Réception de Michel Mohrt
M. Michel Mohrt, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Marcel Brion, y est venu prendre séance le jeudi 27 février 1986 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Marcel Brion n’aimait rien tant que d’être « étonné ». C’est un sentiment que j’ai éprouvé — accompagné, il va sans dire, de plusieurs autres : la reconnaissance, la fierté... — quand vous m’avez appelé à siéger dans votre illustre compagnie.
Pourquoi cet étonnement ?
C’est que le romancier est naturellement modeste — ou qu’il devrait l’être. Il n’a pas, pour se recommander à vos suffrages, des titres incontestables comme ceux du savant et de l’historien. Qu’est-ce qu’un bon roman ? Et quel critère choisir pour le reconnaître ? Il ne paraît pas de chefs-d’œuvre : c’est le temps qui fait les chefs-d’œuvre. Des grandes œuvres du passé ont été souvent mal accueillies par la critique. L’Éducation sentimentale, de Gustave Flaubert — que j’aurais bien aimé pouvoir compter au nombre de mes prédécesseurs dans ce trente-troisième fauteuil, à la place de son ami Maxime du Camp qui fut toutefois un bon photographe — L’Éducation sentimentale fut déclarée par la critique le mauvais titre d’un roman raté. Voilà qui incite à beaucoup de modestie pour juger des œuvres qui se font. Votre audace a donc été grande d’avoir élu un romancier qui n’a d’autre titre que celui choisi par son devancier Robert Louis Stevenson, de teller of tales, de raconteur d’histoires. Je le répète, il s’est trouvé tout étonné que ces histoires sur lesquelles il n’osait pas se faire vous remercie donc, Messieurs, de ne pas m’avoir trouvé indigne d’être des vôtres.
Plus que tout autre écrivain, il me semble que le romancier a besoin d’être reconnu. J’ai professé quelque temps dans des universités américaines et je me rappelle la joie que me donnaient des relations suivies avec mes étudiants, dont certains sont restés des amis. Le métier de professeur, que plusieurs d’entre vous avez pratiqué, est l’un des plus nobles, des plus beaux qui soient, et d’abord parce qu’il vous met en contact avec de jeunes esprits, susceptibles de devenir des disciples. Ce contact, le romancier l’ignore. Il est seul, replié sur lui-même et sur sa mémoire. Il s’est coupé du monde pour écrire. Il lui faut le silence ; il est prisonnier d’habitudes maniaques ; inquiet, il fait régner l’inquiétude autour de lui. Il est un compagnon impossible, absent, perdu dans ses rêveries. Malheureux s’il n’écrit pas, il l’est aussi quand il écrit... À la lettre, il ne vit pas, condamné à un épuisant va-et-vient entre le passé, où il puise la matière de son œuvre, et l’avenir, qui est l’œuvre projetée. Le beau rêve qui la lui a fait concevoir — et il faut qu’il se méfie de ce que Flaubert appelle les « bals masqués de l’imagination » — a été suivi de tant de peines, d’incertitudes, qu’il n’éprouve même plus de plaisir à avoir achevé sa tâche. Ses tiroirs sont remplis de projets avortés, peut-être même de romans achevés qu’il n’a pas trouvés dignes d’être publiés. Il demeure dans l’incertitude sur le sort réservé à son œuvre. Même les éloges ne le rassurent pas : il les trouve le plus souvent à côté de ce qu’il aurait souhaité s’entendre dire. Un succès de vente le flatte un instant, mais il est condamné dans l’avenir à renouveler cet exploit, se désespère s’il ne peut y parvenir. Alain dit que la récompense de l’écrivain est de rencontrer le « lecteur inconnu ». Mais c’est un bonheur que le romancier éprouve rarement et il lui faut se contenter de l’idée d’avoir tenu compagnie pendant quelques heures à des lecteurs qu’il ne connaîtra jamais.
Messieurs, vous trouvez que je noircis le portrait du romancier, le plus incertain, le plus solitaire des écrivains. Je ne le crois pas. Il suffit de lire la correspondance de Flaubert pour voir que le portrait est exact. Les surprenantes politesses de Proust, ses flatteries mondaines trahissent l’inquiétude dont je parle, et il n’est pas jusqu’à la superbe assurance d’un Joyce, persuadé de son génie, qui ne paraisse, au fond, le signe paradoxal d’une incertitude, tout au moins une crainte de ne pas être reconnu.
Être reconnu, tout est là. « Ne pas être toujours à la merci du dépit, de la malice, du mépris — et peut-être seulement de l’ignorance de la part de ses rivaux », comme le dit le poète anglais Sir Stephen Spender en expliquant pourquoi, lui qui refusait les honneurs par principe dans son jeune âge, a été heureux de les accepter dans sa vieillesse. « Je me sens ragaillardi, dit-il, comme si l’on m’avait pris amicalement par le bras. »
C’est un sentiment identique que j’éprouve. Chacun d’entre vous m’a pris par le bras pour me guider vers ce fauteuil en me priant de m’y asseoir. Je ne suis plus seul, j’ai rencontré des lecteurs inconnus — du moins puis-je l’espérer — qui sont devenus des amis. Ma gratitude envers vous est à la mesure de ce besoin de reconnaissance que connaît tout écrivain qui a la faiblesse de se laisser imprimer tout vif. Au fond, peut-être ne devrait-il y avoir que des livres posthumes. En tout cas, il me semble que tout écrivain ne peut que souhaiter laisser une œuvre posthume, qui sera peut-être, comme dans le cas des Mémoires du colonel de Maumort, de Roger Martin du Gard, sa plus grande œuvre. Or c’est une œuvre de cette nature qu’a laissé Marcel Brion. Les Vaines Montagnes, qui vient de paraître par les soins de Madame Marcel Brion, est une somme de l’œuvre considérable publié par l’écrivain de son vivant et elle en rassemble les principaux thèmes. Le livre contient parmi les plus belles pages qu’ait écrites l’écrivain auquel je succède, et dont je vais m’efforcer de dire les mérites et le grand talent.
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Est-ce parce que, né au bord de l’Atlantique et ayant contemplé tout enfant l’horizon de la mer, j’ai éprouvé comme tant de mes compatriotes l’appel irrésistible de l’Ouest ? C’est vers l’Ouest que je me suis dirigé ; c’est le monde anglo-saxon qui m’a attiré et où j’ai vécu ; que j’ai étudié et aimé. Cela ne me prédisposait pas à entrer à la suite de Marcel Brion dans le monde germanique qui a été sa terre d’élection. Ayant contemplé les grands espaces maritimes, je suis un homo horizontalis et il me faut parler d’un homo verticalis, amoureux des hautes montagnes de l’Europe. La distinction est de Marcel Brion lui-même. Mais heureusement, en dépit de cette différence, nous avons des points communs, et d’abord une même origine celtique.
Marcel Brion appartenait au clan irlandais des O’Brien, qui a fui l’île des saints et des héros au moment des persécutions de Cromwell. Les O’Brien ont essaimé dans toute la France. On en voit en Alsace, dans le Bordelais où ils ont fait un vin qui porte leur nom, le Haut-Brion. C’est à Marseille que s’établirent les ancêtres de Marcel Brion. Il tenait beaucoup, surtout vers la fin de sa vie, à cette ascendance irlandaise et se montrait très fier d’être chaque année invité le 17 mars, à la fête nationale de la Saint-Patrick. Breton d’Armorique, je me trouve donc des affinités naturelles avec lui.
Nous avons une autre chose en commun, assez singulière pour que j’en fasse état : nous fûmes tous deux avocats et, à la suite des hasards de la guerre en ce qui me concerne, inscrits au même barreau, celui de Marseille ! Notre carrière juridique dans la cité phocéenne ne fut pas des plus brillantes, ni pour l’un ni pour l’autre, et nous devions tous deux y mettre une fin assez rapide.
André Gide assure que les produits de croisement sont les plus remarquables : l’origine de Marcel Brion vient à l’appui de cette thèse, car si son père avait une origine celtique, sa mère était provençale. C’était une femme d’une grande culture, qui relisait chaque année Guerre et Paix dans sa traduction anglaise qu’elle trouvait supérieure à la traduction française. Passionnée d’art, elle emmena son fils en Italie dès l’âge de cinq ans et plusieurs fois par la suite. Elle aimait aussi beaucoup le cinéma, passion assez rare à son époque et que les téléspectateurs de FR 3 qui aiment voir de vieux films savent qu’elle a transmise à son petit-fils Patrick Brion.
Comme tous les enfants, le jeune Marcel était amoureux de cartes et d’estampes, et en particulier de vieilles gravures naïves représentant des ascensions des Alpes. « La nostalgie que je garde de ces hautaines montagnes, accessibles seulement à ma rêverie et à mon désir, écrit-il quelque part ; le lieu du culte secret que, dès l’enfance, j’ai voué aux plus beaux et aux plus majestueux des dieux élémentaires (...), aucune vicissitude de ma vie n’en a jamais atténué et altéré l’authentique piété. »
Il devait bientôt contempler ces montagnes admirées dans les livres de son enfance.
Les parents de Marcel Brion étaient tous deux musiciens. Dans Les Vaines Montagnes, il se décrit petit garçon émerveillé par les concerts de musique de chambre donnés dans le salon de musique de ses parents. Ce salon était couvert de glaces décorées de guirlandes rococo en stuc. Assis dans un petit fauteuil à motifs chinois laqué noir et or, l’enfant écoutait quatuors et trios. Ces pages charmantes rejoignent l’une des plus jolies nouvelles de l’écrivain, La Capitane, où l’on voit l’enfant captivé par un papier peint du salon représentant un port et un vaisseau de haut bord prêt à prendre le large. La nuit, il revient l’admirer et s’aperçoit que le navire a disparu. C’est chaque nuit que la capitane largue ses amarres pour revenir au petit matin, jusqu’à certain soir où l’enfant monte à son bord pour un voyage qui n’aura pas de fin.
Marcel Brion a été ce petit garçon rêvant de prendre le large sur le bateau, comme il a été le petit garçon amoureux des platanes de la terrasse, devant la maison de campagne, dont les branches venaient balayer les fenêtres de sa chambre. « Un enfant est le roi du monde. » Les sensations, les souvenirs heureux accumulés par le jeune Marcel l’ont accompagné toute sa vie et je pense que, par bien des côtés, au témoignage de ses intimes, il avait gardé jusque dans son grand âge la fraîcheur et l’enthousiasme d’un enfant. Parce qu’il fut un être pudique, voire secret, qui a toujours évité de se mettre dans ses ouvrages, la tentation est grande — et j’y succomberai plus d’une fois — d’interpréter certains textes d’un accent plus personnel et d’y voir des aveux déguisés. Comment ne pas se dire, en lisant les premières lignes de sa remarquable biographie de Léonard de Vinci, que c’est le portrait de sa propre enfance provençale que faisait Marcel Brion ? « Un enfant est le roi du monde. La montagne, les prairies, le jardin l’attirent tour à tour. Lorsqu’il a quitté la solitude un peu inquiétante de la forêt, il retrouve la familiarité charmante de l’oliveraie, de la vigne, des cyprès et des figuiers. Personne ne se soucie de contraindre sa fantaisie ou sa curiosité : il va où bon lui semble dans cet espace libre où tout lui est amical, les plantes, les bêtes, les roches, le ciel, les fontaines, les ruisseaux (...). Appétit de jouir et appétit de connaître se fondent en lui, le poussent simultanément à la possession des choses (...). Aucune limite ne sera mise à sa faim : les limites du monde seul seront les limites de son assouvissement. »
Dès l’âge de huit ans, ses parents qui voulaient pour leur fils une éducation catholique le mirent pensionnaire au collège de Champittet, près de Lausanne, tenu par des dominicains. Je ne sais pas si c’est le fait d’être un homo horizontalis qui m’a rendu si pénible mon internement dans un collège breton. Tout au contraire, Marcel Brion devait garder de ses années d’études à Champittet un souvenir émerveillé. Il est vrai que ce collège, avec ses terrains de sport, ses tennis, son parc, son sous-bois, dans l’un des plus beaux paysages du monde, au bord du lac Léman surplombé par les hautes montagnes des Alpes, est un lieu privilégié.
L’éducation que reçut le jeune Marcel l’a fait vivre dans l’exaltation de la foi catholique. Il a aimé le chant grégorien, les méditations solitaires dans le silence de la chapelle, le parfum entêtant des fleurs mêlé à celui de l’encens. Un rayon de soleil à travers un vitrail l’a frappé au cœur par sa beauté. Il n’est pas surprenant qu’il ait tant admiré les tableaux mystiques de Caspar David Friedrich. Son Dieu a été celui de Pascal, le Dieu « sensible au cœur ».
Il raconte son amitié exaltée pour l’un de ses camarades dont la voix à la chapelle le bouleversait. Il s’appelait Niccolo et le jeune Marcel l’admirait au point d’avoir imité sa claudication. On retrouve le nom de Niccolo dans une nouvelle, L’Orgue de verre. C’est un castrat dont la voix s’élève dans la nuit, dans un jardin secret au bord d’un étang, jusqu’à ce que le son d’un orgue de verre installé dans un pavillon, lui fasse concurrence. Désespéré de ne pouvoir égaler la musique sublime de l’instrument, Niccolo, après une fausse note, se précipite dans l’étang pour y trouver la mort.
Les joies que Marcel Brion a trouvées dans son collège n’étaient pas seulement d’ordre esthétique. La vie qu’il y a menée, il la voyait à la fois « spartiate » (grâce aux sports, en particulier le football) et « athénienne » (par les bienfaits de la culture). « Je me gavais de grec », a-t-il écrit. Même, il avait commencé une collection de timbres de la Grèce. Il n’est pas impossible que son engagement pour l’expédition des Dardanelles, au cours de la Première Guerre mondiale, soit dû en partie à ses réminiscences littéraires. « Je croyais voir brûler Troie », devait-il dire devant un incendie provoqué par les combats.
Dans un ouvrage où il semble qu’il se livre plus qu’ailleurs, Un enfant de la terre et du ciel, Marcel Brion raconte un évanouissement qui le saisit, un matin, à la chapelle. Quand il revint à lui, il connut un moment de bonheur ineffable ; contre sa joue, il sentait la fraîcheur du genou d’un camarade ; il se sentait renaître à la vie. Le souvenir de ce moment revient tout au long du livre, comme un leitmotiv, et l’on devine que ce sont des moments d’extase comme celui-là que l’écrivain s’est efforcé de revivre tout au long de sa vie. « Ah ! s’écrie-t-il, mes cinq sens, que de joies je vous dois ! » On est frappé par les dispositions voluptueuses de sa nature. Il a goûté à plein les choses bonnes et belles de la vie, les arbres, les fleurs et les fruits ; il s’est enivré de parfums, car s’il fut un grand visuel, les sensations olfactives ne sont pas moins nombreuses dans son œuvre. Catholique fervent, il n’en fut pas moins sensualiste. Il en convient et se dit attaché à ce qu’on appellerait, pour lui déplaire, une « sensibilité païenne », qui lui fait aimer les Éléments d’une piété sans restrictions.
C’est à Champittet qu’il s’est donné une belle devise : Ardendo cresco, « Je m’accrois en brûlant », devise à laquelle il devait rester fidèle et qui caractérise aussi bien sa morale que son art.
C’est aussi, je pense, dans son collège qu’il a fait connaissance avec les anges. Car il a cru aux anges comme aux fantômes — et il existe bien un lien de parenté entre ces êtres à mi-chemin de la terre et du ciel. Je crois, en vérité, que Marcel Brion aurait pu reprendre à son compte la belle phrase de Saint-Exupéry : « Je suis de mon enfance comme d’un pays. » Il aurait pu ajouter : « Je suis de mon enfance comme de mon collège. »
À la fin de sa vie, au cours d’un voyage en Suisse, l’écrivain a voulu revoir son collège. « Sa joie, m’a dit Madame Marcel Brion qui l’accompagnait, était bouleversante. Il revoyait les terrains de jeu, le bois où il s’égarait, il reconnaissait les arbres qu’il avait aimés et en touchait l’écorce dans un geste d’amitié. Son bonheur était tel que je ne pus m’empêcher de me dire que sa fin était peut-être proche » — et, en effet, elle eut lieu quelques semaines après cette dernière visite à son lac bien-aimé, à ses montagnes, aux arbres de son enfance, à tout ce qui avait composé une féerie dont il devait rester enchanté toute sa vie.
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Marcel Brion avait dix-neuf ans quand l’Europe se précipita dans sa première guerre civile, qui devait durer quatre ans. Il s’engagea aussitôt. Ici se place un incident que notre confrère René Huyghe a déjà mentionné en accueillant son ami sous cette Coupole, mais que je ne résiste pas au plaisir de rappeler à mon tour. Versé dans un peloton d’élèves officiers, Marcel Brion s’y trouva en compagnie d’un camarade plus âgé qui se nommait Guillaume de Kostrowitsky. Il ignorait que c’était là le vrai nom d’un poète qu’il admirait et c’est tout juste s’il ne reprocha pas à Apollinaire de ne pas lui avoir révélé tout de suite son identité. Les deux camarades furent l’un et l’autre recalés à l’examen de sortie et pour la même raison : leurs copies de français furent jugées détestables. Le colonel qui le leur dit précisa que leurs aptitudes militaires étaient satisfaisantes, mais leur français nul. Je me demande ce que le poète et le futur académicien avaient pu écrire sur l’étrange sujet proposé : « L’eau », pour s’attirer pareil jugement de l’autorité militaire.
Apollinaire, on le sait, fut versé dans l’artillerie. J’ai dit que Marcel Brion fut volontaire pour l’expédition des Dardanelles. Agent de liaison entre les troupes françaises et anglaises, il eut au feu une conduite héroïque qui lui valut la Légion d’honneur et la médaille des Dardanelles. Il était au côté du général Gouraud quand celui-ci eut un bras arraché par un éclat d’obus. Marcel Brion fut rapatrié mourant, au point que son nom avait été rayé des rôles et qu’aucune nourriture n’était prévue pour lui sur le bateau. À l’arrivée à Marseille, on s’étonna qu’il fût encore vivant. Il devait garder toute sa vie des séquelles de cette épreuve.
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J’ai pensé que si l’auteur du Romantisme allemand devait montrer plus tard une sympathie particulière pour le poète et musicologue Wakenroder, mort jeune, c’est parce que nés tous deux dans des familles d’hommes de loi, ils furent plus ou moins contraints pour plaire à leur père de faire des études juridiques, pour lesquelles ils n’avaient pas de goût particulier. Ce fut le cas de Marcel Brion. Après sa licence et quatre années de barreau, il quitte définitivement la robe et commence une vie de voyages et d’études qui devait le mener aux quatre coins de l’Europe et en Égypte.
Messieurs, il m’est arrivé assez souvent de rencontrer Marcel Brion, rue de l’Université ou rue des Saints-Pères, se dirigeant le jeudi vers le quai Conti. Je le vois vêtu d’un loden couleur d’automne, coiffé d’un chapeau tyrolien. Il avait l’air de déboucher de l’orée d’une forêt ou d’un sentier de montagne, et je ne suis pas sûr, tant était puissante son imagination, qu’il ne se fût pas cru entouré de sapins et de bouleaux. Il aimait les arbres au point d’étreindre leurs troncs rugueux, comme je l’ai entendu, un matin, le confier à la radio. Lui qui croyait à la métempsycose, c’est en arbre et seulement en arbre qu’il a pu être changé !
Ce promeneur parisien à l’allure de montagnard avait été, cinquante ans plus tôt, un jeune voyageur parcourant l’Europe avec deux valises, s’arrêtant à sa fantaisie dans une auberge au bord d’un lac d’Autriche ou de Bavière, comme le voyageur de La Folie Céladon. Ou bien encore, comme le héros d’un autre de ses romans, De l’autre côté de la forêt, s’installant dans une grande maison prêtée par des amis, y faisant la connaissance de fantômes, se promenant dans le jardin et la hêtraie au bord d’un lac environné de brumes, se reposant dans la folie bâtie au fond d’un parc solitaire et glacé... Ou bien encore parcourant les calle de Venise, une nuit d’hiver, à la recherche d’un théâtre populaire... Il a été ce jeune homme romantique frappé par la beauté d’une jeune fille, troublé par des présences invisibles, tel cet Henri le Vert du roman de Gottfried Keller qui reverdit à chaque période heureuse de sa vie. Comme tout héros romantique, il a été, lui aussi, un « jeune homme vert » et on le voit à Munich, à Dublin, à Londres et surtout dans sa chère Venise, lancé à la découverte du monde et de soi-même.
On rêve devant une telle vie de voyages et d’études (car ce voyageur commence à écrire ; il n’hésite pas à se rendre à Séville pour y consulter les archives des Indes, à seule fin d’écrire une vie de Bartolomé de Las Casas que lui a commandée Jacques Maritain) — on rêve devant cette vie que Marcel Brion a menée pendant quinze ans et qui n’est plus possible aujourd’hui.
Son activité littéraire, pendant ces années d’apprentissage, c’est d’abord celle d’un critique qui s’applique à faire connaître en France les écrivains étrangers qu’il découvre. Il rencontre quelques-uns d’entre eux : Joyce qui se promène dans les rues de Paris, un peu gris, se chantonnant une chanson à la mode ; Thomas Mann, de retour d’un séjour à Venise... Il fut de l’équipe de fondation des Cahiers du Sud, qui publiera des textes des meilleurs écrivains. C’est ici le lieu de souligner le rôle important qu’a joué Marcel Brion comme découvreur d’auteurs étrangers, Italo Svevo, Buzzati, Hugo von Hoffmannsthal et beaucoup d’autres... Rôle qu’il a tenu longtemps avant la guerre dans les Nouvelles Littéraires et, après la guerre, dans sa chronique du Monde et dans la Revue des deux mondes.
Un préjugé, qui a la vie dure, veut que la littérature française soit fermée sur elle-même, ignorante des littératures étrangères. L’œuvre de Marcel Brion est un démenti infligé à ce préjugé. Or, son cas n’est pas le seul. Je suis fier d’occuper le fauteuil qui fut aussi celui d’Edmond Jaloux, très averti des littératures d’au-delà des monts et des fleuves. Et ce fut aussi le fauteuil de Voltaire, passionné de choses anglaises et qui s’est inspiré des premières traductions de Shakespeare pour adapter ses drames à la scène française. Ce n’est pas son plus grand titre de gloire, mais c’est bien le signe qu’au temps de l’Europe française le plus célèbre de ses écrivains savait regarder au-delà des frontières du royaume. Marcel Brion a été leur digne continuateur.
De par sa naissance, Marcel Brion se trouvait placé à la frontière de deux mondes. L’Italie et le génie latin l’attirent. Mais il n’est pas moins séduit par la forêt allemande et les brumes du nord. Il va concilier ces deux postulations simultanées, l’une vers le midi, l’autre vers le nord, et, par des travaux considérables, il leur donne tour à tour sa préférence. C’est en Goethe, ayant subi la double et complémentaire tentation, qu’il trouve un cerveau congénère et il lui consacre une biographie. Il écrit aussi des ouvrages importants sur Botticelli et Giotto, Laurent le Magnifique, Machiavel, sur les Borgia, Michel-Ange. Se tournant vers les ennemis de la romanité, ceux que l’Antiquité appelait les Barbares et dont les vagues successives sont venues se fondre dans la Méditerranée pour élaborer l’Europe dans sa richesse, il écrit des vies d’Attila, d’Alaric, de Théodoric, roi des Ostrogoths, et une Vie des Huns.
À ces études des forces anciennes qui ont modifié l’Occident, se rattache tout naturellement l’étude du romantisme allemand qui s’en est inspiré et les a, d’une certaine manière, sublimées. Les quatre volumes que Marcel Brion a consacrés aux deux grands mouvements du romantisme germanique, et qui le mènent de Kleist à Tieck, à Novalis, à Caroline de Günderode, à Hoffmann, Brentano et Jean-Paul, sont des ouvrages définitifs. Auprès de ces poètes et romanciers, Marcel Brion a trouvé des esprits qui avaient pris pour mot d’ordre la phrase de Hamlet, qu’il fera sienne : « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que notre philosophie ne peut en concevoir. » Contrairement au romantisme français qui devait lui succéder, le romantisme allemand a été une révolte moins contre le classicisme que contre le rationalisme. Il est né d’une insatisfaction devant le réel, accompagnée d’une tentative pour le dépasser par la poésie et par le rêve. Telle fut bien la démarche de Marcel Brion qui semble s’être abstenu de tout commentaire sur la marche du monde et sur la politique. En pleine Seconde Guerre mondiale, et en dépit des souffrances qu’il a connues alors et de sa courageuse retraite sur l’Aventin, il écrit des contes fantastiques. C’est dans le rêve qu’il trouve son refuge, le rêve qui a été pour lui, comme pour Jean-Paul, « le meilleur, le plus efficace des " artifices magiques " en vue de réveiller le sens de l’illimité » (Maxime Alexandre).
La somme de connaissances rassemblée dans ces biographies, ces essais sur la littérature et la peinture — et je n’aurai garde d’oublier les textes sur la musique et l’admirable ouvrage sur Schumann et l’âme romantique — est impressionnante. Et pourtant ce n’est pas tant par ces volumes de haute culture que Marcel Brion s’est acquis une place bien à lui dans la littérature française contemporaine, mais par ses nouvelles fantastiques et certains de ses romans.
Plusieurs ont été écrits au cours des années où les surréalistes occupaient le devant de la scène littéraire. Mais ses voyages hors de France, son indépendance farouche, son peu de goût à se mêler à la « foire sur la place », ont empêché Marcel Brion de participer aux combats et aux victoires du mouvement. C’est pourtant lui qui a écrit les textes qui illustrent avec le plus de brio certaines théories des surréalistes sur le peu de réalité et sur les puissances du rêve.
Même, on peut avancer qu’il a pratiqué une certaine forme d’écriture automatique, dans la mesure où il affirme avoir écrit nouvelles et romans sous l’emprise d’une force qu’il subissait mais se refusait à solliciter et à contrôler. Les histoires se présentaient à lui comme des rêves éveillés dans lesquels il se sentait entraîné. « Seul l’inconscient fonctionne quand je les écris », a-t-il confié. Et il déclare — assertion qui aurait dû lui concilier les écrivains du groupe — : « Tout est réel, tout est surréel. Tout est ici. Tout est là-bas. »
Il y a dans toute œuvre d’écrivain — surtout quand elle est aussi abondante que celle de Marcel Brion — une part divine, irremplaçable, celle où il a fait entendre sa musique personnelle qui, avec un peu de chance, sera entendue longtemps après lui. Ce n’est ni l’ambition avouée de l’œuvre, ni son succès du vivant de son auteur qui peuvent assurer la pérennité de cette musique personnelle. Ce n’est parfois qu’un filet de voix, venu d’une œuvre considérée comme mineure, mais qui sera toujours entendu et réjouira des générations de lecteurs. La voix de Marcel Brion fait songer à celle de Charles Nodier ou de Mérimée. Je crois qu’on relira encore dans de nombreuses années des nouvelles comme Le Théâtre des esprits, Le Maréchal de la peur, La Fenêtre, Les Rennes, Les Eaux mortes, et bien d’autres encore. Ces nouvelles resteront comme certains contes d’Edgar Poe, comme des nouvelles de Henry James, comme La Vénus d’Ille, les contes de Kafka.
Certes, il y a une unité puissante dans l’œuvre tout entière. Marcel Brion croyait à l’unité des arts comme les romantiques allemands qui ont témoigné de l’identité essentielle entre la poésie, la musique et les arts plastiques confondus dans une conception religieuse de la nature. Avec Marcel Schneider, je crois qu’il y a de l’arbitraire à distinguer l’auteur du Goethe et du Schumann, qui a disserté sur L’Art Abstrait et L’Art fantastique, de l’auteur de nouvelles où l’étrange et le merveilleux se combinent en de subtiles variations : « On y reconnaît la curiosité d’un même esprit et les manifestations d’une même sensibilité. »
Affirmée cette unité, je me risque toutefois à élire les nouvelles : sans doute certaines d’entre elles trouvent-elles leur source dans des travaux d’érudition ou la contemplation des arts plastiques. Je pense que, dans « le lied ininterrompu » qu’est l’œuvre de Marcel Brion, il y a des morceaux inspirés, et que ce sont ceux-là qui sont assurés de durer.
Et d’abord, pourquoi ces contes ? Qu’est-ce qui a poussé Marcel Brion à les écrire ? Il nous l’a dit : il n’était pas maître de ne pas le faire. Ces histoires s’imposaient à lui « comme une fatalité », avec l’obligation de les transcrire telles qu’il les avait vues — ou plutôt « vécues ».
Faut-il voir dans le fantastique un recours contre le matérialisme, une tentative parallèle à celle de la religion pour « échapper au monde de fausseté ou de mort qui nous entoure... » ? Charles Nodier le notait déjà : « Pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d’abord se faire croire et une condition indispensable pour se faire croire, c’est de croire. »
C’était l’avis de Marcel Brion qui dit, à propos des fantômes d’Hokusai : « On ne crée que cela à quoi l’on croit. »
Si l’on descend des hauteurs de la métaphysique, d’où certains ont voulu voir dans le fantastique une exploration de l’espace du dedans ayant « partie liée avec l’angoisse de vivre et l’espoir de salut » (Marcel Schneider), il est possible d’en donner une définition plus simple, qui rende compte de ses pouvoirs sur l’imagination et la sensibilité. Le fantastique, c’est ce qui ne s’explique pas. Il concerne le monde de tous les jours — qui tout à coup se fissure —, l’homme dans son état normal — qui malgré lui perd pied —, les choses les plus rassurantes — qui, sans qu’on sache pourquoi, délibérément deviennent étranges et hostiles. Il apparaît comme « une rupture de la cohérence universelle ». Rupture ou fissure dans le monde quotidien — lequel doit être en pleine lumière, décrit avec une minutie extrême. Il suffit alors de la moindre infraction aux lois naturelles et rassurantes pour que surgisse le fantastique.
Les nouvelles de Marcel Brion sont des « bals masqués » réussis. On peut distinguer entre elles des parentés, une même source d’inspiration. Les unes, comme Les Rennes, partent d’un souvenir d’enfance : la croyance au Père Noël qui vient en traîneau tiré par des rennes. Ou encore Le Maréchal de la peur, inspiré peut-être par les soldats de plomb avec lesquels jouait l’enfant. D’autres semblent avoir pour point de départ un tableau : Les Escales de la haute nuit débute par la description d’une gare en pleine nuit qui évoque irrésistiblement une toile du peintre Delvaux, tandis que l’extraordinaire vision de La Rue perdue, que le narrateur aperçoit à travers les échafaudages et après avoir grimpé escalier et échelles, fait penser aux prodigieuses géométries des dessins de Piranèse.
Les personnages favoris de ces histoires sont étranges ou grotesques : un castrat, des nains, des clowns, les mauvais acteurs du Théâtre des Esprits, des marionnettes, des automates... Les lieux privilégiés où ils se produisent sont les théâtres aux somptueux rideaux de scène rouge et or, les foires, les jardins pleins d’ombres, les bouges...
Certaines configurations d’éléments et de couleurs réapparaissent dans l’œuvre et en constituent de véritables clés. Des quatre éléments traditionnels, c’est à l’eau et au feu qu’il donne une place prépondérante. Il aime les villes découpées par des canaux comme Venise et Amsterdam. L’eau est susceptible des valorisations les plus diverses. Elle est associée à la mort, et l’on voit dans l’œuvre plusieurs noyés. « L’eau mêlée de nuit, dit Bachelard, est un remords ancien qui ne veut pas mourir. »
Le feu libère des servitudes de la vie. La mort par les flammes est une délivrance. Rappelons-nous la devise que Marcel Brion s’était choisie : Ardendo cresco, « Je m’accrois en brûlant ». C’est le feu qui détruit la folie Céladon élevée au milieu d’une île, et les personnages qui s’y trouvent périssent dans les flammes. C’est le feu qui détruit les marionnettes de Lorimer White, qui consume le théâtre ou un mauvais violoniste joue la Sonate du feu. Le feu détruit la matière et la transmue en esprit. « L’amour, la mort et le feu, dit Bachelard, sont unis dans un même instant. Par son sacrifice dans le cœur de la flamme, l’éphémère nous donne une leçon d’éternité. »
L’étude des couleurs dans le monde de Marcel Brion ne serait pas moins importante pour en cerner les contours, car les couleurs — le rouge, le rose et le bleu, couleurs dominantes du chromatisme brionien — possèdent une fonction symbolique et même magique.
Et il faudrait aussi — mais je n’espère pas épuiser les richesses de ce monde singulier — signaler l’importance des pierres précieuses, des tapis et, en général, des objets de prix.
Messieurs, le monde de Marcel Brion est l’un des plus originaux de la littérature contemporaine. Son œuvre est exemplaire ; sa vie ne l’est pas moins. Ce fut une vie merveilleusement équilibrée. La première partie est consacrée à des voyages de formation qui sont aussi des voyages initiatiques, et elle a duré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La seconde partie est toute remplie de joies familiales et de travaux. Marcel Brion se marie, fonde une famille, a des enfants et il aura vécu assez longtemps pour pratiquer l’art d’être grand-père. Il a eu la chance d’avoir une compagne qui poursuivait de son côté des travaux remarquables dans un domaine qui lui était proche : celui de l’esthétique. Quelle plus belle harmonie que celle de ce couple adonné à des travaux parallèles sur la peinture et sur l’art ! Madame Marcel Brion était digne de partager cette seconde partie de la vie de l’écrivain, la plus féconde, elle qui a signé des ouvrages de premier plan sur Cézanne et sur l’esthétique, et qui dirige des travaux importants au C.N.R.S. où elle est directeur de recherche.
Les honneurs qui sont venus couronner cette vie si bien remplie lui ont donné un éclat dont l’extrême modestie de Marcel Brion la privait jusque-là. C’est vous, Messieurs, qui l’avez reconnu. Dans une époque bouleversée par les guerres et les révolutions, qu’il n’a pas traversées sans angoisse, il s’est réfugié dans le rêve. Marcel Brion aura mené une vie riche de toutes les puissances de l’amour, de la poésie et du travail.
Il appartient à une génération qui a été doublement sacrifiée au cours de deux guerres mondiales. Tous les Français qui ont traversé ces épreuves ont souffert dans leur esprit et dans leur cœur, souvent — et ce fut le cas de Marcel Brion — dans leur chair. Mais il y a des Français qui ont souffert plus que d’autres, en ce que leurs aspirations, leurs espoirs, les fondements mêmes de leur culture, ont été atteints par ces conflits.
J’imagine quelle a été la souffrance de Marcel Brion, qui avait élu dans l’Allemagne sa patrie culturelle, quand il a vu une autre Allemagne déferler sur l’Europe, assujettir les nations les unes après les autres, tenter l’extermination de tout un peuple. L’amoureux de l’Allemagne romantique recevait un démenti tragique à ses sympathies les plus chères.
J’ai dit avec quelle dignité il refusa les offres de service de l’occupant et préféra une retraite dans la gêne. Un moment vint, au plus fort du conflit, où il lui devint impossible d’écrire. Il se lança alors dans l’étude d’une langue, le danois, lui qui en possédait déjà cinq ou six, à seule fin de traduire le poète Jacobsen.
Marcel Brion aura vu s’esquisser cette Europe qu’il appelait de ses vœux. Il avait vécu dans ses grandes villes et ses villages perdus d’Autriche et d’Italie. Il aimait d’un amour égal un jardin d’Andalousie et un jardin sur la colline de Fiesole ; il aimait un parc en Bavière avec sa roseraie, son pavillon chinois, comme il aimait sa maison d’Yvillers. S’il avait une préférence pour les arbres du nord, sapins, mélèzes et bouleaux, il n’avait pas oublié les platanes de son enfance ; et enfin il chérissait son lac, le cher lac Léman, au cœur de l’Europe. En Europe, Marcel Brion était partout chez lui.
C’est la grande leçon qu’il nous donne. Il nous offre la figure d’un homme de haute culture qui a su harmoniser en lui des traditions différentes, un modèle vers lequel doivent tendre tous ceux qui se refusent à désespérer de l’avenir de ce petit cap du continent asiatique où il nous faut vivre. En vérité, Messieurs, par sa vie et par son œuvre, Marcel Brion fut un grand Européen.