Discours de réception de Pierre-François Tissot

Le 9 août 1833

Pierre-François TISSOT

M. Tissot, ayant été élu par l’Académie Française à la place vacante par la mort de M. le baron Dacier, y est venu prendre séance le vendredi 9 août 1833, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

C’est au sein d’une autre Académie que les juges naturels et les véritables pairs de l’homme célèbre auquel je succède, doivent prononcer sur lui un jugement sans appel comme les arrêts d’une cour souveraine. Je me bornerai donc à exposer les travaux de M. Dacier, sans me permettre d’assigner ses droits à la renommée comme rival des Foncemagne et des Lacurne de Sainte-Palaye. Heureusement pour moi, mon prédécesseur fournit matière à plus d’une espèce d’éloges ; vous aviez adopté en lui, Messieurs, un homme nourri de l’étude de toutes les littératures, un critique d’un goût sûr et délicat, un ami du beau et du vrai, un écrivain brillant et poli. M. Dacier appartient en outre à toutes les classes de cette illustre compagnie par une vie consacrée aux intérêts de la science ; l’Académie des inscriptions et belles-lettres lui doit des hommes qui ont accru sa gloire et celle de l’Institut ; voilà ce que j’essaierai de célébrer, en retraçant des services trop peu connus de l’opinion publique qui doit les récompenser. Enfin, je trouve dans le collègue que vous regrettez si justement, un témoin presque séculaire des plus grands événements du monde de nos jours ; me permettrez-vous, Messieurs, de jeter un regard sur ces événements, où nous trouverons quelques peintures de mœurs, et qui revivaient sans cesse dans la brillante conversation de M. Dacier ? En effet, comme Fontenelle, il aimait à raconter ce qu’il avait vu, et comme l’auteur de la Pluralité des Mondes, il savait prêter une grace infinie à ses récits du passé.

M. Dacier (Bon-Joseph) naquit à Valognes, le 1er avril 1742, d’une ancienne famille du pays ; cette famille plébéienne n’avait aucun rapport de parenté avec le Dacier du XVIIe siècle, et son illustre compagne, si naïvement passionnée pour Homère. Élevé d’abord au collége de Valognes, l’homonyme du traducteur d’Horace et de Plutarque obtint ensuite une bourse au collége d’Harcourt, où il fit de brillantes études, et reçut les ordres mineurs, après avoir soutenu sa thèse de théologie avec un succès que relevaient encore la faiblesse de sa constitution et un air d’extrême jeunesse. Ses condisciples et ses maîtres ne l’appelaient que l’Enfant, tant il conservait encore les apparences du premier âge. On pouvait lui appliquer ce vers de Virgile :

Ora puer prima signans, intonsa juventa.

Delille, son contemporain, accablé sous le poids des couronnes de l’Université, mais pauvre et sans appui, s’était vu contraint d’aller cacher ses lauriers, et sans doute aussi pleurer sa gloire, dans une classe élémentaire d’un collége de province ; la fortune au contraire vint prendre M. Dacier par la main au sortir de son cours d’études, et lui donner un célèbre protecteur.

À cette époque, Paris voyait fleurir les deux Lacurne de Sainte-Palaye, jumeaux, comme les Dioscures, par le sang et l’amitié. L’aîné de ces deux frères, ardent investigateur de nos antiquités nationales, dirigeait un immense atelier historique qui a doté la France de plus de cent volumes in-folio de manuscrits, trésor où les écrivains et les artistes de nos jours ne se lassent pas de puiser des lumières. Pour amasser et ordonner ce trésor, M. de Sainte-Palaye appelait sans cesse de nouveaux collaborateurs ; le disciple promis à la Sorbonne fut du nombre des élus. Présenté, accepté, il donna pour son premier essai l’extrait d’une longue charte du XIIIe siècle. C’était un travail presque savant, quoique fait par un érudit novice encore. L’Enfant, car on lui conservait ce nom, excita la surprise et la vive satisfaction de M. de Sainte-Palaye qui le vantait partout, et particulièrement chez M. de Foncemagne, son ami, alors sous-gouverneur du duc de Chartres.

M. de Foncemagne voulut avoir l’Enfant, il l’obtint, et l’admit d’abord à partager, en qualité de condisciple, les travaux du jeune prince, dont la famille voulait exciter l’émulation. Bientôt, conduit chez M. Ie duc d’Antin, à l’hôtel de la Rochefoucault, au Palais-Royal, il acquit par degrés cette politesse exquise, ce ton de la bonne compagnie, ce tact délicat, ce sentiment des convenances, cet art de converser, qui distinguaient la société des gens de lettres et des grands d’autrefois, rapprochés les uns des autres par la ressemblance des opinions et des mœurs.

Ainsi jeté dans le grand monde, et le cœur ouvert à tous les genres de séductions, mais né comme Fontenelle, avec le tempérament le plus faible, le jeune Dacier n’avait pas la prudence de ce philosophe qui s’écoutait vivre, ainsi qu’un artiste consciencieux écoute une montre de prix afin d’y surprendre le plus léger dérangement ; malgré les vives remontrances de Vicq d’Azyr, son ami, cette créature si faible, et destinée à durer si peu, suivant toutes les probabilités, dépensait sa vie comme un héritier riche et prodigue dépense la fortune de ses pères.

On le voyait rechercher avec la même ardeur les distractions de la société, les jouissances des arts, le commerce des femmes les plus aimables, qu’il quittait, sans efforts, pour s’enfoncer dans la lecture des vieux manuscrits, ou dans les pénibles sentiers de l’érudition. Tour à tour homme du monde et homme de science, il avait encore trouvé du temps pour donner au public la traduction des histoires variées d’Élien et la traduction de la Cyropédie de Xénophon. Ce dernier ouvrage parut en 1779, l’année même de son entrée à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, où sa position sociale, sa réputation déjà plus grande que ses œuvres, et enfin la puissante amitié de M. de Foncemagne, le conduisirent à l’âge de trente ans.

Admis dans le sanctuaire de l’érudition, M. Dacier se révéla tout entier par d’importants travaux scientifiques et littéraires, et par un ensemble de qualités et de connaissances qui faisaient de lui un homme très-distingué. Il avait les idées les plus saines sur l’érudition, et tendait sans cesse à lui donner une direction utile et philosophique. « Ne cherchons que des mines d’or, » disait-il à ses confrères, et surtout à leurs jeunes émules. Tous les grands poètes, tous les grands prosateurs lui étaient familiers ; leurs chefs-d’œuvre remplissaient sa vaste mémoire sans la surcharger. En matière de goût, ses jugements unissaient la promptitude d’un instinct à la solidité d’une opinion réfléchie. Il avait reçu de la nature un sentiment exquis des beaux-arts, dont il savait parler la langue avec autant d’élégance que de justesse. Ses lettres mériteraient d’être recueillies comme des modèles d’atticisme. Un attrait singulier attaché à ses paroles lui donnait la puissance de la persuasion. Peu de temps avant sa mort, il témoignait quelque inquiétude sur l’avenir. « Rassurez-vous, lui répondit un ami, si Dieu vous entend un quart d’heure, vous êtes sauvé. » M. Dacier étincelait d’esprit, et aurait pu prendre pour devise ce vers de Gresset :

     Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.

Rien de plus dangereux parfois que ses éloges ; on les craignait comme une épigramme de Lebrun. En revanche, il aimait à seconder l’essor du talent : après le bonheur de l’avoir trouvé quelque part, son plus grand plaisir était de le produire au grand jour. Jamais la jalousie n’approcha de son cœur ; il savait d’ailleurs qu’on ne peut dérober la gloire de personne.

Voilà comment et par quelle réunion de titres différents il obtint, en 1782, les suffrages unanimes de 1’Académie pour la place de secrétaire perpétuel, vacante par la retraite du savant Dupuy. Les deux protecteurs de Dacier n’eurent pas le bonheur de voir leur élève, leur client et leur fils adoptif, parvenir à cette dignité littéraire ; mais ils l’avaient désigné consul avant de mourir, et sa nomination fut une couronne déposée sur leur tombe.

Dans ce poste, pour lequel il semblait avoir été créé, M. Dacier comprit que l’heure était venue d’exécuter ses projets. « Le bien que j’ai rêvé jusqu’ici, dit-il, je vais maintenant le tenter. » Plein de cette généreuse confiance, aidé du concours de l’auteur d’Anacharsis et de plusieurs autres membres éminents de la Compagnie, il fit un heureux essai de son crédit par l’institution des associés libres, institution qui rattachait à l’Académie les membres des corporations religieuses, jusqu’alors exclus de l’honneur de siéger dans son sein. Des pensions nouvelles, la valeur les jetons de présence doublée, attestèrent encore sa vive sollicitude pour ses confrères, souvent d’autant plus pauvres d’argent, qu’ils étaient plus riches de savoir. M. Dacier devint en quelque sorte le tuteur et la providence de ces La Fontaine de l’érudition, de ces mineurs de toute la vie, capables d’instruire le monde et incapables de voir clair à leurs moindres affaires. Doué d’une vive intelligence, d’une volonté ferme et persévérante, dévoué tout entier aux intérêts de la science, M. Dacier était le meilleur avocat que l’Académie pût avoir : il savait tout demander et tout obtenir. Où trouver un ministre capable de refuser quelque chose à l’héritier de Fontenelle ou de Lamotte, plaidant une noble cause avec la dignité d’un savant et l’esprit d’un homme du monde ?

Nous sommes arrivés à 1786 ; trois années seulement nous séparent d’une révolution qui va faire beaucoup de ruines ; jetons un dernier regard sur la société telle qu’elle était alors, car nous ne la retrouverons plus. Mais, avant d’en tracer la rapide esquisse, remontons un peu vers le passé.

Nourri des traditions du grand siècle qu’il avait trouvées encore si vives dans sa jeunesse ; plein des souvenirs qu’avaient imprimés en lui les deux maîtres qui l’avaient introduit dans le monde, M. Dacier ne pouvait se lasser de célébrer, avec l’enthousiasme de Voltaire, les prospérités du règne de Louis XIV. Et comment ne pas admirer cette époque de génie et de bon sens où chacun bâtissait en silence pour la postérité ? De quelle splendeur la France était environnée ! quel luxe de grands hommes ! Confondus par la renommée dans une espèce d’égalité qui semblait ne former d’eux qu’une famille d’élite, Corneille et Condé, Racine et Turenne, Fénelon et Catinat, Le Poussin et Pascal, Molière et Bossuet, le prince de Conti et La Fontaine, Tourville et Descartes, Boileau et La Bruyère, Vauban et Massillon, faisaient ensemble un continuel échange de gloire ; et quand la victoire ou la paix venaient à les réunir autour de Louis, si habile à les récompenser avec de nobles paroles, les palmes qui brillaient sur leurs têtes se penchaient vers celle du monarque pour lui former une couronne immortelle.

Mais le grand siècle décline ou meurt, et, avec lui, disparaît cette société modèle, qui jetait le plus vif éclat par la réunion continuelle des hommes les plus distingués du temps avec des femmes dignes de les entendre ; témoin, parmi tant d’autres dont les noms vivront toujours, l’ingénieuse et savante La Fayette ; témoin cette mère devenue immortelle en causant avec sa fille ; et, plus instruite et plus aimable encore, la modeste La Sablière, érudite avec Ménage, philosophe avec Gassendi, amie de Molière qui la consultait, providence de La Fontaine et confidente de son génie. « Quel inconcevable changement ! s’écriait M. Dacier, avec l’expression d’une trop juste douleur ! L’hypocrisie imposée par la dévotion et la tristesse du vieux monarque, désenchanté de tout, même de la gloire, a séparé la cour en deux camps ennemis : l’un fait de la religion pour plaire au converti de madame de Maintenon ; l’autre suit, en les outrant, les exemples de la société du Temple. C’est là que les Sully, les deux princes de Vendôme, le brillant abbé de Chaulieu, le chantre et le compagnon de leurs plaisirs, La Fare, qui suit le torrent, La Fontaine qui n’y résiste pas, malgré la crainte des reproches de son ami Racine, calomnient la doctrine d’Épicure par la licence des mœurs, et semblent préluder aux bacchanales de la régence, tandis que la hardiesse de leurs opinions, leur mépris absolu des préjugés, annoncent un nouveau siècle, dont Voltaire, leur avide et jeune disciple, sera la merveille et le génie.

« Bientôt affranchi de toute contrainte, le vice se montre à découvert, et marche le front levé. Bientôt, plus corrupteur encore que les mauvais exemples d’en haut, le système de Law vient infecter tous les esprits et avilir tous les cœurs. L’amour effréné des richesses règne comme une passion brutale. La grossièreté des appétits a remplacé tous les goûts délicats. On dirait qu’une métamorphose plus prompte et plus honteuse que celle des compagnons d’Ulysse a frappé la société, surtout dans les rangs élevés. » Sans doute cette époque avait été peinte des plus vives couleurs à M. Dacier, car il ne se la retraçait jamais que comme un témoin encore saisi d’indignation. « Heureusement, disait-il, le feu sacré se conservait dans quelques maisons que la contagion n’avait pu atteindre. » D’ailleurs, la société n’avait pas été corrompue tout entière, et le peuple français est marqué d’un type de politesse et d’urbanité qui ne saurait périr.

En voyant la fin du règne de Louis XIV et l’effroyable licence qui lui succéda, Fontenelle, dont M. Dacier eut le bonheur de baiser les cheveux blancs et d’entendre les dernières paroles, aurait pu se dire à lui-même : « J’emporterai avec moi le deuil de la « monarchie. » Mais un nouvel astre avait paru sur l’horizon, et le philosophe mourut en le voyant briller du plus vif éclat. Hélas ! le prince qui avait été nourri si jeune de la parole de Massillon, ne devait pas confirmer les promesses que sa jeunesse avait faites à une nation si empressée de saisir tous les motifs d’espérance.

Après des commencements de Titus, après des préludes de gloire qui annonçaient un héros, et révélaient un ami de l’humanité ; après une maladie dans laquelle il était devenu les délices du peuple, le Bien-Aimé recommence et surpasse les désordres de son aïeul. Une femme vulgaire, animée de l’ambition d’être la maîtresse d’un roi, n’importe à quel prix, s’assied sur le trône comme une reine, et gouverne l’État aussi mal que le cœur de son amant. Elle nous donne les généraux et la guerre de sept ans. Choiseul répare notre humiliation et nous remet en commerce avec la gloire. L’Europe, qui nous avait vus si abattus, nous estime et nous craint. Maintenant l’amour de Louis tombe plus bas que madame de Pompadour. La plus indigne des courtisanes s’empare du monarque et renverse le ministre réparateur qui gardait du moins quelque fierté nationale. Cette époque d’avilissement faisait monter le rouge au front de M. Dacier. « Quand je vis, disait-il, la chute de M. de Choiseul et le triomphe de madame Dubarry, je m’écriai : « Il n’y a plus de roi. »

L’oracle n’était que trop véridique. Dès long-temps Louis a cessé de régir la France, sa famille et sa cour. L’État tombe en dissolution ; la société se corrompt et se décompose de nouveau. Les Phrynés scandalisent Paris par un luxe effronté. Le temps n’est plus où une éducation forte et sensée formait des pépinières d’administrateurs, de ministres, de généraux d’armée ; on ne fait plus souche de héros. Mais à côté de cette décadence de la monarchie qui tombe pièce à pièce, une puissance nouvelle, la philosophie importée d’Angleterre en France par Voltaire, vient tenir ses grandes assises parmi nous. Montesquieu l’adopte et l’associe aux créations de son génie ; elle est défendue par l’éloquence de ce Génevois à la plume de feu qui croit, doute et adore ; Dalembert la soutient avec un zèle réfléchi et un esprit de conduite qui modèrent Voltaire lui-même, trop impatient du triomphe ; Diderot la prêche sur un trépied, avec le ton inspiré et la parole hyperbolique d’une pythonisse. Une foule d’apôtres, pleins de foi dans la parole du maître, la répandent en tous lieux. Mahomet de cette religion nouvelle, le patriarche de Ferney l’a rendue conquérante au dehors et souveraine au dedans. Lois, coutumes, mœurs, administration, enseignement, finances, gouvernement, elle soumet tout à son examen ; la société devient une propagande, la conversation une espèce de presse quotidienne qui compose et publie à toute heure. Le télégraphe de nos jours n’est pas si prompt à répandre les nouvelles importantes du gouvernement, que la conversation du temps à verser les doctrines philosophique dans l’oreille des peuples.

Comme dans les journaux de notre époque, il se gaspille beaucoup de talent, du génie même, dans ces communications mutuelles où chacun improvise sous l’influence de l’esprit général ; mais beaucoup de vérités se répandent. Tel écrivain perd l’espoir d’une renommée dans les travaux de l’apostolat ; mais il contribue à fonder une école qui, avant un demi-siècle révolu, aura envahi le monde.

Toujours reines par la beauté, par le secret de plaire et le talent de converser, toujours passionnées pour tous les plaisirs qui peuvent varier et embellir la vie, les femmes s’associent au mouvement général de l’opinion. Modèle d’élégance, de mœurs, de politesse et d’urbanité, la maison de quelques-unes d’entre elles ressemble au séjour où, sous les regards de la divinité d’Athènes, la brillante Aspasie parlait la langue des arts avec Phidias, se laissait émouvoir par Euripide après avoir admiré le vieux Sophocle, disputait quelquefois d’éloquence avec Périclès, adoptait les opinions hardies d’Anaxagore, au risque d’être accusée d’irréligion, et se plaisait surtout dans le commerce du génie familier de Socrate, qui n’oublia jamais de sacrifier aux Graces.

Alors un nouveau règne commence et donne à la nation des espérances que Voltaire embrassait avec joie sur le bord de son tombeau ; mais le gouvernement avait au cœur une plaie ancienne et profonde. Cette plaie s’élargit et s’envenime de jour en jour. En vain le successeur des Turgot et des Malesherbes, arrachés des conseils du prince par le fatal ascendant de la cour, essaie de fermer cette plaie ; l’avidité des sangsues publiques la rouvre sans cesse. Le ministre honnête homme est obligé de céder la place à un brillant fascinateur qui trompe le roi, fait un moment illusion au public, et laisse repousser tous les abus que son prédécesseur avait voulu déraciner ; le trésor public, épuisé par des mains infidèles, ne peut plus suffire aux dépenses de l’État ; le gouvernement pousse un cri de détresse ; à ce cri la nation se réveille, et la révolution éclate.

Comme presque tout le monde, M. Dacier appartenait à l’école philosophique ; comme tout le monde, il voulait la répression des abus, l’ordre dans les finances, de justes limites au pouvoir, et le règne des lois : la révolution promettait toutes ces choses, il la vit sans surprise et l’adopta avec empressement. Philosophe exempt de tout fanatisme, partisan et non pas séide des doctrines du temps, modéré même par des souvenirs et des affections qu’il ne voulait pas abjurer, mais sincèrement dévoué au nouvel ordre de choses, les principes et le zèle qu’il manifesta le firent remarquer de ses concitoyens ; dix-sept mille suffrages le portèrent à la place d’officier municipal. Dans ces fonctions importantes et quelquefois périlleuses, il montra le dévouement d’un ami de la liberté, sans oublier de tendre en secret une main protectrice à ses amis d’autrefois, séparés de lui par la différence des opinions. « On n’abdique pas son cœur, disait-il, et l’homme doit faire avec empressement tout ce que l’intérêt public et la loi ne défendent pas au citoyen. » Devenu l’homme nécessaire à l’Hôtel-de-Ville, le conseil et le soutien du premier maire de Paris, il parut si habile en administration, et spécialement comme directeur des contributions directes, qu’on lui proposa un ministère ; mais il ne crut pas devoir se rendre aux instances de la cour à cet égard.

L’époque de 1790 avait laissé une profonde impression dans l’esprit de M. Dacier. Vieillard, il aimait à rappeler la plus belle de nos fêtes nationales, la première fédération, dans laquelle tout un peuple, enflammé des plus nobles passions, prêt à sacrifier tous les dissentiments sur l’autel de la patrie, enivré d’espérances dans sa nouvelle jeunesse, crut embrasser à jamais la liberté et préluder au bonheur du monde. Un attachement mêlé de respect et de sympathie unissait M. Dacier à cet immortel Bailly, le héros du serment du Jeu-de-Paume, homme antique et plein de candeur, intègre comme Aristide, éloquent et suave comme Platon, et plus grand sur l’échafaud que Socrate buvant la ciguë dans sa prison.

De même que son illustre ami, M. Dacier avait conçu un attachement sincère pour Louis XVI et la reine Marie-Antoinette. Au moindre signal de danger, à la plus légère alarme, c’était lui que leur confiance envoyait chercher. À toute heure de jour et de nuit les portes du palais lui étaient ouvertes ; à toute heure de jour et de nuit il volait rassurer le prince et sa famille. L’ambition n’entrait pour rien dans le dévouement de M. Dacier : vainement on voulut le nommer gouverneur du dauphin, on ne put le déterminer à accepter cette marque de la plus haute estime.

Fidèle à ses devoirs et à ses penchants, il courut de lui-même au château dans la matinée du 10 août ; mais le trône était par terre ; nul espoir de pénétrer jusqu’au roi ; d’un autre côté, aucun moyen de reparaître à l’Hôtel-de-Ville, que l’insurrection s’était hâtée d’envahir. Rentré assez imprudemment dans sa demeure, il y passa la nuit au milieu d’inquiétudes faciles à concevoir. Le lendemain matin, dès cinq heures on frappe à sa porte. « Qui donc me rend visite à une pareille heure ? » On lui répond : « M. Dussaulx. » Comme la divergence des opinions les avait désunis, « Je suis perdu ! » s’écria-t-il. « N’importe, faites entrer. » Dussaulx paraît, et reçoit presque des injures dictées par l’erreur et la colère. Après avoir laissé passer ce débordement : « Enfin, où allez-vous aller ? » reprend le traducteur de Juvénal ; et, sans attendre de réponse : « Chez moi ! chez moi ! mon ami, s’écrie-t-il, en lui sautant au cou ; chez moi ! il n’y a pas une minute à perdre. » Aussitôt il fait habiller, il habille lui-même M. Dacier, qui grondait encore, et l’emmène en toute hâte dans sa voiture. Un quart d’heure plus tard le magistrat était perdu.

Deux années de persécutions se succèdent, pendant lesquelles M. Dacier, réduit à errer dans les campagnes, couchant partout, excepté chez lui, et jamais deux nuits de suite dans le même lit, ne savait souvent où reposer sa tête. Le courage et la présence d’esprit le sauvèrent de bien des périls ; cependant, quoique sans cesse occupé à s’en défendre, les soins de sa sûreté personnelle ne l’absorbaient pas tout entier. Caché sous un vêtement grossier, un bissac sur l’épaule, il osait franchir les barrières de Paris pour apporter du pain et d’autres aliments à son ami, l’auteur d’Anacharsis, affamé, ainsi que toute la capitale, par une disette factice. Au milieu de ces soins généreux, la patrie était toujours présente à son cœur, et il ne pouvait retenir ses cris d’admiration devant les triomphes remportés sur l’Europe par des enfants levés dans un tumulte comme chez les Romains.

Ni le 9 thermidor, ni le 13 vendémiaire lui-même ne rendirent la sécurité à M. Dacier. L’officier municipal de 1790 restait toujours sous le coup des arrêts prononcés par le 10 août contre ceux que l’opinion accusait d’avoir été les fauteurs de la cour. Enfin Lebreton, que nous avons vu siéger dans cette enceinte, poussé par un certain zèle qu’il eut toujours pour le mérite, s’étant occupé de M. Dacier, sans l’avoir connu personnellement, le fit revenir à Paris et entrer à l’Institut, l’une des plus belles créations de la Convention Nationale, parvenue au terme de son orageuse carrière. M. Dacier paya d’un juste retour et d’une constante amitié ce véritable service.

Paisible sous le Directoire, lié avec l’illustre Hoche et toutes les célébrités du temps, M. Dacier retrouva bientôt toute son ancienne considération ; le général Chérin, son gendre, et le général Bernadotte l’avaient introduit dans la société des Bonaparte ; il fut accueilli avec une faveur marquée par le premier consul, et reprit avec une entière sécurité le cours de ses travaux. À la suppression du tribunat, où de lumineux discours l’avaient fait remarquer, il aurait pu devenir sénateur ; comme Ducis, il voulut se contenter de ses dignités littéraires ; mais, en même temps, il prit la résolution de mettre à profit le penchant irrésistible du nouvel empereur pour tout ce qui pouvait ajouter aux progrès des lumières et à l’éclat de son règne.

Ici je pourrais adjurer l’Académie des inscriptions et belles lettres, de venir proclamer tout ce que M. Dacier a fait dans l’intérêt de la science pendant son nouveau consulat. Elle vous citerait le rapport à l’empereur sur les progrès de l’histoire et de la littérature ancienne depuis 1789 ; une édition enfin complète de Froissard, qui a coûté des travaux immenses. Hélas ! ce beau travail est perdu pour l’auteur ! L’Académie citerait encore cette suite de notices historiques souvent dignes de Fontenelle, et dont quelques-unes, comme celle sur Klopstock, peuvent passer pour des modèles du genre.

L’Académie évoquerait du tombeau dom Brial et dom Poirier, ces deux lumières de l’érudition, et vous dirait : « C’est lui qui a été les chercher dans leur profonde retraite pour les amener dans notre sein et leur obtenir de nobles récompenses. »

La découverte de dom Poirier par le secrétaire de l’Académie mérite quelque attention. En août 1794, les flammes ont dévoré l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; de tous les conservateurs chassés par l’incendie, dom Poirier seul se réfugie dans la bibliothèque. Là, sans feu, presque nu dans un hiver si rigoureux, ne vivant que de légumes qu’il achète à la dérobée une fois par semaine et qu’il apprête lui-même, réduit pour entrer dans sa chambre, tantôt à franchir un torrent formé par les eaux pluviales, tantôt à gravir un glacier en rampant comme Philoctète pour attraper sa proie, ce Décius de la science se dévoue chaque jour à la conservation des manuscrits, qu’il espère rendre inviolables par sa présence. À ce spectacle, M. Dacier ne put retenir ses larmes ; elles ne furent pas stériles ; il emmena avec lui le courageux cénobite, et qui donna des vêtements, un asile, et enfin l’Institut.

Pourquoi faut-il, Messieurs, que la mort se soit tant hâtée de ranger auprès de ces illustres morts, de jeunes rivaux de leur renommée, que M. Dacier avait le premier mis en lumière ? L’Europe savante leur donne avec nous de justes regrets. Mais du moins l’Académie conserve encore d’autres prêtres de la science qui ont tenu les promesses que leur talent avait faites à leur Mécène littéraire. M. Dacier a été secrétaire perpétuel de l’Académie pendant une longue période de temps ; et il aurait pu dire comme Fontenelle : « Cinquante ans se sont écoulés depuis ma réception dans cette Académie ; ceux qui la composent présentement, je les ai tous vus entrer ici, tous naître dans ce monde littéraire, et il n’y en a absolument aucun à la naissance duquel je n’aie contribué. »

Écoutez, Messieurs, un dernier trait qui mérite la reconnaissance de tous les amis des lettres. Au moment de l’invasion étrangère, la Bibliothèque royale, dont il était l’un des conservateurs, courut les risques d’une spoliation cruelle. M. Dacier apprend la nouvelle fatale, et vole au devant du péril pour le détourner. Sa réputation répandue au dehors, son âge, sa politesse, l’habitude du grand monde, la grace de ses manières, les éclairs de sa conversation, disposent favorablement le général qui commandait à Paris. En même temps, M. Dacier prodigue les soins de la plus généreuse hospitalité aux officiers russes ; trop heureux de leur ouvrir sa maison pour leur fermer, s’il est possible, l’accès de la Bibliothèque. Enfin, à force de négociations conduites avec une dextérité qui ferait honneur aux coryphées de notre diplomatie, le plus beau monument littéraire de l’Europe demeure inviolable.

Voilà, Messieurs, quelle fut la carrière de M. Dacier. Ministre inamovible de l’Académie et de la Bibliothèque royale, il veillait encore sur elles, même pendant la douloureuse et longue maladie qui l’a conduit au tombeau. La mort seule a pu le contraindre à l’abdication ; la mort seule a pu interrompre le commerce d’admiration et d’amour qu’il entretenait avec ces illustres ouvriers de la pensée, qui jouissent seuls du privilége de créer des moments impérissables comme le monde ; il vivait avec leur génie la terre, au moment d’aller les rejoindre dans la céleste patrie, et de voir enfin la vérité face à face sans être ébloui par la lumière.

Tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis près d’un siècle ont pris plaisir à honorer le représentant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Louis XVI et Louis XVIII, le Directoire et Napoléon lui ont témoigné tous les égards que Fontenelle avait trouvés près du Régent. Les mêmes égards et plus de bienveillance encore l’attendaient de la part de Louis-Philippe, qu’il avait vu naître et peut-être bercé dans ses bras. Retenu au lit par de cruelles douleurs, il ne put que saluer de loin la victoire du peuple en juillet et l’avénement du roi constitutionnel ; mais ce fut avec une véritable joie. « Nous voyons, disait-il, monter sur le trône un prince élevé sous l’influence d’un siècle de philosophie, instruit bien jeune encore à la grande et sévère école des révolutions. Soldat de la patrie au sortir de l’adolescence, il a connu l’adversité, si nécessaire aux rois pour leur former un cœur d’homme. L’histoire lui révèle partout que la licence des mœurs du prince peut perdre les états, que la famille chaste est un sanctuaire qui défend la couronne ; deux grands exemples, l’Angleterre et l’Amérique, ont dû lui apprendre la science du gouvernement des peuples d’aujourd’hui, qu’on ne saurait tromper ni asservir ; la France est son seul asile, la liberté son seul point de salut ; je crois à Louis-Philippe. »

Pleine du même sentiment, la France, qui voit avancer le grand œuvre de la paix générale tant promise par le nouveau roi qu’elle s’est donné ; la France, riche et puissante du sang qu’elle n’a point répandu sur les champs de bataille, de ce sang qui circule avec tant de force et de chaleur dans les veines généreuses d’un peuple trop enclin à le prodiguer lui-même, a confiance au présent et compte sur l’avenir.