M. Thureau-Dangin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Camille Rousset, y est venu prendre séance le jeudi 14 décembre 1893, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Si profonde que soit ma reconnaissance pour le grand honneur qui m’est fait, la meilleure manière de vous la témoigner me paraît être d’entreprendre, sans délai, la tâche que vous m’avez confiée. Se confondre en protestations de gratitude et d’humilité, c’est encore parler de soi : or je suis ici pour vous parler de l’homme de bien et de talent auquel vous m’avez appelé à succéder.
La vie de M. Camille Rousset n’a pas été, comme celle de certains membres de votre Compagnie, un chapitre de l’histoire politique ou littéraire de ce siècle. Mais, à défaut de grands événements, elle nous donne ce spectacle rare d’un homme n’ayant eu que l’ambition qui convenait à son état, n’ayant obtenu que des succès dus à son mérite et conquis par son effort. De telles existences sont belles à considérer et bonnes à raconter. Leur simplicité droite, claire et saine a un charme particulier dans un temps où beaucoup d’âmes se piquent d’être compliquées, troubles et maladives.
Afin de répondre à votre attente, je voudrais vous parler non seulement de l’écrivain dont tous savent le mérite, mais de l’homme qui était excellent. Malheureusement, pour cette partie de ma tâche, M. Rousset ne m’aide pas. Par fierté autant que par modestie, il n’aimait pas à occuper de lui le public. Dans ses livres, jamais il ne se met en scène. Avec ses amis mêmes, dans l’abandon de ses conversations naturellement enjouées, il racontait parfois les découvertes faites au cours de ses recherches ; il ne se racontait pas lui-même. Cet œil vif, limpide, qui vous regardait si bien en face et vous pénétrait si avant, se laissait peu pénétrer. Un jour, cependant, M. Rousset résolut de faire violence à cette réserve. C’était dans l’épanouissement de son plus grand succès, quelques heures après avoir été élu par vous. Rentré chez lui, le soir, il prend une feuille de papier, et il écrit : « Notes pour servir au discours de mon successeur à l’Académie française. Aujourd’hui, 30 décembre 1871, par la grâce de Dieu et la bonne volonté de mes électeurs, j’ai été nommé de l’Académie française... Me voilà donc successeur de Prévost-Paradol, obligé de parler de lui et fort embarrassé au sujet des informations qu’il me faut prendre. Mon successeur à moi n’aura pas la même peine ; car c’est pour la lui épargner que j’ai voulu commencer sur-le champ ces notes, où je me propose de mettre tout ce que je sais de moi et le peu que je sais des autres. » Quelle promesse pour vous et pour moi ! Hélas ! le manuscrit s’arrête là. Après avoir eu un instant de sollicitude pour son successeur, M. Rousset l’a oublié.
Parlant, un jour, dans cette enceinte, des heureux de la vie dont les berceaux sont entourés de fées bienfaisantes, M. Rousset leur opposait ceux qui, dès leurs premiers pas, sont, comme il l’avait été lui-même, aux prises avec la gêne. « La gêne, disait-il, est aussi une fée, rude, sévère, disgracieuse, non point malfaisante à tous ni de mauvais conseil ; elle retient ceux-là seulement qui ne veulent pas faire effort pour échapper à son étreinte. » Il était, lui, des vaillants auxquels un tel effort ne coûte pas. Après des études brillantes, entré dans la vie sans relations, sans fortune, il débute, en 1840, comme simple maître d’études. Trois années plus tard, à vingt-deux ans, il est marié à la fille du proviseur du collège Saint-Louis, agrégé d’histoire, professeur suppléant au collège Bourbon, et donne des leçons aux enfants de M. Guizot, alors ministre dirigeant. Une famille et une carrière qui assuraient le bonheur et le matériel de sa vie, c’était beaucoup : ce n’était pas assez pour sa jeune et légitime ambition. Cette histoire qu’il enseignait, il se sentait appelé à l’écrire. Quelques précis scolaires, une monographie sur la Grande Charte, publiée dans la Bibliothèque des Chemins de fer, ne lui suffisaient pas. Il rêvait d’une œuvre considérable, et M. Guizot qui s’était pris de goût pour le maître de ses enfants, l’encourageait à l’entreprendre.
Le champ des recherches historiques est immense : de quel côté M. Rousset allait-il se diriger ? De tous temps, il avait eu la passion des choses de l’armée. Ses élèves s’amusaient parfois de la naïveté impétueuse avec laquelle se trahissait cette passion. Entendait-il, pendant qu’il donnait une répétition, la musique d’un régiment défilant dans la rue, rien ne le retenait ; il repoussait vivement les livres, oubliait son écolier et courait au tambour. Dès cette époque, il avait dans l’allure et la physionomie ce je ne sais quoi qui, plus âgé, le fera prendre pour un officier retraité, notamment cette moustache coupée en brosse, à laquelle il tenait, et pour laquelle il fit une si belle défense, quand survint, peu après 1852, un ukase ministériel prescrivant de la raser. De tels goûts le portèrent naturellement vers un sujet militaire. Hésita-t-il avant de fixer son choix ? Je n’ai pu le savoir. Toujours est-il qu’en 1854 — il avait alors trente-trois ans — nous le trouvons occupé à dépouiller les papiers de Louvois aux Archives du Dépôt de la guerre.
Chercher dans ces Archives la matière d’un travail historique, c’était alors une grande nouveauté. Les écrivains assiégeaient en foule la porte, étroitement fermée, des Archives du ministère des Affaires étrangères ; personne, en dehors de quelques spécialistes, n’avait l’idée de frapper à la porte, libéralement ouverte, de notre grand Dépôt militaire. Et pourtant que de richesses dans ces galeries où s’alignent, en bel ordre, avec leurs reliures armoriées, des milliers de volumes manuscrits ! Collection sans égale au monde, où sont classées, année par année, campagne par campagne, les correspondances relatives aux guerres soutenues ou préparées par la France, depuis trois siècles. Là, dans une immobilité silencieuse, contrastant avec le bruit et le mouvement dont ils avaient autrefois donné le signal, reposent tous ces papiers jaunis par le temps, qui ont été, à leur heure, les instruments mêmes des péripéties les plus tragiques de notre histoire. Entre tant de trésors, M. Rousset ne choisissait pas le moindre, en s’attachant à la correspondance de Louvois. Imaginez, rassemblés dans neuf cents volumes, les écrits échangés, pendant trente ans, entre Louvois et tous ceux qui, depuis le Roi, les ministres, les généraux, jusqu’aux commis inférieurs, avaient part aux affaires politiques et militaires ; non des dépêches coulées dans un moule banal, comme sont aujourd’hui beaucoup de nos documents officiels, mais des lettres vivantes, vraies, souvent de premier jet, parfois familières, rédigées sans souci d’une publicité que personne alors ne prévoyait, trahissant les idées, les desseins secrets, plus encore le tempérament, le caractère, le génie de chacun des acteurs ; quelques-unes, par le tour, dignes des contemporains de Mme de Sévigné ou du duc de Saint-Simon ; toutes écrites dans cette belle langue, don naturel de ceux qu’on appelait alors « les honnêtes gens ». Si l’on ajoute que cette correspondance était à peu près complètement inconnue, force sera de reconnaître que rarement chercheur avait eu la chance de tomber sur une mine aussi riche. De telles bonnes fortunes n’arrivent, il est vrai, qu’aux hommes doués de ce flair qui n’est pas le moindre des dons de l’historien.
M. Rousset employa plusieurs années à dépouiller ces neuf cents volumes, usant ses yeux à faire, au crayon car l’encre était alors interdite, — d’interminables copies, mais pleinement heureux, tout à cette fièvre délicieuse de la recherche et de la découverte que les érudits connaissent comme les savants. Rencontrait-il un ami au sortir de ces longues séances, sa joie débordait, et il lui racontait, avec une mimique enthousiaste, la trouvaille du jour. Quelques années plus tard, au moment de publier son livre, le souvenir des heures passées aux Archives lui revenait à l’esprit, et, contrairement à ses habitudes de réserve, il ne pouvait se retenir d’en faire confidence à ses lecteurs. Avec une sorte de lyrisme qui rappelle une page fameuse d’Augustin Thierry, il célébrait « le bonheur intellectuel » qu’il avait alors goûté. « Tenir entre ses mains, disait-il, les lettres originales de Louis XIV, de Louvois, de Turenne, de Condé, de Vauban, de Luxembourg et de tant d’autres, dont l’écriture semble encore fraîche, comme si elle était tracée d’hier ; démêler sans peine tous les secrets de la politique et de la guerre ; assister à la conception et à l’éclosion des événements ; surprendre l’histoire pour ainsi dire à l’état natif, quelle plus heureuse fortune et quelle plus grande joie ! Je vivais au sein même de la vérité ; j’en étais inondé, pénétré, enivré... »
C’est cette vérité, ainsi surprise aux sources originales, que M. Rousset a apportée au public dans les quatre volumes de son Histoire de Louvois. Les innombrables documents sur lesquels il avait mis la main, en forment le fond. On sent, chez l’auteur, un parti pris de s’effacer, pour céder la parole aux personnages du temps. Non certes qu’il entende se borner à un de ces recueils de pièces auxquels certains érudits semblent aujourd’hui réduire l’histoire : lettré distingué, il veut faire œuvre d’art. « Une cohue d’hommes, dira-t-il un jour, n’est pas plus une armée qu’un amas de documents n’est une histoire. » Aussi les lettres, dépêches, rapports, qu’il cite presque à chaque page, sont-ils, avec une habileté rare, encadrés, reliés, fondus dans le récit, sans jamais en détourner ou en ralentir le cours. Toutefois n’y cherchez pas ce que l’auteur n’a pas entendu y mettre. Ce n’est pas une histoire générale et complète. Comme le titre l’indique, c’est l’histoire de Louvois. J’ajouterai que c’est l’histoire de Louvois faite à peu près exclusivement avec les papiers de Louvois. M. Rousset n’ignorait certes pas ce qu’il eût pu trouver ailleurs sur cette même époque, par exemple dans les papiers de Colbert ; il laissait à un autre le soin de les dépouiller. S’il l’avait fait lui-même, quelqu’un de ses points de vue eût-il été modifié ? En tous cas, sa tâche était déjà tellement vaste qu’on ne peut le blâmer de s’y être enfermé.
Tel qu’il est, le livre de M. Rousset est un des plus considérables qui aient été publiés sur le règne de Louis XIV. Il a renouvelé l’histoire militaire et, en beaucoup de parties, l’histoire politique des trente années qui se sont écoulées de 1661 à 1691 : époque capitale non seulement par l’éclat des luttes que soutenait la France, mais surtout par la révolution qui s’est alors accomplie dans son état militaire ; à cette date, en effet, ont été créées l’armée moderne et, par suite, une nouvelle méthode de guerre. M. Rousset fait mieux encore que d’éclairer les faits jusque-là mal connus : des vieux papiers qu’il met en œuvre, les physionomies des personnages ressortent, quelques-unes avec un relief étonnant. Tels, par exemple, deux des correspondants les plus assidus de Louvois, hommes de guerre éminents dont on ne saurait dire lequel a le plus fait pour la gloire et la grandeur de la France, mais moralement à l’opposé l’un de l’autre, celui-là poussant le vice aussi loin que celui-ci la vertu, — Luxembourg et Vauban. Leurs lettres, répandues dans les quatre volumes de M. Rousset, eussent fait, à elles seules, la fortune d’un livre. Celles de Luxembourg ont une verve singulière, mélange d’impertinence de grand seigneur, de bassesse de courtisan, de cynisme de roué, avec un élan, un souffle qui rappellent les qualités déployées sur le champ de bataille par ce disciple de Condé, et aussi avec un défaut si complet de sens moral que l’impression dominante est une sorte de malaise. Chez Vauban, tout est différent ; non, sans doute, qu’il n’ait, à sa façon, sous une forme simple et un peu rude, beaucoup d’esprit naturel, un tour original, quelquefois même, par seule élévation de cœur, de l’éloquence ; mais surtout quel air sain on respire avec lui ! Voyez ce qu’il écrit à Louvois, un jour qu’il croit sa probité mise en doute : « Je vous supplie et conjure, Monseigneur, si vous avez quelque bonté pour moi, d’écouter tout ce que l’on vous dira contre, et d’approfondir afin d’en découvrir la vérité et si je suis trouvé coupable, comme j’ai l’honneur de vous approcher de plus près que les autres, j’en mérite une bien plus sévère punition. Cela veut dire que si les autres méritent le fouet, je mérite du moins la corde ; j’en prononce moi-même l’arrêt, sur lequel je ne demande ni quartier ni grâce... Examinez donc hardiment et sévèrement, bas toute tendresse, car j’ose bien vous dire que, sur le fait d’une probité bien exacte et d’une fidélité sincère, je ne crains ni le Roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble. La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France ; mais, en récompense, elle m’a honoré d’un cœur sincère, si exempt de toutes sortes de friponneries qu’il n’en peut même souffrir l’imagination sans horreur. » Certaines accusations ne tiendraient pas longtemps, si l’on trouvait de tels accents pour y répondre. Il faut croire qu’il y a là quelque chose qui ne se copie pas aisément.
J’aimerais à m’arrêter devant bien d’autres figures de premier ou de second rang que M. Rousset nous révèle ou nous aide à mieux connaître. Tout au moins ne puis-je quitter ce livre sans considérer un moment celui qui en occupe le centre, Louvois. Vous avez vu son portrait tel que l’a tracé le burin de Nanteuil : masque puissant, impassible, fermé, mystérieux. Derrière ce masque, M. Rousset nous montre l’homme vrai, avec d’éminentes qualités et des défauts violents ; en lui, rien de vulgaire : la pleine lumière, loin de le diminuer, le grandit. Esprit prompt et décidé, d’une prodigieuse capacité de travail ; ayant peu de théories, se contentant de quelques idées nettes fondées sur le bon sens et l’observation des faits ; supérieur par la volonté, possédant le don du commandement et le goût de la domination ; prompt à écraser qui lui résiste, tout en sachant écouter qui l’informe ; ambitieux, dur, brutal, cruel, mais intègre, sans petite vanité ni cupidité basse ; portant très haut le sentiment de ce qu’il doit au service public, y sacrifiant sa santé, sa vie, mais sans scrupule et sans merci dans l’exécution des desseins qu’il a formés pour la grandeur de l’État. Veut-on juger son œuvre, force est de distinguer entre les rôles divers qu’il s’était fait attribuer. Comme organisateur militaire, il est incomparable ; dans la création et la mise en mouvement de cette formidable machine qui constitue l’armée moderne, il a déployé des qualités qui touchent au génie ; la France n’a pas eu de plus grand ministre de la guerre. Comme stratégiste, dans l’invention et l’exécution des plans de campagne, il a été souvent habile et heureux ; mais, par désir de tout attirer à soi et de tout régler à sa mesure, il diminue trop l’initiative des généraux, tend à remplacer par des opérations lentes, par des sièges, par des dévastations méthodiques, où tout est fixé à l’avance dans le cabinet du ministre, les mouvements rapides improvisés sur le terrain et ces batailles à la façon de Rocroy qui décident en quelques heures de toute une guerre. Comme homme d’État enfin, s’il a de grandes vues, s’il sait concevoir et mener à fin des entreprises hardies, il manque de la qualité essentielle, la mesure : il est de ces politiques à outrance que la France a plus d’une fois connus à ses dépens, et qui provoquent les coalitions de l’Europe aussi inévitablement que la tyrannie provoque les révoltes du peuple. Quand il meurt presque subitement à cinquante et un ans, usé par le travail et les soucis, laissant son pays aux prises avec une guerre encore glorieuse mais incertaine, les contemporains paraissent partagés entre deux sentiments : ils lui en veulent du péril où il les a jetés, et sentent ce péril accru par sa disparition. Vivant, il était redouté ; mort, on le regrette. Impression complexe qui est un peu celle de la postérité ! Néanmoins, ne l’oublions pas, pour excessive et maladroite qu’elle ait été parfois, la passion qui possédait Louvois était la passion de la grandeur française. Il a contribué à conquérir cette forte frontière que nous ne possédions pas avant lui et que notre génération, hélas ! n’a pas su garder intacte. Qui songerait aujourd’hui à se montrer bien sévère pour les torts du ministre auquel la France devait Strasbourg !
L’Histoire de Louvois, publiée en deux parties, la première en 1861, la seconde en 1864, eut un succès éclatant qui fit la réputation de M. Rousset et décida de son avenir. Tandis que l’Académie lui décernait le prix Gobert, le gouvernement impérial, bien conseillé, rétablissait pour lui la place d’Historiographe du ministère de la Guerre et lui confiait la direction des Archives dont il avait en quelque sorte fait la découverte. Confirmé ainsi dans sa vocation d’historien militaire, libre de s’y donner tout entier, possédant sous la main la matière de ses travaux, M. Rousset s’empresse de justifier son nouveau titre en faisant paraître, de 1865 à 1870, trois livres qui sont comme la suite de son grand ouvrage : il y étudie ce que sont devenues au cours du XVIIIe siècle les institutions fondées au XVIIe par Louvois. On avait appris de lui comment se fait une bonne armée : il va montrer comment elle se défait. Dans la première de ces publications, la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, on voit poindre la décadence ; mais il y a encore de beaux restes : c’est l’époque de Fontenoy. Voici maintenant Rosbach : cette fois, la décadence est complète ; M. Rousset la dépeint en racontant la vie du comte de Gisors ; il mêle habilement la biographie particulière à l’histoire générale, et le charme touchant de l’une adoucit les tristesses de l’autre ; ce livre est un des plus agréables qu’ait écrits M. Rousset. Enfin, après avoir dénoncé le mal fait à l’armée par la corruption de l’ancien régime, il observe le contre-coup qu’a eu sur elle le désordre révolutionnaire : c’est l’objet du volume intitulé les Volontaires, moins une histoire qu’une sorte d’enquête où viennent déposer les contemporains et qui aboutit à cette conclusion : « Rien ne supplée, même pour la guerre défensive, une armée permanente et régulière. »
Peut-être est-on surpris que le nouvel historiographe se soit ainsi attaché au XVIIIe siècle et n’ait pas porté ses recherches sur une époque plus glorieuse et plus consolante. Son choix a dû être déterminé par les préoccupations qu’éveillait dans son esprit la situation de la France. Il lui paraissait qu’à ce moment, de 1865 à 1870, notre orgueil national avait plus besoin d’être averti que flatté. L’Italie grandissante, l’expédition du Mexique, Sadowa, l’affaire du Luxembourg lui révélaient l’approche d’une crise formidable à laquelle il estimait son pays insuffisamment préparé. Les conversations des officiers qui aimaient à se réunir dans son cabinet ne lui laissaient pas ignorer ce que cachait de faiblesses la belle apparence de notre armée. Aussi, en juillet 1870, quand il voit l’orage sur le point d’éclater, son angoisse est-elle terrible, et ses amis l’entendent émettre, avec de vraies larmes dans la voix, des prophéties que l’événement doit encore dépasser. Toutefois, si alarmée que soit sa clairvoyance, son courage n’en est pas ébranlé, et, la guerre déclarée, il n’a plus qu’une pensée, le salut et l’honneur de la France. Resté dans Paris investi, le service des remparts ne lui suffit pas : malgré ses cinquante ans, il s’engage comme volontaire dans un des bataillons de marche que le gouvernement s’est décidé à former avec les éléments les plus jeunes de la garde nationale. Le 30 novembre, son bataillon partait pour les avant-postes de Vitry, escorté de parents et d’amis. M. Rousset est à son rang. En dépit du froid glacial, la fatigue de la marche et le poids du sac, auxquels il n’était nullement habitué, font couler sur son visage de grosses gouttes de sueur ; il n’en garde pas moins l’œil vif, l’esprit allègre, le cœur haut. Son âge attirait l’attention ; chacun vient le féliciter, lui serrer les mains. À une halte, un ouvrier qui l’observait depuis quelque temps s’approche, et, le montrant du doigt à son fils : « Tiens, lui dit-il, vois-tu celui-là avec toutes ses décorations ? Eh bien ! c’est un vieux brave qui va se battre pour la France ! » Pendant plusieurs semaines, par des gelées de vingt et un degrés, il fait son service à la tranchée, au bivouac, avec un entrain qui se communique autour de lui. Une seule ombre au tableau : il paraît que, quand venait son tour de faire la soupe, elle était assez médiocre. Le 19 janvier, au combat de Buzenval, son bataillon fut désigné pour former avec un régiment de ligne la tête d’une des colonnes d’attaque. J’ai eu entre les mains un carnet où M. Rousset avait, sur le moment même, jeté quelques notes au crayon. J’y trouve d’abord le cri de détresse que lui arrache l’atroce fatigue de la marche faite pendant la nuit qui précède la bataille, à travers les terres défoncées : il butte, il tombe, il se sent impuissant à suivre ses compagnons. « Je suis épuisé, écrit-il, au désespoir de sentir mon énergie morale trahie par mes forces physiques. » Voici qu’on aborde l’ennemi : la fusillade commence. Ce bruit le ranime aussitôt. « J’ai le bonheur, continue-t-il, de pouvoir rejoindre mon bataillon au moment où il franchit la brèche. Au delà, le terrain monte rapidement ; mais le sol, gazonné, sous bois, est ferme et résistant. Je me sens revivre. C’est Antée quand il a touché la terre. Quelle joie ! je me sens en pleine possession de moi-même. La grêle des balles qui sifflent et brisent les branches autour de moi, est un plaisir. On me fait signe, on me crie de me coucher, de me courber, de me cacher. Point ! J’ai trop de joie d’avoir retrouvé mes camarades au premier rang... » Vous aimeriez à poursuivre avec moi cette lecture. Par malheur, je n’ai plus sous les yeux que des feuillets blancs. C’est décidément une fâcheuse habitude, chez M. Rousset, de s’arrêter court dès qu’il commence à parler de lui. Cela même n’ajoute-t-il pas à la sincérité du témoignage ? Que dites-vous de l’accent de ce volontaire de cinquante ans, allant au feu pour la première fois, de son allure au milieu des balles qui frappaient mortellement à ses côtés un Coriolis ou un Henri Regnault ? Qui donc maintenant serait tenté de sourire de son goût pour le militaire ? Ne voit-on pas que ce n’était point chez lui amusement de badaud ou échauffement d’imagination littéraire, mais bien un sentiment vrai, sérieux, profond, tenant à ces parties hautes de l’âme où se forment les pensées de sacrifice et les volontés héroïques ? Ce sentiment, vous en connaissez le nom : il s’appelle le patriotisme, ce patriotisme que les dilettantes blasés et les révolutionnaires cosmopolites ne sont pas près d’avoir détruit sur notre sol ; car il a aujourd’hui, dans nos cœurs français, une puissante sauvegarde : c’est l’impression, encore toute vive et saignante, de la blessure qu’y ont laissée nos malheurs.
La guerre finie, la Commune vaincue, M. Rousset rentra aux Archives et reprit ses travaux. Il en reçut, cette année même, la récompense, par son élection à l’Académie française. En comblant son ambition, cet honneur ne fit qu’exciter son ardeur. Ne sentait-il pas d’ailleurs sa mission d’enseignement militaire devenue plus importante encore par l’effet de nos défaites ? Dès août 1871, il faisait paraître une étude, préparée antérieurement, sur La Grande armée de 1813 ; c’était une enquête du genre de celle qu’il avait publiée, l’année précédente, sur les Volontaires ; elle tendait à démontrer cette vérité dont on venait de voir, encore une fois, la douloureuse confirmation, que « les armées ne s’improvisent pas ». Il entreprit ensuite une œuvre beaucoup plus considérable. À la France du second Empire, quelque peu enorgueillie de ses succès et aveuglée sur ses faiblesses, il avait jugé utile de rappeler les jours de revers et les leçons qui en ressortaient. À la France vaincue, il eut la pensée délicate de parler de quelqu’une de ses victoires, et, se plaçant en pleine époque contemporaine, il porta son choix sur la guerre de Crimée. Tout en poursuivant la longue préparation de cet ouvrage, il publiait, à la demande de M. Thiers, sous le titre de Bibliothèque de l’armée française, les principaux chefs-d’œuvre de la littérature militaire depuis Xénophon jusqu’à Napoléon, et il faisait un cours d’histoire à l’École supérieure de guerre.
Certes M. Rousset ne pouvait mieux répondre à la pensée de ceux qui avaient rétabli pour lui la fonction d’historiographe. Bien à sa place, tout à sa tâche, heureux de s’y dévouer, ne désirant rien autre, exclusivement préoccupé d’exciter, d’éclairer ou de consoler notre patriotisme par les enseignements de l’histoire militaire, il devait, ce semble, trouver appui et sympathie chez les hommes de toute opinion. Mais non. Par un de ses livres, celui sur les Volontaires, ils’était fait mal noter du parti qui ne permet pas qu’on blâme rien dans la Révolution. Les prétentions de ces défenseurs du « bloc », comme on dit aujourd’hui, vous sont connues, et M. Rousset n’a pas été seul, dans votre Compagnie, à souffrir d’une intolérance qui régente le théâtre aussi bien que l’histoire. Que reprochait-on à l’auteur des Volontaires ? S’il eût contesté l’élan donné aux soldats de Dumouriez, de Kellermann ou de Jourdan, par la chaleur des idées nouvelles, par la colère d’un peuple qui se sentait menacé à la fois dans son indépendance et sa liberté, s’il eût méconnu que les Volontaires de 1791 contenaient, avec des éléments médiocres ou même vils, d’autres éléments singulièrement riches d’énergie et d’impétuosité ; si, en un mot, il eût oublié que le meilleur de la France était alors à la frontière, j’aurais compris qu’il fût contredit. Mais sa thèse me paraît différente. Il s’attache seulement à montrer le mal fait à l’armée par l’esprit révolutionnaire, esprit de rébellion contre toute autorité et de méfiance contre l’institution militaire elle-même ; il montre ce mal sévissant particulièrement chez les Volontaires, avec leurs officiers élus, avec leurs soldats qui transportaient au camp leurs préventions politiques, débattaient publiquement les conditions de leur obéissance et limitaient à leur fantaisie la durée de leur service ; il montre enfin ces Volontaires ne mettant en œuvre leurs qualités réelles que le jour où le gouvernement, effrayé de leurs désordres, se décide à les « amalgamer » dans les troupes de ligne, c’est-à-dire du jour où ils cessent d’être des volontaires. En faisant cette démonstration, l’auteur n’a nullement songé à attaquer ou à servir tel ou tel parti. Fort peu curieux des querelles de politique intérieure, son habitude était de tout envisager du seul point de vue de la grandeur militaire et de l’action extérieure de son pays. Rappelez-vous l’état des choses et des esprits dans les dernières années de l’Empire, le péril où les fautes du gouvernement avaient jeté la France, la nécessité de reconstituer son armée en vue d’une lutte qui, depuis Sadowa, apparaissait à tous inévitable, et la résistance faite à cette reconstitution par un parti qui ne voulait pas mettre un instrument aussi puissant aux mains d’un gouvernement détesté. C’était le temps où les chefs de ce parti demandaient dans leurs programmes électoraux la suppression de l’armée permanente, où ils soutenaient en plein parlement que cette armée, dangereuse pour la liberté, n’était pas nécessaire à la défense du pays, et que rien ne valait, pour repousser l’étranger, la levée en masse d’une immense garde nationale. À l’appui de cette thèse, quel était leur principal argument ? C’était l’évocation des Volontaires de 1791, qu’ils nous dépeignaient triomphant des vieilles armées de l’Europe par la seule vertu de leur enthousiasme démocratique. Frappé du péril de ces sophismes, M. Rousset voulut détruire la légende sur laquelle on prétendait les fonder. Tel avait été l’unique motif de ce petit livre des Volontaires, dédié, avec une honnête confiance, « aux amis sincères de la vérité », et, si l’on veut bien se souvenir de la date de cette publication — mars 1870 — on en comprendra mieux encore l’inspiration et l’opportunité. Après la guerre, la leçon des événements était d’une évidence trop tragique pour que personne osât encore demander, au nom des Volontaires de 1791, la suppression des armées permanentes ; le ressentiment contre M. Rousset n’en fut pourtant pas atténué, et, six ans plus tard, en 1876, quand les vicissitudes électorales amenèrent au parlement une majorité nouvelle, on eut cet étrange spectacle des grands pouvoirs publics mis en mouvement pour frapper un historien coupable d’avoir soutenu une thèse déplaisante : un vote des Chambres supprima au budget le traitement affecté aux fonctions d’Historiographe. Il y avait, du reste, un précédent ; après la révolution du 24 février, le premier mouvement, bientôt regretté, il est vrai, du gouvernement nouveau avait été de retirer à M. Mignet la direction des archives diplomatiques. L’Académie ressentit vivement le coup frappé sur un de ses membres ; elle se rappela que l’une de ses plus nobles traditions était de consoler et d’honorer les victimes de l’esprit sectaire, et ce fut à l’unanimité, sans distinction d’opinions politiques, qu’elle exprima son émotion dans un procès-verbal communiqué à M. Rousset. Quant à ce dernier, si pénible que lui fût une mesure qui ne l’atteignait pas seulement dans ses goûts les plus chers, mais qui le privait d’un revenu nécessaire à son honorable pauvreté, il dédaigna de se plaindre. Sa seule vengeance fut de faire une fois de plus le public juge de la façon dont il avait rempli les fonctions qu’on lui enlevait : quelques mois après sa disgrâce, il faisait paraître les deux volumes de son Histoire de la guerre de Crimée.
De toutes les œuvres de M. Rousset, c’est peut-être la meilleure. On en remporte une vision lumineuse et pathétique de cette guerre extraordinaire, où les trois plus grandes puissances de l’Europe semblaient avoir choisi un coin de terre lointain, sur les confins de l’Asie, pour y vider leur querelle en champ clos. D’abord, la confusion des débuts ; ni préparatifs, ni plan ; une expédition lancée en Turquie, à sept cents lieues de la France, sans avoir la moindre idée de ce qu’on veut y faire ; le nec plus ultra de la fameuse tactique du « Débrouillez-vous » ; puis, un beau jour, l’embarquement pour la Crimée, uniquement parce qu’on ne sait plus que devenir en Turquie ; la radieuse victoire de l’Alma qui semble si pleine de promesses ; l’installation sur le triste et âpre plateau de Chersonèse ; le combat d’Inkermann, glorieux encore, mais avec je ne sais quoi de sombre et d’inquiétant ; les déceptions de ce siège qu’on croyait terminer en quelques jours et qui se prolonge indéfiniment, moins un siège qu’une bataille continue entre deux camps retranchés et armés de deux mille bouches à feu ; le choléra, les maladies de toutes sortes, plus meurtrières encore que le canon ; l’hiver avec ses pluies, ses boues, ses bourrasques glaciales, ses linceuls de neige ; les longues périodes d’immobilité monotone, suivies d’assauts sanglants et infructueux, et l’issue devenant si obscure qu’on se demande avec angoisse si l’on n’est pas fourvoyé dans une impasse ; le soldat français, au milieu de ces périls, de ces souffrances, de ces mécomptes, merveilleux d’énergie et de gaieté, jamais embarrassé, à l’ébahissement du soldat anglais, mourant de faim à côté de sa viande qu’il ne sait comment cuire ; les grands chefs, avec leurs vues secrètes, leurs tiraillements, leurs délibérations anxieuses ; Saint-Arnaud, âme toute vibrante dans le corps moribond qu’elle domine ; Canrobert, brave, généreux, désintéressé ; Pélissier, tête dure, caractère brutal, volonté de fer qui dompte hommes et choses, bien amusant à observer dans sa manière à la fois rude et rusée d’écarter les ordres les plus formels de l’Empereur et de n’en faire qu’à sa guise ; Niel, intelligence ouverte, distinguée, un peu inquiète ; le maréchal Vaillant, remplissant, entre eux tous, l’office patriotique de conciliateur, avec une patience, une finesse, un tact que font encore ressortir ses apparences nonchalantes et bourrues ; à côté du camp français, celui de nos « alliés » d’alors, de cette vaillante armée anglaise qui avait peut-être besoin d’apprendre à faire la soupe, mais qui savait admirablement tenir sur le champ de bataille : témoin, au ravin d’Inkermann, devant la formidable poussée des masses ennemies qui partout émergent du brouillard, la résistance de la brigade des gardes, ferme comme un rempart, serrant ses files pour boucher les vastes trouées qu’y fait le canon, aussi impassible et ordonnée dans l’extrême péril qu’à la parade, contraste singulier avec la fougue des zouaves qui accourent en bondissant à son secours et qu’elle salue au passage de ses hourras ; puis, dans la ville assiégée, où le récit nous fait également pénétrer, un courage auquel l’historien français se plaît à rendre hommage, répondant bien ainsi au caractère de cette guerre que, seule entre tant d’autres, on a pu appeler la guerre sans haine ; le génie d’un Totleben improvisant jour par jour une défense qui devient une attaque ; les belles et pures figures d’un Kornilof et d’un Nachimof ; le soldat russe, moins alerte que le nôtre, mais d’une solidité et d’une endurance à toute épreuve, priant avant d’aller au feu, et mourant, sans une plainte, pour son Dieu et son prince ; enfin, pour dénouement, l’assaut décisif, le grand va-tout du 8 septembre 1855 : dans la redoute bouleversée et croulante de Malakof, parmi les monceaux de cadavres, les canons brisés, sur un sol miné qu’on s’attend, d’une seconde à l’autre, à voir s’abîmer dans une effroyable explosion, le noble soldat auquel la France vient de faire de si magnifiques funérailles, Mac-Mahon, debout, indifférent à l’ouragan de mitraille qui l’enveloppe, aussi inébranlable dans la possession qu’il a été irrésistible dans l’attaque, lassant par sa ténacité les retours offensifs des Russes qui finissent par s’avouer vaincus et qui abandonnent la ville en faisant sauter ce qui y restait encore de batteries, de magasins et de vaisseaux. Telle est l’épopée grandiose que fait revivre M. Rousset. Jamais il n’a déployé plus d’art de composition et de mise en scène. Son pinceau, naturellement sobre, a trouvé une couleur inaccoutumée. Son récit rapide est animé d’un souffle héroïque, échauffé d’une émotion, de page en page, plus poignante. Aussi conçoit-on que l’un de vous, après avoir relu et contrôlé ce livre sur le théâtre même du drame, devant les vestiges, encore visibles après trente années, de cette lutte formidable, auprès des ossuaires où reposent les deux cent cinquante mille morts tombés sur ce champ de bataille, n’ait pas hésité à appeler l’Histoire de la guerre de Crimée, « l’un des chefs-d’œuvre de l’histoire militaire » ( 1).
L’armée qui a déployé de si rares qualités devant Sébastopol avait été formée par la monarchie constitutionnelle c’était l’armée des grandes lois de 1818 et de 1832. M. Rousset, qui l’aimait et la regrettait, ne se décida pas à la quitter, et, revenant alors sur ses pas, il entreprit de raconter la longue lutte soutenue par elle sur cette terre africaine où elle avait fait son éducation. La guerre d’Algérie, localisée, mais persistante, laborieuse, meurtrière, est le principal événement militaire de la période de paix qui a suivi la chute de Napoléon. Sans compromettre cette paix nécessaire et bienfaisante, elle en a été le correctif. Dans une société bourgeoise que la richesse amollissait et qu’une prodigieuse transformation économique tendait à matérialiser, elle a entretenu le ferment des vertus guerrières sans lesquelles l’âme des nations s’abaisse et se rétrécit : énergie de l’effort, amour de la gloire, mépris du danger, abnégation poussée jusqu’au don de la vie. Cette guerre s’est trouvée en outre profiter à la grandeur de la France ; quelques-uns en avaient douté autrefois ; mais, aujourd’hui que les progrès incontestés de notre empire africain s’offrent comme une consolation à notre orgueil national, d’autre part tant meurtri, personne ne songerait à nier l’importance du résultat obtenu. Un tel sujet était donc bien fait pour intéresser notre curiosité, et, en le choisissant, M. Rousset avait encore eu la main heureuse.
L’œuvre était considérable et, par un certain côté, malaisée. La guerre de Crimée se présentait à l’écrivain qui devait la raconter, comme un drame concentré qui avait l’unité d’action, de lieu et presque de temps, exigée pour la tragédie classique. Rien de pareil dans la guerre d’Algérie. Pendant les dix premières années, tout est confus, incertain, sorte de marche en zigzag dont il est impossible de discerner la direction ; et lors même que Bugeaud apporte enfin un système, ce système consiste à diviser l’action entre beaucoup de petites colonnes qui bataillent chacune de son côté. On voit quelle difficulté en résultait pour l’historien. Il faut savoir gré à M. Rousset de l’habileté qu’il a déployée pour la surmonter et ne pas lui imputer ce qu’il y avait d’insoluble dans ce problème. D’ailleurs, si les ensembles font défaut, le détail est attrayant, le cadre pittoresque. À chaque pas, se présentent des épisodes dramatiques, et M. Rousset excelle à les raconter. Ses récits du désastre de la Macta, des deux expéditions de Constantine, de la prise de la Smala, et tant d’autres sont des morceaux achevés. Comme, après l’avoir lu, on connaît bien nos grands « Africains » ! Bugeaud d’abord, avec sa forte stature, son allure de vieux grognard, véhément, irritable, d’écorce rugueuse, mais cœur chaud, esprit plein de saillies, infatigable, aimé du soldat dont il obtient beaucoup, sachant commander, portant avec aisance la responsabilité, et surtout possédant, à un degré éminent, les deux qualités maîtresses de l’homme de guerre, le bon sens et la volonté ; La Moricière, le plus arabe de tous, petit, œil de feu, costume fantaisiste, intrépidité joyeuse et entraînante, parole vive et soudaine, toujours en mouvement et en travail, fécond en idées dont quelques-unes ont besoin d’être contrôlées ; Changarnier, recherché dans sa tenue, ombrageux, d’une confiance en soi dont l’expression étonne un peu, mais rachetant ces petits défauts de caractère, dont M. Rousset s’offusque trop, par des dons supérieurs, d’une énergie indomptable, audacieux avec sang-froid, plein d’ascendant sur le soldat ; le sage Bedeau ; l’austère Cavaignac, et le seul que je ne puisse nommer ici, le jeune prince qui se préparait à écrire plus tard l’histoire du vainqueur de Rocroy, en remportant, lui aussi, une victoire à vingt et un ans. Au-dessous des premiers rôles, sont tous ces officiers de rang inférieur, la plupart futurs généraux de Crimée ou d’Italie, auxquels le morcellement de cette guerre fournissait occasion de faire œuvre de commandant en chef. Puis, voici le soldat, noirci et comme séché par le soleil, vêtu à la diable, un peu débraillé et chapardeur, mais combien alerte, endurci à la fatigue, aguerri au péril, quel savoir-faire au bivouac et au combat, et souvent quel héroïsme ! Voyez le sergent Blandan et ses vingt et un compagnons sur la route de Boufarik, ou la petite troupe du capitaine Géreaux dans le marabout de Sidi-Brahim. Les défenseurs des Thermopyles n’avaient pas fait davantage pour conquérir l’auréole dont vingt-trois siècles n’ont pas terni l’éclat. Si nous ne savons pas, comme les Grecs, ces merveilleux faiseurs de renommée, imposer aux imaginations et aux littératures du monde entier la gloire de nos héros, sachons du moins la mettre en lumière pour nous-mêmes, pour la France d’aujourd’hui et de demain, et remercions M. Rousset d’avoir, plus que tout autre, travaillé à cette œuvre de justice et de patriotisme.
Terminée en 1889, après avoir coûté plus de dix années de recherches, l’histoire de la conquête algérienne fut le dernier grand ouvrage de M. Rousset. D’autres travaux moins importants l’occupèrent jusqu’à la fin : une vie du marquis de Clermont-Tonnerre, une notice sur le maréchal Macdonald, et une étude, douloureuse entre toutes, parue quelques mois avant sa mort, sur l’armée de Metz. J’aimerais à en parler, mais le temps me presse et il faut prendre mon parti d’être incomplet.
En dépit de sa laborieuse fécondité, les années ne laissaient pas de faire sentir leur poids à M. Rousset. Certains accidents de santé qui préoccupaient son entourage l’avaient contraint à une vie plus retirée ; des salons où il se plaisait à fréquenter, le vôtre était à peu près le seul auquel il fût demeuré assidu. Néanmoins, à son beau regard toujours aussi vif, on voyait bien que le foyer intérieur n’était nullement refroidi. Il portait le même intérêt passionné aux choses militaires ; l’âge n’avait rien ralenti des battements de cœur que lui faisait éprouver, dans sa jeunesse, le passage d’un régiment. Il ne lui était plus permis, sans doute, de courir à toutes les revues. Mais de quelle revue ne pouvait-il pas se donner à lui-même le spectacle, en évoquant dans sa pensée les armées successives avec lesquelles il avait si longtemps et si intimement vécu ! D’abord, les régiments vêtus de blanc de l’ancienne monarchie, les « vieux », comme on les appelait, avec leurs noms si riches de gloires accumulées, Picardie, Piémont, Champagne, Navarre, Normandie, La Marine ; puis les farouches demi-brigades de l’armée de Sambre-et-Meuse, les grognards de la garde impériale, les conscrits imberbes de 1813, les « Africains » du « père Bugeaud », les vainqueurs de l’Alma et de Malakof, et, hélas ! les vaincus de Metz ! N’imagine-t-on pas, devant l’historien, retenu dans son fauteuil par la maladie, quelque chose comme le défilé fantastique que le peintre du « Rêve » fait entrevoir au milieu de la nuée, par-dessus les soldats endormis dans la grande plaine, autour des feux de bivouac ? Sans doute, ces évocations du passé n’apparaissaient pas toutes, à cet ardent patriote, également lumineuses et consolantes. Des drapeaux qui passaient sous ses yeux, quelques-uns étaient voilés du deuil de la défaite. Malgré tout, son impression dominante devait être une impression de confiance. L’histoire même de nos revers lui avait appris avec quel ressort notre pays se relève ; elle lui avait fait comprendre la persistance de notre vitalité militaire. N’en avait-il pas, sous les yeux, une preuve nouvelle dans la rapidité avec laquelle se refaisait l’armée détruite en 1871, démonstration d’autant plus saisissante que l’air régnant semblait avoir au contraire sur toutes les autres institutions une action dissolvante ? Le contraste est en effet bien extraordinaire ! Sur la plupart des questions aujourd’hui posées en France, rien que divisions, confusion des langues, impression douloureuse de doute et d’avortement ; pour ce qui touche à l’armée, accord de toutes les volontés, tous les cœurs battant à l’unisson, unanimité de foi et d’espoir. J’aime donc à penser qu’en ses derniers jours, entre bien des motifs de tristesse et d’inquiétude, M. Rousset aura eu cette joie qui est, ici-bas, la meilleure récompense d’une vie de généreux efforts, de sentir en progrès la cause à laquelle il s’était plus particulièrement dévoué.
Quand vint la mort, M. Rousset la regarda en face. La vie pourtant lui était douce au milieu d’une famille aimée. Soutenu par sa foi chrétienne, il fit son sacrifice avec la simplicité vaillante qui avait marqué tous ses actes. Il avait conscience de laisser une mémoire honorée et une œuvre durable : œuvre de quarante années, exclusivement consacrée au sujet qui, aujourd’hui surtout, nous tient le plus au cœur, à la grandeur militaire de la France ; œuvre tout entière animée du patriotisme qui l’avait fait, à cinquante ans, monter à l’assaut du parc de Buzenval. Aussi l’opinion reconnaissante rend-elle à l’historien de Louvois, de la guerre de Crimée et de la conquête de l’Algérie, le titre dont une rancune de parti avait prétendu un jour le dépouiller, et salue-t-elle en lui l’Historiographe de l’armée française.