélas ! pour me procurer la jouissance de ce legs honorable, il ne m’a laissé que la charge, très-décourageante, de célébrer dignement les rares qualités qui lui donnèrent tant de droits à l’estime générale.

Si je pouvais du moins me permettre le secours de ces fictions poétiques dont j’use peut-être un peu trop familièrement, j’oserais vous rappeler que les Muses se prêtent des secours mutuels ; que celle de l’éloquence ne dédaigne pas d’assortir à la guirlande de lauriers réservée aux grands talents les myrtes et les roses qu’elle emprunte de sa sœur, et que, dans leurs divins concerts, après la trompette éclatante de Clio, l’on entend avec quelque plaisir le luth harmonieux de Polymnie, et même la flûte pastorale d’Euterpe… Mais écartons les fables. La vérité brille d’elle-même, et n’a besoin ici que d’être annoncée par le zèle ; il est de tout âge, Messieurs. Il servit en pareille occasion plus d’un de mes prédécesseurs : me servirait-il moins favorablement ? Vous en allez juger.

M. Portalis, loin de prévoir les différentes carrières qu’il aurait à parcourir, fut assez heureux pour se choisir, dès sa jeunesse, l’état où semblaient l’appeler ses dispositions naturelles.

Ambitieux de science, doué d’un caractère vif, d’une âme sensible et compatissante, d’une ardeur immodérée pour le travail, il y joignait (et c’était peut-être son plus heureux apanage) l’esprit de conciliation, vrai présent céleste, nécessaire aux orateurs, fait pour éteindre les divisions, les haines, et pour allier le talent à la vertu. C’est de ce genre d’esprit, Messieurs, que je crois devoir me borner à vous faire apercevoir l’importance et les ressources dans les emplois éminents qui tour à tour contribuèrent à la haute réputation acquise aux vertus comme aux talents de M. Portalis.

Ce fut au sortir de ses études qu’il se livra tout entier à la connaissance la plus approfondie des lois.

Bientôt il se les rendit familières ; bientôt, après avoir avec avidité pénétré dans leur labyrinthe obscur et tortueux, dont il devait un jour concourir à rendre les sentiers moins épineux et plus sûrs, remarquable par la sagacité de son discernement, il annonça ses talents au parlement de Provence. Dès son début, il y marqua sa place dans les premiers rangs des jurisconsultes ; ses talents l’y retinrent jusqu’au moment ou les états de sa province le choisirent pour défenseur de leurs priviléges.

Mais, quelque brillants que fussent de pareils succès, de plus éclatants encore l’attendaient à la tribune législative.

Ce fut là que, fier du titre de représentant de la nation, il fit de cette tribune, tant de fois avilie par le mensonge et l’artifice, celle de la justice et de la vérité.

Ce fut là que, surveillant et soutien des grands intérêts qui lui étaient confiés, il développa cette facilité prodigieuse d’élocution, cette éloquence persuasive, cet esprit de conciliation si nécessaire, surtout alors, pour opérer un rapprochement désiré entre tant d’orateurs divisés d’opinions, et dont une apparence de zèle couvrait souvent l’égoïsme intérieur qui les éloignait de l’unique but de leurs assemblées.

L’espoir de les ramener faisait oublier sans cesse à M. Portalis qu’à des yeux aveuglés par la jalousie l’éminence des talents était un motif de proscription ; il ne tarda pas à l’éprouver : victime de ses projets nobles et désintéressés, réduit à fuir, il se crut trop heureux de dérober à des ennemis jaloux le lieu de sa retraite, d’y vouer à l’oubli des talents si justement reconnus… Mais, pénétré moi-même de tout l’intérêt que semble vous inspirer la vertu courageuse aux prises avec l’infortune, je dois me hâter de passer aux événements à l’aide desquels les talents divers de M. Portalis, de jour en jour plus utiles au bonheur public, s’annoncèrent avec tout leur éclat. J’arrive donc aux moments où les faveurs d’un ciel serein, en écartant les orages, nous offrirent dans les traits d’un jeune guerrier un ange tutélaire, bienfaisant et consolateur.

Doué d’un caractère ferme et juste, d’un esprit réfléchi, de la plus grande aptitude aux sciences les plus abstraites, il avait prévenu par ses progrès, la maturité de l’âge : avec un extérieur simple et modeste, il joignait à l’imagination la plus féconde et la plus vive le génie le plus vaste et le plus profond ; son goût le plus constant était l’amour de la gloire ; son plaisir le plus attrayant était de chercher, dans les fastes de la Grèce et de Rome, l’art d’atteindre aux succès éclatants qui transmirent jusqu’à nous les noms fameux des grands hommes, conquérants, politiques ou législateurs.

Nourrissant en lui le germe de tous les talents divers qui les illustrèrent, il semblait pressentir que, pour s’immortaliser de son vivant, il n’aurait pas besoin, comme Alexandre, de recourir à la foi des oracles.

Le conquérant de l’Asie était loin de croire qu’on pût un jour surpasser l’étendue et la rapidité de ses conquêtes : tant on a raison de dire qu’il est des traits de toute vérité quoique dénués de toute vraisemblance.

Déjà la victoire avait prédit et signalé les hautes destinées de Napoléon (car c’était lui-même ; peut-on s’y tromper ?). Aussi la renommée et la reconnaissance s’étaient-elles réunies pour inspirer à ses concitoyens l’heureuse pensée de le choisir pour l’arbitre de leurs destinées, jaloux de prévenir, par cet heureux choix, celui de l’Europe entière, qui devait un jour le reconnaître digne de présider aux siennes.

Bientôt ranimés par sa présence, les cœurs se rassurent, les vertus se rapprochent, les sciences, les arts déploient leurs ressources ; bientôt l’œil vigilant du vrai dépositaire de tous leurs secrets a pénétré dans les asiles obscurs où la crainte retenait des hommes distingués par un mérite reconnu dans différents genres, et que le souvenir du bien qu’ils avaient fait rendait fiers de leurs disgrâces. Dans cette réunion d’amis de l’humanité, M. Portalis, aidé de cette vivacité d’esprit, de ces heureuses saillies familières au climat qui le vit naître, vrai philosophe, inspirait souvent à ses compagnons d’infortune cette gaieté franche, annonce la plus certaine d’une âme pure et d’une conscience sans reproche. Bientôt la bienfaisance de leur auguste libérateur les a rappelés aux fonctions analogues à l’éclat de leurs talents, et ce corps respectable s’en glorifie. M. Portalis, admis au conseil d’État, est adjoint à plusieurs membres de l’Institut pour coopérer à la rédaction du code immortel de nos lois. Tout présageait à la France un heureux avenir, quand la discorde, réduite à chercher loin de nous un asile à ses complots, court semer chez les peuples voisins les soupçons et la haine, rallume ses flambeaux que nous l’avions forcée d’éteindre ; prompte à corrompre nos alliés les plus fidèles, les anime à se réunir contre nous aux ennemis perpétuels de l’Europe entière. La France est encore attaquée. Napoléon forcé d’acquérir de nouveaux titres de gloire, combat, poursuit et triomphe. Vainqueur généreux, animé du seul désir d’épargner le sang, il propose des moyens de réconciliation ; la présomption et la haine s’y refusent : nouveaux combats ; autant de victoires, et si multipliées, que la mémoire se perd dans le nombre. Oui Messieurs, elle ne peut suffire à désigner leurs dates : mais qui de nous pourrait oublier celle où la paix, tant de fois éludée, conclue enfin sur les bords du Niémen par notre généreux empereur, suspendit son habitude journalière de triomphes pour le rendre tout entier à celle de sa bienfaisance ! Bientôt sa présence a dissipé les trop justes alarmes de ses peuples ; bientôt, environné de leurs transports d’amour et de joie, il s’est assuré par ses yeux de l’exécution des travaux qu’il avait jugés nécessaires à la félicité de son empire : rien n’échappe à son œil pénétrant.

Dans les objets les plus chers à sa sollicitude paternelle, celui de la liberté des cultes était de la plus haute importance. Nul de ses prédécesseurs n’en avait conçu l’idée ; cette loi, d’un si grand intérêt pour toutes les classes de la société, était émanée de son âme, convaincue que l’art de concilier les esprits était l’art le plus sûr de gagner et de réunir les cœurs. Cet art si négligé depuis longtemps, Messieurs, était l’art familier à M. Portalis, dont il servait et complétait les divers talents ; aussi l’avait-on choisi pour présider à l’exécution de la loi décrétée. Elle était donc alors en pleine vigueur ; tous les cultes étaient maintenus, par l’activité vigilante de leur ministre, dans les justes limites qui leur étaient assignées. Les citoyens, jusqu’alors divisés, connaissent enfin les douceurs d’un rapprochement heureux. Désormais plus de rivalité que dans la reconnaissance ; elle est dans tous les cœurs et, s’annonçant avec le même éclat aux yeux du législateur, lui fait apprécier de plus en plus l’administrateur éloquent et sensible dont le zèle et les grands talents avaient toujours si bien soutenu l’honneur de son choix : la décoration du grand-aigle de la Légion d’honneur avait été la digne récompense de tant de travaux utiles.

A ces glorieux motifs de satisfaction il ajoutait le titre de membre de ce véritable sanctuaire des sciences et des arts dont la réunion lui représentait une même famille, qui, satisfaite de ne compter dans ses enfants que des émules unis de zèle, leur offrait à tous la grandeur de la France pour but, et s’enorgueillissait de les voir frayer avec une égale ardeur les routes différentes qui leur étaient désignées.

Maison paye souvent bien cher les faveurs de la gloire. M. Portalis ne les dut qu’à ses travaux et ses veilles, dont l’excès lui coûta la perte de la vue. Quelle privation désolante, Messieurs, surtout quand on est époux et père ! Son cœur en fut affecté, mais son courage n’en fut point abattu. Entendait-il sa femme et ses enfants gémir de son infortune : « Ne me plaignez pas tant, leur disait cet aimable vieillard ; si j’ai perdu la douce espérance de vous voir, je n’ai jamais si bien senti le plaisir de vous entendre : c’est une jouissance dont je puis seul apprécier le charme ; vos embrassements ne viennent-ils pas me chercher ? Enfin, si la nature me retire un de ses bienfaits, la faveur se plaît à m’en dédommager. » Ce fut, en effet, au milieu des distinctions les plus flatteuses et les mieux méritées, que le temps inexorable enleva cet homme célèbre à leurs jouissances.

Il vous était réservé, Messieurs, de mettre son nom, ses talents et ses vertus à l’abri de la faux destructive ; et quand les ministres des différents cultes ont fait retentir leurs temples de ses éloges funèbres ; quand enfin, animé par le souvenir d’une confraternité glorieuse, le chef suprême du corps respectable des jurisconsultes, de cet ordre si fécond en orateurs, nous a prouvé tout ce que la douleur la plus vive donne de force et d’énergie aux talents les plus reconnus, ils ont suppléé d’avance à la faiblesse des miens, énervés par l’âge, et qui sous vos yeux attendent qu’une main plus exercée achève avec succès ce que je n’ai pu qu’ébaucher.